Isabelle Thireau est une sociologue spécialiste de la société chinoise. Directrice d’études à l’EHESS, directrice de recherche au CNRS et rattachée au Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (EHESS/CNRS), elle étudie les exigences de justice et les questions de légitimité morale et politique telles qu’elles se posent dans le contexte des bouleversements normatifs de la Chine des XXe et XXIe siècles. Elle est actuellement engagée dans un projet de recherche historique et sociologique sur la ville de Tianjin, avec une première publication à venir, Lieux communs. Ethnographie des rassemblements publics en Chine, Éditions de l’EHESS, 2020.
Elle est l’auteur de : Enquête sociologique sur la Chine contemporaine, 1911-1949 (avec Hua Linshan), Puf, 1996 ; Disputes au village chinois. Formes du juste et recompositions locales des espaces normatifs (avec Wang Hansheng), Éditions de la MSH, 2001 ; Les Ruses de la démocratie. Protester en Chine contemporaine (avec Hua Linshan), Seuil, 2010 ; De proche en proche. Ethnographie des formes d’association en Chine contemporaine, Peter Lang, 2013. Elle vient de publier « S’accorder sur ce qui est. Les dimensions politiques d’un rassemblement public à Tianjin », dans « La politique au coin de la rue », dossier coordonné par Carole Gayet-Viaud, Alexandra Bidet et Erwan Le Méner, Politix, n°125-vol. 32, 2019, p. 161-190.
La Vie des idées : Seriez-vous d’accord pour dire que vos travaux sur la Chine des réformes (post-1978) étudient les modalités, les espaces et les normes du faire ensemble en Chine ?
Isabelle Thireau : Cela fait plusieurs semaines que vous m’avez proposé cet entretien. Je réponds aujourd’hui seulement à vos questions, le 28 mars 2020, à la fin d’une deuxième semaine de confinement imposée par le Covid-19. La situation actuelle suscite toutes sortes de réflexions. Sans faire des questions de recherche sur l’Asie orientale la priorité immédiate, je ne peux éviter de m’interroger sur l’échec qui est le nôtre, chercheurs travaillant sur cette aire géographique. En effet, nous n’avons pas su apporter les éléments de réflexion – ou nous n’avons pas été entendus – sur ce qui se déroulait en Chine depuis le mois de décembre 2019 et qui allait nous toucher quelques mois plus tard. De même, nos travaux n’ont pas permis d’éviter que soit brandi à nouveau en ces temps de pandémie le spectre des « valeurs asiatiques » ou « confucéennes » supposées expliquer l’acceptation, par certains, des politiques contraignantes auxquelles d’autres seraient rétifs. Pour ne citer que quelques exemples, Singapour, Hong Kong, la Corée du nord, la Corée du sud, la Chine, le Japon et Taiwan sont des pays sans doute bien plus contrastés que ceux qui forment l’aire européenne. Et parmi eux figurent des démocraties, comme Taiwan, où le recours à des dispositifs technologiques faisant un large usage de données personnelles est mieux accepté car il s’inscrit notamment dans un dialogue politique entre citoyens et dirigeants qui donne aux premiers quelques assurances concernant les visées, la mise en œuvre et le caractère provisoire de ces dispositifs.
Mais revenons à votre question. Je vais essayer d’y répondre brièvement, en commençant par un bref retour en arrière. J’ai débuté ma thèse en 1981, soit cinq ans après les morts de Zhou Enlai et Mao, quatre ans après l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping et le lancement de ce qui est alors désigné comme « les quatre modernisations » (agriculture, industrie, science et technologie, défense militaire). Je l’achève en 1984, alors qu’une politique dite de réforme et d’ouverture se précise et confère un caractère apparemment irréversible aux changements observés. Entretemps, contre toute attente, et alors que les enquêtes sur le monde chinois étaient jusque-là confinées à Hong Kong, Taiwan ou à la diaspora chinoise, s’ouvre la possibilité de mener des enquêtes de terrain en Chine. La sociologie, interdite comme science bourgeoise à partir de 1952, n’y a retrouvé formellement droit de cité qu’en 1979. Pareille conjoncture a affecté la thèse en cours, qui portait sur la façon dont la réalisation des mariages en milieu paysan s’étaient ajustés tout en la contournant à la nouvelle politique officielle. Comment, par exemple, le portrait des ancêtres se trouvait caché dans la province du Guangdong derrière celui de Mao devant lequel se prosternaient les jeunes mariés ? Comment des cailloux jetés soudain à terre imitaient le bruit des pétards. Mais cette conjoncture a également orienté le choix des objets de recherche dont je me suis emparée, des objets suscités par les réalités nouvelles qui n’ont cessé de surgir depuis le début des années 1980 et dont on a peine à rendre compte tant elles sont plurielles, confuses, mais aussi tant on ignore aujourd’hui encore les évolutions qui ont effectivement – et non pas en théorie – marqué les décennies précédentes.
La succession rapide de séquences historiques très contrastées depuis la fin de l’Empire chinois en 1911, les obstacles de différentes natures qui se posent à leur compréhension, expliquent sans doute la nécessité de travailler de manière simultanée sur plusieurs moments des XXe et XXIe siècles, de cheminer sans cesse entre le présent et différents moments du passé. C’est ainsi que l’un de mes premiers ouvrages porte sur l’étude du village de Ping’an (province du Guangdong) pendant la première moitié du XXe siècle, un village caractérisé aussi bien par la prégnance du système lignager tel qu’il se manifeste dans les provinces du sud de la Chine que par la présence d’une importante communauté de Chinois d’Outre-mer. Je ne reviendrai pas ici sur le contenu de cette étude, fruit d’une longue enquête menée à la fois en Chine, à Hong Kong et aux États-Unis. Je me contenterai de signaler que ce travail s’est révélé très précieux, quelques années plus tard, pour appréhender comment des formes passées ont été tout à la fois réactivées et transformées à partir des années 1980.
Désaccords et débats sur le sens du juste
Avec ce premier ouvrage débute, comme vous le soulignez, l’étude des formes effectives de coexistence, d’association ou de coordination au sein de la société chinoise ; des processus de reconnaissance et de légitimation qui orientent la façon dont la réalité sociale peut y être testée, imaginée. Pendant la seconde moitié des années 1980, il s’agit notamment d’observer le processus de dé-collectivisation partielle des terres en cours, laquelle constitue l’une des premières grandes réformes adoptées par Deng Xiaoping. La question du sens du juste s’impose alors d’emblée. Qu’est-ce qu’une juste redistribution du droit d’usage des terres collectives ? Qu’est-ce qu’une inégalité acceptable ou au contraire illégitime, une question qui se pose avec une acuité particulière à la fin des années 1980 alors que surgit la « maladie aux yeux rouges » – l’envie – qui conduit à la destruction de certaines récoltes domestiques ou à l’empoisonnement des étangs collectifs loués aux enchères ?
Ce questionnement concernant des problèmes de justice distributive est ensuite élargi à celui de l’action juste, valide, convenable. À la fin des années 1990, nous partageons un même constat avec des collègues chinois : quels que soient les villages sur lesquels nous travaillons, nous assistons à des tensions, des désaccords et des conflits concernant la façon correcte de procéder en différentes occasions – mariages, construction de nouvelles habitations, usage des temples. Au sein des localités étudiées, une pluralité d’usages est soudain convoquée pour orienter les situations, débattre de ce qu’il convient de faire. De fait, la dé-collectivisation partielle des terres est interprétée par certains comme un désaveu de la politique menée depuis 1949 : elle autorise donc à se tourner à nouveau vers le passé pour y puiser des règles et des principes afin d’orienter les moments de coordination en cours. Les uns prennent ainsi appui sur les principes en vigueur avant l’avènement de la République populaire de Chine ; d’autres continuent à brandir les règles reconnues pendant les décennies dites maoïstes ; d’autres encore font état des réglementations, voire des lois observées à l’étranger. Plutôt qu’un recours à des principes exclusifs pour résoudre les désaccords, des montages sont alors élaborés qui ont souvent pour conséquence d’inscrire un même objet dans des sources de légitimité plurielles. Soit un exemple. Dans l’un des villages où j’enquête alors, un village situé dans le district de Nanhai (province du Guangdong), un débat surgit au milieu des années 1990. Une vingtaine de familles venues de la province voisine du Guangxi s’y sont installées pour cultiver les terres villageoises en sous-traitance, les foyers locaux ayant investi dans des activités industrielles ou commerciales plus lucratives. Elles demandent que leurs enfants en bas âge puissent avoir accès au jardin d’enfant villageois. Les premières réactions des habitants locaux sont tellement divergentes qu’une assemblée villageoise est convoquée. Le jour dit, les débats sont vifs. Pour les uns – la majorité des présents – l’accès au jardin d’enfant, un bien villageois, doit demeurer circonscrit aux membres du village. Or ces migrants n’ont de relations de sang ou d’alliance avec aucun des villageois : ils ne sont donc pas membres du village. Qui plus est, leur « permis de résidence » signale que leur lieu de domiciliation officielle est toujours situé dans le Guangxi. Deux raisons, légitimes à différents titres, sont donc avancées pour signaler la non-appartenance des migrants à la communauté villageoise et pour leur refuser l’accès au jardin d’enfants. D’autres voix s’élèvent cependant ce jour-là pour signaler que, malgré tout, « les hommes sont tous des hommes ». Un principe d’égalité est ainsi mobilisé en utilisant une expression certes entendue pendant la période maoïste mais à laquelle une portée universaliste est soudain conférée, là où hier elle fondait la distinction entre « le peuple » et « les ennemis du peuple ». Les premiers reviennent alors à la charge : « Le jardin d’enfant est financé grâce au fonds collectif du village, ces personnes venues de l’extérieur n’y ont pas contribué et ne peuvent donc pas en bénéficier. » À l’issue de l’assemblée, un nouveau dispositif est finalement adopté. Il prend appui sur le montage singulier formé entre la pluralité des principes reconnus comme valides : les enfants de migrants peuvent certes s’inscrire au jardin d’enfant mais moyennant le versement de 50 yuan par mois, et non pas des 30 yuan demandés aux enfants du village.
Étudier l’émergence de nouvelles normes
Avec le départ vers les villes de paysans originaires des villages étudiés, mes travaux s’orientent vers la question des migrations internes, avec deux objets principaux : l’analyse des associations créées par des travailleurs migrants à Pékin pour asseoir des actions d’entraide et de solidarité ; la confection de normes de travail dans les entreprises privées du delta de la rivière des Perles, des entreprises nouvelles qui embauchent des salariés également nouveaux car venus en majorité des régions rurales et découvrant un travail en usine inconnu de leurs aînés. J’ai alors essayé d’observer la formation d’usages et de formes partagées pour orienter la vie normative sur ces nouveaux lieux de travail. Cela, à partir d’archives telles que des lettres des salariés, des procès-verbaux des séances de médiation et d’arbitrage, des contrats, des règlements d’usine ou encore des accords à l’amiable ayant fait l’objet d’un engagement écrit. À partir également d’entretiens effectués avec une centaine de migrants d’origine rurale et une trentaine de migrants d’origine urbaine séjournant dans les villes de Pékin, Xi’an, Nanjing, Wuhan, Tianjin, Changchun et dans différentes localités du delta de la rivière des Perles. À partir, enfin, d’un travail d’observation effectué dans les dortoirs et ateliers de quatre entreprises du sud de la Chine. Une attention particulière a été alors prêtée au processus d’émergence d’un droit du travail en Chine, en étudiant les figures que revêtent les jugements de légitimité exprimés au sein de l’entreprise lors de la rédaction, de la mise en œuvre ou de la dénonciation des règlements intérieurs. Autrement dit, la question qui se pose alors est la suivante : alors qu’un droit du travail n’est pas encore véritablement stabilisé en Chine, comment s’expriment les prétentions à la validité mais aussi les refus de validité des règles et attentes formulées sur ces nouveaux lieux de travail ?
La Vie des idées : Vos travaux rappellent que dans les régimes autoritaires aussi, on parle politique, que les citoyens y expriment des attentes politiques, évaluent la légitimité des décisions et politiques publiques et des dirigeants. Vous contribuez à la compréhension de la conception du juste et de l’acceptable, du bon gouvernement et du rôle de représentant aux yeux des citoyens chinois. Pouvez-vous présenter vos principales conclusions ainsi que les méthodes et outils conceptuels qui structurent votre approche ?
Isabelle Thireau : Pendant longtemps, il a été difficile de travailler sur les initiatives, les capacités et les savoir-faire des gouvernés en Chine, c’est-à-dire sur le « pouvoir des gouvernés [1] », tant cela semblait remettre en cause le caractère autoritaire ou totalitaire du régime. Autrement dit, si les situations et les actions observées par les chercheurs n’avaient pas pour objectif ou pour effet d’ébranler le régime en place, elles ne pouvaient que le conforter. Elles n’étaient donc pas dignes d’intérêt. Or si l’on admet, avec Hannah Arendt, que le pouvoir est en premier lieu une relation entre gouvernants et gouvernés et que les derniers, quelles que soient les situations, demeurent indispensables à la légitimité politique des premiers, la question des sources et des formes de ces processus de légitimation, tels que ceux-ci peuvent être observés dans des situations et à des échelles variées, redevient pertinente.
À ce titre, un concept fécond a été celui de « public intermédiaire » élaboré par Alain Cottereau à partir de la fin des années 1980. Le « public intermédiaire » est situé à une échelle intermédiaire entre les appartenances privées ou communautaires et les concitoyens anonymes. Il associe des individus entre lesquels des liens de plus ou moins grande proximité existent. Il permet des face-à-face au cours desquels, par un jeu particulier de rapprochements et de distanciations, l’imagination des lointains peut être corrigée par l’expérience des proches, quelles que soient les formes multiples que ce processus puisse revêtir. Enfin, il organise la confrontation entre une pluralité de types et de sources de légitimité. Je me suis ainsi efforcée de développer l’analyse des formes d’évaluation des décisions et politiques publiques en observant de manière successive des « publics intermédiaires » de différentes natures et inscrits dans des sphères – religieuses, économiques, civiques – également distinctes. À chaque fois, l’étude des modalités d’évaluation des politiques publiques et celle du processus de formation de repères normatifs partagés se sont révélées indissociables.
Plutôt que des conclusions trop générales, je soulignerais un élément parmi d’autres des travaux menés : l’importance portée à la question du langage, et de la parole. Dès l’étude monographique menée sur le village de Ping’an pendant la première moitié du XXe siècle, la question de la parole et de ses dimensions politiques a suscité mon intérêt, le pouvoir des « pères-frères aînés » ou responsables lignagers étant alors désigné comme celui de « dire les choses » (hua shi, 话事), soit de prendre la parole pour donner sens à la réalité, la qualifier et l’interpréter.
La parole, et l’usage politique qui en est fait, s’imposent ensuite très vite comme objets d’étude privilégiés pour analyser le moment fondateur de la pénétration du Parti communiste dans les campagnes : l’organisation de séances dites de récits d’amertume. De tels récits sont prononcés pendant la réforme agraire, qui se déroule selon les régions entre 1948 et 1952. Ils précèdent la redistribution des terres aux foyers et transforment les hiérarchies locales bien plus radicalement que celle-ci. Dans chaque village, des équipes dites de la réforme agraire font alors irruption qui identifient les hommes et les femmes susceptibles de prononcer de tels récits. Ceux-ci visent officiellement à décrire les souffrances passées et à se venger. Un ouvrier agricole s’en prend à celui qui l’a embauché ; une belle-fille se plaint des mauvais traitements de sa belle-mère ; un jeune paysan dénonce l’oncle qui lui a refusé un prêt. En ce moment qualifié de révolutionnaire, ces récits permettent de distinguer le présent du passé ; ils attestent de ce qui n’est plus. Ils sont prononcés dans la nouvelle langue qui prévaut et présentent ainsi comme partagées, et valides, des catégories et des sources de légitimation hier inconnues. Entre la victime et l’accusé, il n’existe ni juge ni institution susceptible de débattre et de trancher. Ainsi, la langue de l’accusation mais surtout le pouvoir d’accuser se trouvent soudain modifiés, conduisant à distinguer deux groupes dans le nouveau vocabulaire des classes sociales : d’un côté, ceux qui ont le pouvoir de porter des accusations ; de l’autre, ceux qui sont non seulement accusés mais privés de parole, y compris accusatoire. Or ceux qui sont ainsi privés de parole ne sont pas toujours ceux qui perdront une partie de leurs biens lors de la redistribution des terres, soit les plus aisés, qu’ils soient « propriétaires fonciers » ou « despotes locaux ». Les accusés des récits d’amertume sont en revanche ceux qui pouvaient jusque-là « dire les choses » et qui étaient écoutés, quelles que soient les sources de leur autorité.
Après la réforme agraire, les campagnes politiques qui se succèdent en Chine jusqu’aux débuts des années 1980 prennent appui de manière systématique sur l’organisation de face-à-face inscrits dans les hiérarchies qui caractérisent alors la société chinoise. Ces face-à-face se déroulent notamment entre le groupe local des « activistes » –qui doit officiellement rassembler 10 à 20 % de la population dans chaque village et dans chaque usine–, et des individus isolés. De manière systématique, un langage exclusif est alors imposé, le silence est souvent interdit, l’action accomplie doit se conformer aux mots qui ont été prononcés.
L’expression des sentiments d’injustice des pétitionnaires
Mais la question de la parole a été abordée de manière plus frontale dans une étude qui porte sur l’espace de parole adossé à l’administration dite des Lettres et visites, une administration mise en place de façon progressive à partir de 1951 et qui a officiellement pour visée d’instaurer un espace d’adresse directe entre, d’un côté, la population et, de l’autre, et les représentants locaux et nationaux du Parti et de l’État. Il s’agit donc d’un espace de parole légitime puisqu’associé à une institution officielle, un espace cependant non juridique qui est massivement investi par la population chinoise au cours des années 2000 : plus de treize millions de plaintes écrites ou orales, individuelles ou collectives, ont été par exemple adressées à ce réseau administratif en 2003. Depuis, si une diminution de ces témoignages écrits et oraux est régulièrement invoquée, les chiffres qui les concernent ont cessé d’être communiqués. L’enquête menée a été longue et difficile. Elle rassemble un corpus de plusieurs milliers de témoignages adressés depuis 1955 à des bureaux des Lettres et visites situés à des échelons différents de l’administration chinoise ; des observations ont été réalisées dans plusieurs bureaux et des entretiens menés avec des employés de ces bureaux comme avec des plaignants. L’enquête souligne comment cet espace, qui est aujourd’hui le lieu principal d’expression des griefs et des sentiments d’injustice au sein de la société chinoise, est également un espace politique où s’expriment des attentes partagées concernant les relations qui doivent prévaloir entre gouvernants et gouvernés. Il s’agit bien en effet, pour les plaignants, de redistribuer les positions des uns et des autres sur des questions de légitimité, en signalant l’illégitimité des torts qui leur sont faits mais aussi l’illégitimité des autorités si elles devaient rester sans réaction face aux abus commis par ceux qui agissent en leur nom. Ayant réaffirmé la relation particulière qui existent entre eux et ceux auxquels ils s’adressent, s’étant identifiés comme des personnes capables de jugement, les plaignants décrivent ainsi dans leurs lettres ce qui ne devrait pas être en se saisissant des principes reconnus comme valides par les deux termes de la relation. Dès lors, rien de surprenant à ce qu’ils fassent usage non seulement de règles morales jugées valides mais aussi de la parole du pouvoir telle qu’elle s’exprime à travers des engagements publics, des textes de lois, des directives nationales. Il serait cependant erroné de voir dans le recours étendu à des principes officiels l’expression d’une disposition à agir de façon conforme aux règles établies. En effet, les repères qui peuvent être sollicités par les plaignants pour décrire le sens d’une action ou d’une situation sont pluriels, la parole du pouvoir s’étant manifestée de façon successive dans des formes et des expressions très variées depuis 1949. Le spectre des règles morales et éthiques susceptible d’être convoqué est lui aussi très étendu. Loin de s’imposer de façon mécanique, les références communes jugées à la fois pertinentes et valides sont donc sélectionnées et associées par les auteurs de témoignages de manières très variées pour donner sens aux situations qu’ils rencontrent. On a souvent souligné l’inertie de l’administration des Lettres et visites. Se concentrer sur la seule issue donnée à ces lettres, c’est à nouveau ne regarder que du côté du pouvoir politique et ignorer les compétences et les capacités politiques manifestées par les auteurs des lettres. Les plaignants qui adressent des dizaines de lettres manifestent en effet des attentes de justice, expriment un principe de responsabilité, légitiment et stabilisent des principes politiques et moraux. Saisir leurs récits et leurs évaluations, c’est saisir le travail de mise en forme, de mise en scène et de mise en sens d’expériences singulières. C’est donc saisir un sens partagé de la réalité sociale.
La question de la parole est, bien entendu, indissociable de celle de l’action. Je viens de mener des enquêtes sur des rassemblements publics dans la ville de Tianjin qui montrent par exemple comment, au travers de modalités non institutionnalisées, fragiles, des « volontaires » pour la protection du patrimoine architectural ont acquis la possibilité de « prendre la parole », c’est-à-dire de débattre de la légitimité des situations observées, de contester les réalités apparentes et de préserver des centaines d’édifices d’une disparition annoncée. On pourrait multiplier ce type d’exemples qui soulignent ce dont les citoyens chinois sont aujourd’hui capables, malgré tout.
La Vie des idées : Quelles sont d’après vous les spécificités de l’enquête de terrain en République populaire de Chine ?
Isabelle Thireau : L’enquête de terrain en République populaire de Chine partage beaucoup de traits avec l’enquête de terrain ailleurs. Mais sans doute certaines pratiques d’enquête y acquièrent-elles une importance singulière. Par exemple, éviter les surplombs interprétatifs et saisir les significations internes aux groupes et aux situations, les pertinences locales, sont des conseils qui peuvent être prodigués à tout enquêteur. Ces conseils, qui impliquent des investigations sur de longues périodes, sont d’autant plus précieux quand on travaille sur la société chinoise où l’enquêteur est confronté à la diversité des énoncés jugés valides ou dicibles par les enquêtés selon les situations. Pareille diversité implique notamment de se poser de manière systématique les questions suivantes : Qui prend la parole ? Avec qui ? Devant qui ? De façon plus précise, s’il s’agit d’attacher de l’importance à la langue, il s’agit surtout de saisir les usages qui en sont faits, en situation ; les connexions qui sont effectivement établies entre les mots et les réalités empiriques qu’ils désignent. Ce qui conduit à privilégier, lorsque c’est possible, l’enquête de type ethnographique – avec la réciprocité des échanges de l’enquêteur avec ses interlocuteurs qu’elle suppose –, ainsi que la description fine des situations d’énonciation. Il s’agit aussi de prendre au sérieux les jugements et les évaluations, aussi complexes et parfois contradictoires soient-ils, qui accompagnent, rendent intelligibles et légitimes les actions et les interactions observées. Autrement dit, il s’agit d’essayer de saisir, dans un même mouvement, « la production du sens, la construction du réel, et le fonctionnement de la société », avec leur dimension inévitablement politique [2].
La réciprocité des échanges sur le terrain, évoquée plus haut, suppose notamment en Chine que l’on suive les conseils de celles et ceux auprès desquels on enquête, que l’on prenne appui sur leur familiarité avec la situation et la conjoncture pour savoir comment il convient de mener l’enquête. Des situations à nos yeux anodines peuvent en effet rapidement devenir pour eux sources d’inquiétude ou d’embarras ; à l’inverse, des observations qui semblaient hors de portée peuvent se révéler soudain accessibles. Il s’agit donc bien de mener l’enquête avec eux, tout en sachant que la responsabilité d’interrompre éventuellement celle-ci nous revient. J’ai ainsi arrêté une enquête menée depuis plusieurs années dans une association créée par des travailleurs migrants dans la banlieue de Pékin le jour où, en 2008, soit au moment des Jeux Olympiques, sa responsable devenue une amie m’a demandée de me cacher dans la bibliothèque de son jardin d’enfants : elle voulait éviter que les autorités villageoises, pour lesquelles je n’étais pourtant pas une inconnue, me repèrent en ces temps de contrôle politique accru.
Mais l’enquête de terrain est également affectée par les mots qui disent l’enquête en Chine, et qui associent volontiers celle-ci avec différentes formes d’investigations officielles, de procédures visant à recueillir « l’état d’esprit » de la population ou à prévenir la circulation des griefs et l’organisation d’actions concertées. De même qu’elle est affectée par les pratiques et débats de nos collègues chinois. Ceux-ci se sont formés à la sociologie et à l’anthropologie depuis qu’elles ont retrouvé droit de cité en 1979. Ils se sont approprié les approches, les paradigmes, les débats qui se sont succédé hors de Chine pendant des décennies et qui y ont fait irruption de façon à la fois soudaine, massive et quelque peu désordonnée. Ils ont redécouvert, dans un deuxième temps, l’histoire très riche de ces disciplines en Chine, une histoire qui, commencée au début du 20e siècle, abouti avant d’être interrompue en 1952 à la formation d’une sociologie chinoise divisée en cinq grands courants : l’enquête sociale, la sociologie marxiste, l’école chinoise de sociologie, l’école académique de sociologie et l’histoire sociale. Ces cinq courants apportent des réponses différentes à la question du type de réformes à mener en Chine et donc du type d’enquête qu’il convient de privilégier. Par exemple, en 1933, le sociologue Tao Menghe expose ainsi les principes du mouvement pour l’enquête sociale, qui prônent qu’il faut vivre dans les campagnes avec le peuple, adopter des méthodes scientifiques et s’efforcer de comprendre le sentiment national chinois :
En Chine, cela fait seulement dix ans que l’on a recours à des méthodes scientifiques et que l’on étudie les conditions sociales. Autrefois, les fonctionnaires lettrés administraient le pays en suivant les préceptes confucéens, sans le moindre égard pour la réalité sociale ; était jugé compétent celui qui parvenait le mieux à imiter les anciens. Quand l’artillerie occidentale les sortit de cette illusion, ils se prosternèrent en témoignant de leur admiration à l’égard de cette civilisation étrangère. S’ensuivit une importation massive et systématique des idéologies et des systèmes occidentaux, sans que personne ne se soucie de savoir comment s’en accommoderait la Chine. À l’époque, on s’imaginait qu’en étudiant ces systèmes et en les reproduisant à l’identique, la société en bénéficierait. Malheureusement, plus ils se sont répandus, plus la société chinoise a sombré dans le chaos et les ténèbres. Quelques individus perspicaces ont alors constaté l’erreur qu’il y avait à imiter autrui sans se connaître soi-même et se sont élevés pour promouvoir le mouvement pour l’enquête sociale. Ils prônaient l’utilisation d’une méthode scientifique adaptée à l’étude de la société chinoise. Il nous faut d’abord connaître notre propre société pour pouvoir, forts de ce savoir-là, préconiser un plan de réforme sociale [3] .
Aujourd’hui encore, la question de l’enquête demeure en Chine une question politique.
Il y aurait beaucoup d’autres points à aborder à propos de l’enquête, comme par exemple la question de la traduction. Celle-ci se pose dès que l’enquête et sa restitution impliquent le passage d’une langue à l’autre, mais elle se pose ici de manière spécifique au vu des distorsions successives qui ont frappé, depuis le milieu du 20e siècle, les relations qui existent entre les mots et les réalités qu’ils sont censés désigner. Plus exactement, si l’on se réfère au caractère triadique, posé par C.S. Peirce, de la relation sémiotique entre un objet, un signe et un interprétant ; si, sans détailler plus avant la notion d’interprétant, on se contente ici de schématiser celle-ci en parlant d’habitudes d’interprétation, comment traduire sans tenir compte d’habitudes d’interprétation singulières, inédites, insoupçonnées ? Comment traduire tout en rendant compte des écarts de signification qui existent lorsque des mots tels que « peuple », « démocratie », « masses », « organiser », « travail », ou « travail de la pensée » sont prononcés en Chine et ailleurs ?
La Vie des idées : Quelles évolutions avez-vous observées au cours de vos enquêtes ?
Isabelle Thireau : J’en citerais une seule : le fait que les enquêtes du chercheur recouvrent de façon croissante celles des enquêtés. Dans un premier temps, mes travaux se sont efforcés de saisir la pluralisation à l’œuvre au sein de la société chinoise et la formation, dans des espaces particuliers qui n’excluent pas l’administration du Parti et de l’État, de repères normatifs et de formes d’action moins incertains. Mais la société chinoise est aujourd’hui confrontée à des doutes et des indéterminations qui, loin de s’atténuer, semblent au contraire s’intensifier. Les réponses à la question « Dans quel monde vivons-nous ? », qui auraient pu se stabiliser après plusieurs décennies de réformes économiques, paraissent au contraire redoubler d’incertitudes. Celles-ci ne peuvent pas être dissociées de la nature du régime politique, ou plus précisément de ce que Claude Lefort appelle l’institution symbolique du social. Le fait que nos interlocuteurs puissent désigner le pouvoir politique chinois comme, selon les circonstances, communiste, socialiste aux caractéristiques chinoises, capitaliste, libéral, autoritaire, totalitaire, orwellien, nationaliste, fasciste ou impérial souligne la pluralité des points de vue mais aussi la très grande indétermination qui marque les fondations attribuées au système politique actuel. Or de telles fondations, si elles sont toujours à redéfinir, contraignent et orientent les débats concernant le « bon gouvernement », les « bonnes institutions » ou les modalités du « pouvoir vivre ensemble ». Elles constituent autant de gisements pour débattre du sens du juste et de la réalité sociale. Les confusions actuelles sur les fondations du pouvoir politique en Chine, les contradictions qui existent entre ce qu’il en est dit officiellement et les mesures politiques effectivement adoptées, contribuent au caractère largement illisible de l’expérience en cours pour ceux qui l’habitent. Mais l’enquête que les citoyens chinois mènent aujourd’hui ensemble – sur les places publiques, au sein d’assemblées religieuses, dans des rassemblements institutionnalisés par la seule force de leur répétition – est également suscitée par l’étendue et la complexité des situations quotidiennes expérimentées comme floues, incertaines, opaques. Il y a ce dont on se méfie et il y a les réalités – y compris le sens des mots ou celui des engagements publics – dont on doute. Il y a ce que l’on juge d’emblée mauvais même si cela demande confirmation et il y a ce qui demeure simplement flou, opaque, incertain et qui suscite un autre type d’inquiétude : on ne sait pas « de quoi il retourne », pour reprendre l’expression de plusieurs enquêtés.
À ce titre, l’épidémie du Covid-19 a sans doute constitué un nouveau moment d’enquête pour les citoyens chinois, brutal et non anticipé, pour tenter de se figurer ensemble l’expérience en cours et les moyens d’y faire face, un moment dont on peut espérer qu’il contribuera à consolider et non pas à défaire des lieux de rassemblement, des formes d’action concertée, des initiatives collectives éphémères et particulièrement combattues par le pouvoir politique au cours de ces dernières années.