Recensé : Samuel Moyn, Andrew Sartori (dir.), Global Intellectual History, New York, NY : Columbia University Press, 2013, 342 p.
L’histoire intellectuelle européenne a souffert depuis longtemps d’un eurocentrisme plus ou moins assumé. À l’époque coloniale, cela faisait partie d’une logique civilisatrice et impériale : les connaissances européennes valaient naturellement plus que les connaissances « indigènes ». Mais, même après la décolonisation, la plupart des historiens des idées ont préféré continuer à réfléchir avec des concepts profondément marqués par l’histoire européenne, tels que le « constitutionnalisme » ou le « libéralisme ». L’élargissement géographique de l’histoire intellectuelle à l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine n’a pas forcément entraîné un changement de perspective : les études sur le libéralisme en Inde, par exemple, prennent toujours comme point de départ un concept européen, même si celui-ci a été retravaillé et manipulé par des acteurs extérieurs au Vieux Continent [1].
Cependant, l’histoire des idées n’a pas pu résister à la vague globalisante qui s’est répandue au sein des universités anglo-américaines. Les approches « globales », « mondiales » et « transnationales » sont aujourd’hui particulièrement prisées dans les départements d’histoire, ainsi que par les éditeurs et les organismes de financement de la recherche. Même les universités françaises – qui se sont montrées parfois très hostiles au tournant global et aux études postcoloniales – demandent de plus en plus aux doctorants et aux chercheurs de développer des méthodes transnationales. Comment donc réconcilier cette nouvelle tendance globale avec l’histoire des idées (qui elle-même a été très marginalisée dans les universités françaises) ? Voici la question qui sous-tend le livre stimulant et ambitieux coordonné par Samuel Moyn et Andrew Sartori.
Cet ouvrage collectif est né d’un colloque tenu à New York en 2010. Il en résulte que neuf des treize contributions sont rédigées par des chercheurs de Columbia University ou New York University. On peut regretter qu’un ouvrage qui se prétende véritablement « global » soit à ce point construit autour de réseaux new-yorkais, mais la grande variété des approches et des cas traités permet néanmoins d’aborder le sujet par de multiples perspectives. Les contributions s’étalent sur plusieurs siècles – allant d’Ibn Khaldun à l’histoire du néolibéralisme – et témoignent de la grande diversité des travaux en cours dans le domaine de l’histoire intellectuelle aujourd’hui. D’ailleurs, on a parfois l’impression que Moyn et Sartori ont surtout voulu mettre en avant des recherches innovantes, plutôt que de bâtir un véritable programme méthodologique. « L’histoire intellectuelle globale » – si elle existe déjà – peut donc donner l’impression d’un manque de cohérence. Mais cela n’enlève rien à la démarche : les historiens des idées ne peuvent plus rester à l’écart du tournant global, quand bien même cette « mondialisation » resterait à définir.
Une méthodologie en construction
Pour Moyn et Sartori, il s’agit de « montrer la gamme de possibilités qui existent à ce moment-charnière dans le développement d’une histoire intellectuelle qui s’étend sur une espace géographique bien plus large qu’auparavant » (p. 4). A priori, cette définition semble accorder une primauté aux critères géographiques : afin de devenir globale, l’histoire intellectuelle devra s’élaborer à l’échelle transnationale ou mondiale. Toutefois, les deux auteurs se montrent sensibles, dans leur introduction, à d’autres théories. Ils font notamment référence à l’idée d’une « histoire universelle », à la question de l’avènement de la « modernité » et de la mondialisation, ou au rôle des intermédiaires et de la traduction dans la circulation des idées.
L’ouvrage se compose de trois types d’interventions différents : des propositions théoriques, des études de cas et des analyses critiques. La première catégorie comprend le chapitre de Siep Stuurman sur la conceptualisation de la frontière entre populations sédentaires et nomades dans les écrits d’Hérodote, Sima Qian et Ibn Khaldun ; celui de Sheldon Pollock sur la circulation du sanskrit dans l’Inde « prémoderne » ; l’analyse par Sartori de « l’économie politique » et sa relation avec l’histoire intellectuelle globale ; et un chapitre dans lequel Duncan Bell incite les historiens à prendre au sérieux, non seulement les phénomènes « mondiaux », mais aussi les pratiques qui ont pour but de « refaçonner le monde » (world-making practices). Tout en étant très différents, ces quatre chapitres partagent une commune envie de repenser l’histoire intellectuelle globale en partant d’un ou plusieurs concepts universels comme, par exemple, la notion de « l’humanité en commun » (common humanity) ou bien la circulation du « capital ». Chaque auteur propose ainsi de nouvelles perspectives sur l’histoire intellectuelle dans un contexte mondial. Pour la plupart, il s’agit là de pistes prometteuses et originales.
La deuxième catégorie de textes se compose d’études de cas. On retrouve ici plusieurs chapitres, dont celui de Christopher L. Hill sur la traduction de certain mots-clés de la culture politique européenne (« société », « civilisation », etc.) en langue japonaise à la fin du XIXe siècle ; celui de Cemil Aydin sur l’idée du « monde musulman » au XIXe siècle ; ou encore celui de Mamadou Diouf et Jinny Prais sur les intellectuels africains et afro-américains au XXe siècle. À la différence des propositions plus théoriques, les études de cas partent d’un exemple précis pour ensuite montrer comment une méthode globale peut enrichir notre perspective. Cependant, elles sont moins percutantes que les chapitres théoriques, car elles s’attachent principalement à retrouver les voix « subalternes » qui s’exprimèrent face aux idéologies occidentales dominantes. Ce travail est bien sûr crucial pour une meilleure compréhension de l’histoire intellectuelle, mais reste dans la droite ligne des approches « postcoloniales » qui ont été largement développées dans le monde anglo-américain depuis trente ans. Parfois brillantes, ces études de cas n’offrent cependant pas de véritables perspectives pour une reconceptualisation en profondeur de la discipline.
Enfin, l’ouvrage contient plusieurs analyses critiques de l’histoire intellectuelle globale, dont deux conclusions rédigées par les historiens Frederick Cooper et Sudipta Kaviraj, ainsi qu’un chapitre de Moyn sur la « non-mondialisation » (« non-globalisation ») des idées. Cette présence de voix dissonantes permet au lecteur d’apprécier pleinement, d’un côté, l’originalité d’une méthodologie globale et, de l’autre, les difficultés, problèmes et tensions qu’elle soulève. Cooper, par exemple, déjà bien connu pour sa critique du tournant global en histoire, profite de sa conclusion pour mettre l’histoire intellectuelle en garde contre toute tentation « globalisante » vide de sens. De même, le chapitre de Moyn nous rappelle que l’ambition globale d’une idée ne suffit pas à garantir sa mondialisation. En restant dans la ligne de ses travaux précédents sur les droits de l’homme, l’historien montre comment, après la Deuxième Guerre mondiale et jusque dans les années 1980, un mouvement résolument anti-globalisant de souveraineté nationale et d’autodétermination a pris le pas sur l’idée « universelle » des droits de l’homme – un échec qui montre clairement que la « non-mondialisation » peut être un phénomène aussi puissant que la mondialisation.
Qu’est-ce qu’une perspective vraiment « globale » ?
Que reste-t-il de l’histoire intellectuelle après ce tour d’horizon prometteur ? Peut-on vraiment parler d’une nouvelle approche « globale » ? Cet ouvrage soigné et hétérogène invite à répondre par l’affirmative. Néanmoins quelques doutes persistent quant à l’originalité et la portée du projet de Moyn et Sartori. Deux problèmes, en particulier, me paraissent insuffisamment abordés.
Premièrement, l’ouvrage révèle une incapacité à sortir d’un cadre théorique toujours lourdement influencé par certains concepts de la pensée occidentale, tels que la « modernité », le « capitalisme » ou l’« impérialisme ». Pourtant, une histoire intellectuelle dite « globale » devrait commencer par une réorientation conceptuelle ; il ne suffit pas de « globaliser » la discipline, il faut repenser en profondeur ses repères et ses grilles d’analyses. Il est frappant de constater que ce sont souvent les historiens de la période moderne, bien plus que les historiens de la période contemporaine, qui élaborent les catégories les plus originales, comme par exemple l’idée d’une common humanity dans le chapitre de Stuurman. Il faudrait suivre cette démarche, y compris pour les périodes les plus récentes : il aurait ainsi été intéressant de voir l’idée de common humanity appliquée à l’histoire des droits de l’homme (Moyn) ou à celle des perceptions de l’infériorité de la culture noire (Diouf et Prais).
Cette réorientation de la discipline pourrait également se faire au travers de concepts issus d’autres disciplines. On pense notamment à l’idée d’ « appartenance » (belonging) – un concept clé en anthropologie, qui sert à décrire les façons dont les hommes conçoivent le vivre-ensemble, aussi bien en petits groupes qu’en société. Étant donné sa polyvalence, l’idée d’appartenance serait donc une grille d’analyse idéale, d’autant que la plupart des chapitres se penchent déjà sur des questions de ce type – appartenance à une communauté (Stuurman), à un mouvement politique (Bakhle), à un empire (Smith), à une religion (Aydin), à une nation (Hill, Bakhle), ou à une race (Diouf et Prais). Pourquoi donc ne pas élaborer une histoire intellectuelle globale qui serait construite autour de l’idée d’appartenance, et des conséquences qui en découlent pour la création et la circulation des idées ? Non seulement, une telle démarche ne serait pas limitée à une période (en l’occurrence la période contemporaine), mais elle rendrait possible des comparaisons souples et nuancées, et permettrait aux historiens de s’émanciper d’un langage conceptuel encore trop marqué par les grandes lignes de la pensée « occidentale ».
Le deuxième problème relève du domaine des acteurs étudiés. Hormis Smith, qui entreprend de reconstruire les idées d’un acteur « intermédiaire » tahitien, les autres contributeurs se focalisent de manière écrasante sur la figure de l’intellectuel au sens classique du terme. L’acteur prééminent de cet ouvrage est toujours un membre de l’élite, disposant d’une maîtrise exceptionnelle de l’écrit. On comprend certes que l’histoire intellectuelle traditionnelle se soit attachée à la transmission écrite, mais l’élargissement du cadre géographique de son étude doit aussi entraîner un élargissement parallèle de son champ sociologique. Pour qu’elle soit véritablement globale, il faudrait que l’histoire intellectuelle prenne en compte des acteurs « marginaux », ainsi que d’autres formes de transmission et de communication, orale ou symbolique. Pour ne citer qu’un exemple, une histoire intellectuelle globale du néolibéralisme – que Bell décrit dans son chapitre comme une « world-changing practice » – doit se pencher non seulement sur les écrits des Chicago Boys et de la Société du Mont Pèlerin, mais aussi sur la pensée managériale des cadres moyens aux États-Unis, en France, au Brésil ou en Inde, sans quoi on ne peut comprendre comment s’impose l’univers symbolique du néolibéralisme conquérant [2].
Évidemment, un tel projet de recherche impliquerait un rapprochement entre l’histoire intellectuelle et l’histoire politique et culturelle. Il est clair que seule une connaissance approfondie du terrain politique et culturel permettra à l’histoire intellectuelle globale de bâtir des grilles d’analyses inédites et vraiment ancrées à l’échelle mondiale. Fort heureusement, cet ouvrage esquisse des pistes à suivre et deviendra sans doute rapidement une référence dans le domaine, notamment pour les lecteurs français, peu au fait de ces débats et démarches. Mais la mise au point d’une histoire intellectuelle globale reste encore un horizon lointain.