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Comment les désaccords s’expriment-ils en Chine ?
Entretien avec David Ownby


par Émilie Frenkiel , le 14 avril 2023


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Malgré la réduction de la liberté d’expression, de circulation et de publication, les intellectuels parviennent encore à exprimer des opinions critiques et discordantes par des biais détournés.

David Ownby est un historien des religions populaires en Chine moderne et contemporaine. Professeur à l’Université de Montréal, il étudie le développement du fait religieux dans le contexte des bouleversements institutionnels et sociaux du XIXe et XXe siècle. Il a étudié les sociétés secrètes dans la dynastie Qing avant d’engager une longue enquête auprès des adeptes du Falungong en Amérique du Nord. Il est actuellement engagé dans un vaste projet collectif de traduction et d’analyse des intellectuels chinois des années 2000, qui rend accessible et cartographie leurs publications.

Il est l’auteur de Secret societies reconsidered : perspectives on the social history of modern South China and Southeast Asia, Armonk, 1993 (avec Mary Somers Heidhues) ; Brotherhoods and secret societies in early and mid-Qing China : the formation of tradition, Stanford University Press 1996 ; Falungong and the future of China, Oxford University Press, 2008 ; (avec Vincent Goossaert et Ji Zhe) Making saints in modern China, Oxford University Press, 2011, et d’articles publiés notamment dans China Information, Archives des sciences sociales des religions, Perspectives Chinoises, Sociologie et sociétés.

La Vie des idées : À quoi ressemble la condition universitaire et intellectuelle de nos jours en Chine, dans le contexte du 3e mandat de XJP, du 20e Congrès du Parti et du Covid ?

David Ownby : À mon avis, peu d’intellectuels ou universitaires en Chine se diraient optimistes en ce moment. J’ignore si les conditions matérielles des universitaires se sont dégradées (autrement qu’à cause des fermetures motivées par la pandémie) ; normalement, les professeurs, surtout dans les universités élites, sont à l’abri des problèmes économiques qui ont affecté les petites et moyennes entreprises en Chine, mais ceux et celles qui sont habitué.es à voyager pour faire de la recherche se sentent frustré.es, et beaucoup d’échanges internationaux ont été mis sur la glace, ce qui est énorme pour un groupe qui, avant la pandémie, voyageaient beaucoup et accueillaient énormément de collègues étrangers. Au-delà de ceci, dès le début de son mandat, Xi Jinping tente de réimposer une discipline idéologique sur le monde intellectuel et universitaire, un virage qui se traduit par un rétrécissement de leur liberté d’expression et des difficultés en termes de publication. Ils se plaignent souvent de la difficulté de publier leurs livres et articles, des délais à ne plus jamais finir ; le problème se situe en général au niveau éditorial et est le reflet d’une peur globale de se faire taper sur les doigts, mais en même temps nous avons vu des cas d’universitaires qui ont perdu leur poste, leur salaire, leur pension, pour avoir osé critiquer le Parti et son leader (Cai Xia, Xu Zhangrun). Que Xi Jinping ait réussi à aller à l’encontre des vœux de Deng Xiaoping et modifier la constitution pour se faire octroyer un 3e mandat n’a fait qu’amplifier la grogne générale ; mon impression est que la plupart des intellectuels chinois n’ont pas d’affection particulière pour Xi, et la perspective de 5 ans de plus ne leur dit rien qui vaille.

Malgré ceci, la lutte continue pour certains qui refusent de baisser les bras, et une diversité d’opinion existe toujours dans la presse écrite, surtout sur des sujets d’actualité comme la prospérité commune, la crise immobilière, et la gestion de la crise sanitaire, entre autres — l’économie chinoise est la préoccupation de tout le monde. On ne parle pas bien sûr de prises de positions qui remettent en question directement les grandes lignes de la politique de Xi Jinping, mais les intellectuels chinois savent très bien communiquer leur point de vue de façon subtile ou détournée, et malgré un calme superficiel, la condition universitaire et intellectuelle de nos jours en Chine est plutôt houleuse.

La Vie des idées : Comment les intellectuels chinois parlent-ils du covid ? Avez-vous eu accès à leurs réactions face aux manifestations en faveur de la fin du zéro covid ?

David Ownby : Même pendant le confinement désastreux de Shanghai au cours du printemps 2022, certains intellectuels défendaient ouvertement la politique de covid-zéro, mais il s’agit d’une petite minorité, je crois. Il y eut les cas « prévisibles » comme Zhang Weiwei, cheerleader infatigable du régime, qui, dans un texte signé le 28 avril 2022, qualifiait ceux qui se plaignaient des confinements à Shanghai de « spiritual Americans », au sens où ils auraient adopté un état d’esprit individualiste les rendant incapables de se sacrifier pour l’intérêt général. Plus intéressant, à mon sens, un texte de Zheng Ge a été publié le 2 avril, 2022, dans la revue prestigieuse, la Beijing Cultural Review, que j’ai traduit en anglais. Zheng est un professeur de droit et pas un expert en matière de santé publique, mais une revue d’envergure nationale lui a donné un espace de 5 000 mots pour défendre la politique covid-zéro à sa manière, en tant qu’« autodidacte éclairé » (et pas propagandiste).

Depuis, les intellectuels — tout comme le reste des Chinois — en ont eu assez. Aux yeux de beaucoup d’intellectuels, l’arrivée d’Omicron avait signalé que la politique sanitaire chinoise serait tôt ou tard abandonnée et que la Chine finirait par faire comme le reste du monde et décider de vivre — ou mourir — avec le virus. Sun Liping, un sociologue à la retraite qui signe un blog très populaire écrivait cela depuis des mois, dans des postes qui furent parfois supprimés. Là encore, les considérations économiques ont été au premier plan, la croissance économique étant une des bases de la popularité du régime, qui bat de l’aile. Suite à l’abandon de la politique de covid-zéro, les intellectuels œuvrant dans le champ médical (médecins, psychiatres) comme Rao Yi et Luo Minin ont publié des textes remettant en question moins la politique zéro covid que l’état général du système de santé publique en Chine, le message étant que la tentative de gérer la crise sanitaire avec des mesures qui rappelaient les « campagnes » politiques du passé non seulement ont échoué, mais ceci faisant ont aussi nuit aux systèmes de base et à la population dépendant de ce système. Rao Yi ne mâche pas ses mots :

Il y a une tâche importante devant le système de santé publique en Chine : de parvenir à une nouvelle compréhension de l’importance, de la nature à long terme et des difficultés que posent les épidémies de maladies infectieuses. Les attitudes affichées au sein de ces systèmes doivent être revues en profondeur. De même que la tâche principale du système de lutte contre les incendies doit toujours être d’éteindre les feux, la tâche principale des systèmes de prévention des épidémies et de santé publique doit toujours être de réagir efficacement aux épidémies de maladies infectieuses. Toutes les autres tâches doivent être considérées comme secondaires. L’inversion des priorités ne répond aux besoins ni de la population ni de la nation.

Les ravages que l’onde actuelle semble faire en Chine ne font qu’accentuer ce mécontentement et cette colère. En ce moment, le gouvernement chinois n’a plus l’air très responsable, ayant fait un virage de 180 degrés presque du jour au lendemain, laissant tomber la politique zéro covid pour dire aux Chinois que, finalement, Omicron n’est qu’une petite grippe, nous verrons bien, allez ! La colère de ceux qui ont perdu des proches au cours de ce « virage » saute aux yeux dans des postes en ligne comme celui-ci, ou l’auteur anonyme dit qu’il va faire le deuil de son oncle avant de fêter sa nouvelle liberté. Je n’ai rien lu sur la réaction des intellectuels face aux manifestations, mais imagine qu’ils partagent les mêmes frustrations.

La Vie des idées : Avez-vous été surpris par le mouvement de protestation et la réaction du PCC ? Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans ces évènements récents ?

David Ownby : J’ai été surpris surtout par l’échelle nationale des manifestations, mais sinon il m’avait été clair, du moins depuis le confinement de Shanghai, que les gens n’en pouvaient plus, et aussi que beaucoup de Chinois étaient au courant de ce qui se passait ailleurs en Chine (et dans le monde). Il y a 20 ou 30 ans, un incident comme l’accident d’autobus à Guizhou ou l’incendie dans un hôtel à Xinjiang aurait été étouffé, mais ce n’est plus le cas, malgré les talents du régime en matière de censure. Oui, ils vont finir par supprimer les messages problématiques, mais pas avant que ceux-ci ne soient visualisés par des millions de personnes. J’ai été impressionné par l’emploi des feuilles blanches, que j’associe surtout avec les manifestations à Hong Kong. J’avais eu l’impression que la plupart des Chinois sur le continent avaient appuyé le gouvernement dans ce conflit, mais peut-être pas. Globalement, les manifestations ont été à mes yeux un rappel que le peuple chinois n’est pas un peuple soumis, et le fait que le gouvernement ait baissé les bras peu après m’amène à croire qu’ils ont vu la même chose. C’est normal que nos journalistes se focalisent soit sur les cas des dissidents punis ou exilés, soit sur les manifestations importantes qui dépassent, souvent de façon éphémère, le contrôle qu’exerce le régime, mais dans la vie de tous les jours, les Chinois ne se laissent pas faire facilement. Il suffit de peu pour qu’ils se mettent à ridiculiser ou même contester l’autorité, souvent avec beaucoup d’humour, comme dans ce poste en ligne signé par une jeune blogueuse de Shanghai qui a été lu par des millions de personnes.

La Vie des idées : Certains slogans faisaient référence à des grands principes comme l’état de droit, la liberté d’expression, la démocratie. Diriez-vous que le libéralisme est le courant idéologique majoritaire parmi les élites intellectuelles et les étudiant.e.s en Chine ?

David Ownby : Je dirais que la plupart des intellectuels publics que je lis, qui vont bientôt partir à la retraite, sont des libéraux convaincus. Ils ont tous connu la Révolution culturelle—même s’ils étaient jeunes—et ont été beaucoup influencés par les années 1980, une période très ouverte et libérale.

Le cas de Qin Hui en est un bon exemple. Né en 1953, il a participé en tant que très jeune Garde rouge dans la violence de la Révolution culturelle, et pour ses peines a été envoyé dans un village au fin fond des montagnes de Guangxi pendant 9 ans au cours desquels il est entré au Parti communiste. À la fin de la Révolution culturelle, il saute l’école secondaire et l’université pour entrer directement en maîtrise et devient un spécialiste quelque peu iconoclaste des « guerres paysannes » qui ont marqué l’histoire de la Chine. Il perd sa foi dans le communisme (du moins celui pratiqué par le PCC) lors du massacre de Tiananmen en 1989, et depuis s’affiche comme libéral engagé, comparant la Chine et l’Afrique du sud (les Noirs en Afrique du sud ayant été d’après lui mieux traités que les paysans en Chine) et dénonçant « l’avantage comparatif » de la Chine en matière de manque de droits humains qui a fait de la Chine l’usine du monde.

Je suis moins sûr des générations qui suivent, surtout celles pour qui la montée de la Chine (à partir de l’an 2000 à peu près) constitue la trame de fond de leur jeunesse et adolescence. Le nationalisme et « l’Étatisme » ont profondément marqué ces groupes (voir les attitudes et le comportement des « Little Pinks », les jeunes nationalistes qui défendent bec et ongle l’honneur de la Chine, surtout dans des contextes internationaux et en ligne). En même temps, je me demande si l’expérience du covid n’a pas remis en question ceci, dans le sens où ils ont vu les libertés (de mouvement, entre autres) qu’ils prenaient pour acquises brimées de façon radicale, prolongée, et désagréable. Ceci s’ajoute aux frustrations et soucis d’ordre économique qui affectent surtout les jeunes Chinois depuis quelque temps déjà.

La Vie des idées  : Vous avez expliqué dans une conférence au Collège de France le soutien d’une partie des libéraux chinois à Trump par l’attrait de sa critique du politiquement correct. Qu’est-ce que le politiquement correct en Chine ?

David Ownby : L’attrait de Trump en Chine n’est pas facile à comprendre, surtout vu la façon dont il parle de la Chine, qui frôle la démonisation et la calomnie. En même temps, il y a des libéraux classiques ou conservateurs en Chine qui croient surtout au pouvoir du marché et qui prônent un gouvernement réduit au minimum. Il s’agit par exemple des fans de l’économiste F. A. von Hayek, qui a publié en 1944 son ouvrage clef, La Route de la servitude, où il argumente que n’importe quelle intervention étatique dans l’économie risque d’aboutir à de l’esclavage. Un « Hayek chinois » peut donc être un pur patriote qui déteste le PCC et Xi Jinping, ce qui fait qu’il regarde Donald Trump d’un œil différent. Et même les libéraux moins extrémistes sont préoccupés par ce qui paraît être le « déclin » de la démocratie américaine dû aux mouvements comme Black Lives Matter et d’autres qui semblent réclamer une égalité absolue au lieu de chercher des compromis. Donc pour bon nombre de libéraux chinois, Trump en est venu à symboliser un type de « phare » qui allait ramener les États-Unis à leurs racines presque perdues.

Ceci est important pour les libéraux chinois surtout parce que, si la flamme de la démocratie s’éteint aux États-Unis, il n’y aura plus aucun espoir pour la démocratie en Chine. Ceux qui appuient Trump en Chine transposent sa vision du « politiquement correct » au gouvernement chinois et surtout à la langue du bois par laquelle le régime s’exprime. Donc ce n’est pas tout à fait la même chose ; en Occident, « politiquement correct » a un sens culturel plus large et étendu, et anime beaucoup de débats sur les campus universitaires, par exemple. Mais les intellectuels chinois pointent rarement du doigt d’autres intellectuels chinois comme étant politiquement corrects.

La Vie des idées  : Y a-t-il eu des débats intéressants à l’occasion de la mort de Jiang Zemin ?

David Ownby : Je m’attendais justement à cela, car Jiang en est venu à symboliser l’économie de marché et d’autres politiques libérales, et la mort d’un leader en Chine donne souvent l’occasion d’ouvrir un espace pour des débats peu usuels sous le couvert du deuil. On retient surtout de Jiang sa politique des « Trois Représentations » qui a fait entrer dans la constitution l’accueil des capitalistes au sein du PCC. Or, je n’ai rien vu de tel. Soit cela m’a échappé, soit tout a été submergé dans les manifestations contre la politique zéro covid, soit ça viendra plus tard, mais pour l’instant, Xi semble opérer encore un autre virage vers des politiques favorables aux entreprises, ce qui rend moins pertinente la « carte » Jiang Zemin. Cai Xia, l’ancienne professeure de l’École centrale du PCC devenue dissidente et exilée, a beaucoup joué cette carte dans ses écrits.

La Vie des idées : Le soutien de la Chine à la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine fait-il débat en Chine ?

David Ownby : Oui. Si c’est vrai que certains intellectuels appuient la Russie à partir d’une position « anti-hégémonie américaine », d’autres s’interrogent sur la sagesse de se mettre du côté d’un pouvoir en déclin, et contre une bonne partie du « reste du monde », surtout vu les problèmes encourus par la Russie à réussir son coup. Sun Liping a écrit plusieurs articles en ligne où il note que « l’économie de la Russie est moins importante que celle de la province de Guangdong », ce qui en dit long sur les priorités du régime. Qin Hui, pour sa part, a signé une série de textes dans le Financial Times chinois où il compare Poutine à Hitler . J’ai l’impression que cette question fait moins la une depuis un certain temps. La perspective d’une perte russe ou un « match nul » laisse le régime quelque peu perplexe, il me semble, une incertitude qui brouille les cartes pour les intellectuels aussi.

par Émilie Frenkiel, le 14 avril 2023

Aller plus loin

• Timothy Cheek, David Ownby and Joshua Fogel, “Mapping the intellectual sphere”, China Information, 32(1), Vol. 32(1)
• Timothy Cheek, David Ownby and Joshua Fogel, “Research dialogues on the intellectual public sphere in China”, China Information, 32(2) 2932018

Pour citer cet article :

Émilie Frenkiel, « Comment les désaccords s’expriment-ils en Chine ?. Entretien avec David Ownby », La Vie des idées , 14 avril 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Comment-les-desaccords-s-expriment-ils-en-Chine

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