Indicateurs numériques, jauges, limites de kilomètres, taux d’occupation des lits… La barricade des chiffres derrière laquelle les pouvoirs se retranchent sert-elle à donner le change ?
Indicateurs numériques, jauges, limites de kilomètres, taux d’occupation des lits… La barricade des chiffres derrière laquelle les pouvoirs se retranchent sert-elle à donner le change ?
La pandémie a placé la mesure au cœur de notre quotidien : restreignant le droit de sortie à x kilomètres du domicile, imposant des jauges de fréquentation de certains lieux et conditionnant la levée des restrictions à un indicateur chiffré (taux d’occupation des lits de réanimation). Sans boussole face à une situation inédite sous la Ve République, le Prince aurait-il érigé une barricade de chiffres pour donner l’impression qu’il maîtrisait la situation ? Quoi qu’il en soit, les indicateurs numériques et l’arbitraire des seuils ont servi d’argumentaire politique, chassant les mots, la discussion, le consensus. La crise sanitaire marquerait-elle la défaite de la République du verbe – substance de la démocratie ? La réflexion à laquelle invite Olivier Martin vise précisément à donner les moyens de s’emparer de ces chiffres qui nous gouvernent pour attiser nos regards critiques.
En moins de 300 pages, Olivier Martin cherche à « penser tous les chiffres ensemble, à saisir leur racine commune et leur rôle structurant » (p. 8). Il s’engage à cerner leurs points communs, à interpréter leur capacité à tout mesurer (distances, durée, poids, vitesses, etc.). Ce manuel, qui est plutôt un essai, entend préciser la manière dont les individus utilisent les chiffres et montrer comment en retour, ces mêmes individus sont transformés par ces chiffres (p. 9). Sans être indigeste, le récit est savant, puisqu’il s’appuie sur une bibliographie impressionnante par la diversité des registres du savoir qu’elle mobilise.
L’introduction présente clairement l’objet, les objectifs et les limites de la démarche. Les chiffres sont définis de façon assez large : ils « expriment une quantité ou une appréciation quantitative » (p. 7). Les étudier revient à examiner le processus de quantification, définie comme « une action et une pratique », en retenant « tous les chiffres » et « toutes les pratiques de quantification » (p. 8). Olivier Martin n’introduit qu’une limite à sa ‘boulimie du chiffre’ [1]. Pour que le volume de l’ouvrage reste de dimension « raisonnable », il néglige « les chiffres comptables et financiers », un parti pris éditorial qui peut être regretté, mais qui est pleinement assumé. Le chantier ouvert est donc inachevé.
L’ouvrage décrit la success story des chiffres conduisant à la formation d’un empire qui, comme tout empire, souffre de certaines fragilités. Même omnipotents, les chiffres sont critiqués, ils sont puissants et fragiles à la fois, et c’est là leur paradoxe. « Objets agissants » ils peuvent être déformés et manipulés. Ils suscitent des passions et des controverses, de « vrais » chiffres sont opposés aux « faux » chiffres, sans que les critères de leur « vérité » soient explicités.
Olivier Martin précise que même s’ils sont souvent confondus, les statistiques ne représentent qu’une partie des chiffres. Elles concentrent l’attention depuis le développement de la socio histoire de la quantification des années 1970-1990, et le succès des thèses d’Alain Desrosières pour la France ou de Ted Porter [2] pour les États-Unis, dont le ‘prestige’ empêche d’appréhender les chiffres dans leur diversité. L’ouvrage vise à réparer cet oubli. Malgré leur diversité, il relie plusieurs types de mise en chiffre qu’ignore la socio histoire de la quantification. Olivier Martin fait ainsi dialoguer plusieurs formes de quantification, celle des grandeurs physiques ou naturelles, celle de la chimie, de la physique, de la sociologie, etc.
L’auteur aborde les chiffres comme des faits sociaux au sens de Durkheim, produits par la société et nécessaires à la vie collective. On ne peut que le suivre lorsqu’il indique que les chiffres sont partout. Ils sont nécessaires à la vie collective et répondent aux besoins de disposer d’un langage commun pour échanger. En proposant de comprendre comment ces chiffres se sont immiscés dans tous les espaces d’échange, Olivier Martin invite à partager le pouvoir qu’ils confèrent. Il n’appelle pas à leur substituer un nouveau langage, considérant que résister à la mesure (du temps par exemple) reviendrait à s’exclure de la vie sociale, mais il engage à ‘désacraliser’ l’expertise du chiffre. Le recul historique auquel il nous convie fournit de précieux outils pour aiguiser notre regard critique.
L’ouvrage se compose de deux parties inégales. La première explore différentes pratiques de quantification. La seconde partie précise leurs points communs.
La diversité des usages des chiffres s’inscrit dans le temps long. Elle procède du développement du système des poids et mesure, parallèle à l’affirmation du langage (p.27) qui conduit à « médier » les relations « par les nombres » et par les mots. Le temps par exemple est perçu comme « une expérience sociale aux racines collectives » répondant au « besoin de coordonner et de structurer la vie sociale » (p. 57).
L’affirmation de la mesure passe par le renforcement de la précision, de l’abstraction et de l’universalisation, entre « l’hommée » (la parcelle que le vigneron peut travailler en une journée) et la définition du système international des principales unités de mesure introduit en 2019 et détachée de toute valeur culturelle et de toute emprise politique (p. 48-49).
Retenant l’exemple de la Grande-Bretagne, l’auteur nuance la force de la « dynamique de la quantification » qui associe « compter, décrire et comparer » à l’exercice du pouvoir à partir du XVIIIe siècle. Les réticences des britanniques à l’égard des recensements et de l’état civil, censés bafouer les libertés individuelles, conduit en effet à favoriser le calcul (« l’arithmétique politique ») plutôt que le dénombrement pour « mesurer » la population. Partout cependant, « l’esprit de calcul » triomphe (p. 80). Des ‘modèles nationaux’ se dessinent au cours du XVIIIe siècle : statistiques descriptives, nomenclatures, comparaison des données, pour l’approche monographique allemande ; recensements et descriptions à des fins administratives et comptables pour l’approche française ; analyse mathématique des données quantitatives pour l’approche anglaise.
Olivier Martin rappelle que ce n’est qu’après le XVIIe siècle que la précision se substitue « à l’à-peu-près », reprenant la thèse d’Alexandre Koyré, dont l’ouvrage (L’exactitude se substitue au monde de l’à peu près, publié en 1971) est cité deux fois (p. 113 et 117). La « révolution quantitative » soude les communautés savantes autour de la rhétorique de l’observation, de la mesure et de l’expérimentation. La convergence des pratiques savantes et profanes conduit ensuite à bâtir un « monde mesuré » (p. 122) et à penser l’univers « comme un tout ». L’auteur décrit la diffusion de la mathématique savante dans l’arène marchande et dans le champ scientifique, précisant que cette diffusion profite de l’essor de l’imprimerie (XIVe siècle) puis de l’essor de l’industrie des machines reliant les sciences et les techniques (XIXe siècle) (p. 124-125).
Les passages consacrés au XXe siècle, le siècle des « échelles » permettant d’agréger et de penser « toutes les grandeurs comme échelonnables », (p. 137), me paraissent les plus nouveaux. Avec ces échelles, la mesure ne sert plus à « identifier des valeurs numériques inscrites dans la nature des choses », mais elle permet de « représenter certaines propriétés empiriques par des nombres » (p. 134). Olivier Martin détaille l’exemple de la mesure des traits psychiques à partir des premiers tests d’intelligence du psychologue français Alfred Binet à la fin du XIXe siècle (p. 140). La méthode rencontre un vif succès aux États-Unis où à la différence de la France, les tests vont servir à mesurer l’intelligence. Comportant plus d’épreuves que le test français, le test américain s’interprète de façon automatique et binaire (succès ou échec, 1 ou 0 point). À partir de 1916, son résultat final est censé indiquer le niveau d’intelligence (p. 142) plus connu sous la forme de QI (le fameux coefficient intellectuel). L’auteur précise que « la conception unidimensionnelle et quantitative de l’intelligence retenue par les Nord-Américains » condamne les « résistances de Binet » à l’encontre de « toute mesure du niveau d’intelligence » et de « toute hiérarchisation des individus ». La banalisation des tests aux États-Unis dans les années 1920 annonce le développement des échelles psychométriques en psychologie, conduisant à la mesure de la dépression (p. 144) ou des pratiques addictives (p. 145). Pour l’auteur, « la généralisation des échelles en médecine contribue, avec les données statistiques d’État et les enquêtes spécifiques, à faire entrer les démarches quantitatives dans les sciences humaines et sociales » (p. 146).
Les méfaits de la généralisation des indicateurs mobilisés dans un but performatif (p. 149) sont également dénoncés. Olivier Martin explique le succès de ces indicateurs par les transformations de l’État qui s’affiche en « problème » et cherche « des principes de gestion rationnels pour rendre compte de son action, la comparer à celle d’autres pays européens et juguler les déficits publics » depuis les années 1960 et plus encore 1970. On peut regretter qu’il n’évoque pas la rationalisation des choix budgétaires, dont les mécanismes jouent aussi avec la mesure, alors qu’il décrit le « puzzle doctrinal » du New Public Management (p. 151) qui « fragmente l’administration en unités autonomes, introduit des outils de gestion par les résultats et mesure les performances suivant le modèle de l’entreprise » (p. 152) et généralise « la compétition chiffrée » (p. 162).
La seconde partie de l’ouvrage tire le bilan des enseignements des enquêtes présentées. Il montre en quoi la quantification est un fait social. Rien de nouveau, mais une bonne synthèse dont on peut retenir quelques enseignements majeurs : les pratiques de mesure ne sont pas naturelles, même si « le besoin de quantifier est probablement universel », la « façon de répondre est très variable » (p. 180) ; mesurer et quantifier participent d’une même action (« mettre en chiffre ce que les mots qualifiaient déjà »), mêlant conventions et pouvoir, pratiques et techniques d’enregistrement, de conservation et de communication [3] (p. 184) ; les changements techniques ne sont que des réponses à des problèmes organisationnels, la quantification prend racine à une échelle locale puis se généralise (p. 189). Elle acquiert une autorité spécifique et s’inscrit « dans le réel », alors qu’elle n’est qu’une construction.
Olivier Martin accorde une mention spéciale aux algorithmes « qui participent activement à l’avalanche des nombres », mais « sans que leur fonctionnement soit toujours bien connu ou discuté dans les arènes politiques représentatives ». Il invite ainsi à s’interroger sur le pouvoir inhérent à tout acte de quantification (p. 194), renvoyant à de nombreuses luttes pour imposer les systèmes de mesure (p. 195), depuis celle du calendrier de la Révolution française (p. 197). Il invite aussi à réfléchir à « l’apparente neutralité de la mesure » qui lui permet d’échapper à toute mise en cause en dehors des cercles de ses concepteurs.
L’auteur interroge également les raisons du succès de la quantification, qui n’est pourtant « ni une preuve de scientificité, ni même une connaissance nécessaire », mais qui s’impose au XIXe siècle (p. 208) lorsque les « indicateurs de performance remplacent le jugement » (p. 209-210). La quantification affirme alors son autorité dans l’arène politique et économique indépendamment des transformations des sciences, faisant passer du gouvernement par les lois au gouvernement pas les nombres (p. 213-215) et subordonnant les individus à des programmes qui ne sont pas discutés (p. 217). Pour Olivier Martin, ce passage s’incarne dans le New public Management (p. 217). La croyance dans la capacité du calcul à fonder l’ensemble de l’organisation permet alors « de penser les sociétés en les purgeant du débat » et de les soumettre « aux lois chiffrées qui échappent à la contradiction, principe sacré du droit » (p. 218). On peut remarquer que la généralisation de la quantification était aussi souhaitée par les réformateurs français de l’entre-deux-guerres qui, derrière Auguste Detoeuf ou Maurice Allais, considéraient que le développement de l’information chiffrée suffirait à éliminer la lutte des classes … [4]. Ces ‘visionnaires’ des années 1930 avaient bien vu que « quantifier permet d’établir la confiance, de dépersonnaliser les tensions » (p. 227). L’ouvrage incite pourtant à « douter de la pertinence du système » puisqu’il interdit de « discuter les indicateurs ». Il souligne les paradoxes de « cette mise en chiffres, qui permet de manipuler les individus comme on programme des algorithmes » (p. 219), mais qui, en retour, fournit « aux électeurs les moyens de forger leurs décisions dans l’isoloir » (p. 234) et « place le pouvoir sous surveillance » (p. 235), devenant alors l’arme des pauvres.
Olivier Martin montre que la quantification procède d’un choix (p. 251) qui n’est pas neutre. Il précise que « les opérations de quantification sont parmi les formes de pouvoir les plus douces », considérant par exemple que « le PIB reste incontournable par sa capacité à établir des liens et à réduire des phénomènes » (p. 259), ce qui peut être discuté. Ces « réponses techniques automatiques » (p. 260) assimilent chaque difficulté à des questions purement techniques et permettent « de gouverner sans donner l’impression de gouverner puisque la réalité s’impose à nous » (p. 261). Dans ce sens, la quantification est au cœur des politiques publiques, elle façonne notre manière de penser le monde (p. 263). La démonstration est convaincante.
En conclusion l’auteur rappelle que paradoxalement, alors que « quantifier » est « un acte social, volontaire et collectif », « l’idée que les chiffres sont des outils neutres, rationnels, objectifs » (p. 266) s’est imposée. Il invite à « se ressaisir de ces chiffres » pour « moins subir leur autorité », à « mieux connaître » les choix qu’ils « incarnent silencieusement » et à « développer notre vigilance critique pour se réapproprier leur construction » et nous émanciper de leur emprise. Cet appel semble d’autant plus nécessaire que les chiffres ne cessent d’étendre leur empire.
Quelques notes critiques pour finir. Le choix assumé par l’auteur de faire un manuel tout d’abord, ne me semble pas complètement abouti, car il manque un index qui aurait été fort utile pour retrouver les nombreux acteurs qui traversent les chapitres. La bibliographie comporte bien sûr quelques ‘trous’, la faiblesse des références historiques en particulier. Ainsi, à plusieurs reprises les indicateurs chiffrés sont associés à des idéologies sélectives et comparatives (p. 162), portées par des artisans de l’eugénisme, dont Francis Galton, ou par l’idéologie nazie prônant des idées de sélection sociale, de compétition entre individus, de quête permanente de performance. On ne peut pas être spécialiste de tout, mais ces affirmations auraient mérité d’être étayées par des références historiques précises, et en particulier par les travaux d’Adam Tooze [5].
Quelques regrets aussi. Le choix éditorial de ne pas traiter les chiffres comptables, qui sont en fait un peu abordés, l’absence de recherche de contre-pouvoirs à cette emprise des chiffres, et il doit bien y en avoir, l’absence de référence aux échecs de la quantification, aux expériences avortées, comme celles des propositions de Plans comptables qui n’ont été et ne seront jamais utilisés. Si les étapes de la construction de « l’empire » sont clairement décrites, ne reste-t-il pas à s’interroger sur les caractéristiques de l’empire précédant celui des chiffres, lorsque le commerce ou le pouvoir n’exigeait pas d’étalon commun ? Était-ce « l’empire des mots », qui, comme les chiffres, constituent un langage commun ?
L’exemple des économistes français qui écartent l’économie mathématique de Léon Walras au XIXe siècle et opposent un raisonnement du verbe à un raisonnement du chiffre est à contre-courant du développement de l’emprise du chiffre décrit par Olivier Martin [6]. L’analyse de ces tensions entre une France des mots et une France des chiffres et l’étude des résistances à l’impérialisme du chiffre restent à faire [7]. Il en est de même de l‘analyse des sceptiques, qui refusent de répondre aux questionnaires des enquêtes officielles ou de remplir les bulletins de recensement démographique et qui résistent à bas bruit à l’emprise du chiffre. Pourtant, même ces ‘résistants’ sont sous emprise puisqu’ils utilisent un réveil, prennent leur température, achètent des mètres de tissus et font peser leurs fruits au marché. Que vaut leur opposition ?
Outre le foisonnement d’exemples extraits d’un vaste échantillon d’ouvrages, les principaux apports de L’empire des chiffres sont de deux types. En reconstituant les étapes de la formation de l’empire dans le temps long, Olivier Martin montre tout d’abord qu’ils répondent aux besoins de la vie collective, se mettent au service de la science puis affirment leur autorité en s’imposant au cœur de l’évaluation des politiques publiques. Dans un second temps, ces analyses montrent que, même si l’utilité des chiffres est incontestable, la légitimité que leur confère leur apparente scientificité et leur proximité au pouvoir politique doit être discutée.
par , le 17 novembre 2021
Béatrice Touchelay, « Ces chiffres qui nous gouvernent », La Vie des idées , 17 novembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Olivier-Martin-L-empire-des-chiffres
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[1] Les expressions entre ‘…’ sont de l’autrice de cette notice.
[2] Theodore M. Porter, Trust in number : the pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton N.J. Princeton University Press, 1994, traduction française 2017
[3] « La révolution de papier » analysée par Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte, 2008.
[4] Olivier Dard, Le rendez-vous manqué des relèves des années 30, Paris, Puf, 2002.
[5] Adam Tooze, Statistics and the German State, 1900-1945 : The Making of Modern Economic Knowledge, Cambridge University Press, 2001 ; The Making And Breaking Of The Nazi Economy. The Wages of Destruction, London Allen Lane, 2006.
[6] Lucette Le Van-Lemesle, Le Juste ou le Riche. L’enseignement de l’économie politique, 1815-1950, Paris, CHEFF, 2004.
[7] Expression du premier directeur général de l’INSEE Francis-Louis Closon dans « La porte étroite », 1956, 6 pages. Texte communiqué par son auteur.