Recensé : Angus Deaton, La Grande évasion. Santé, richesse, et l’origine des inégalités, Paris, Presses Universitaires de France, 2016, 384 p., 24 €.
Qu’est-ce que le développement ? On sait qu’une exploration du concept ne peut le réduire à sa seule dimension matérielle : à côté de la richesse ou des revenus, il faut aussi considérer la santé, l’éducation, le bonheur, etc., pour prendre sa mesure. Dans La Grande Évasion, Angus Deaton fait un état des lieux des progrès effectués depuis le début du 19e siècle selon deux dimensions, la santé et la richesse des populations. L’étude conjointe de ces deux volets enrichit considérablement l’analyse usuelle du développement.
La richesse va souvent de pair avec les autres dimensions du développement : les pays les plus riches sont aussi ceux dont les habitants déclarent le plus souvent avoir une vie satisfaisante, corrélation qui s’étend aux autres dimensions du développement. S’il y a corrélation, y a-t-il un lien plus formel, plus profond que simplement statistique ? De la réponse à cette question découlent des politiques publiques différentes.
Pour Angus Deaton, certaines politiques peu coûteuses permettraient d’améliorer largement la vie d’un grand nombre d’êtres humains plus efficacement que l’aide au développement sous sa forme actuelle. Pour certains services de santé, une logique verticale doit encore prévaloir : il est plus efficace de centraliser certaines politiques dans les mains d’experts internationaux, comme le programme d’immunisation de l’UNICEF ou les thérapies de réhydratation orale. Il conclut toutefois que c’est l’amélioration de la régulation et des politiques de santé des pays en développement qui aura le plus fort impact.
Un monde plus sain, plus riche, et toujours inégal
Pour un livre qui s’adresse à un large public, La Grande Évasion réalise un premier tour de force, celui de mobiliser de nombreux indicateurs statistiques et graphiques, sans qu’ils soient jamais indigestes. Deux constats valent son titre à l’ouvrage : l’amélioration persistante de la condition matérielle de nombreux êtres humains, et l’allongement considérable de leur espérance de vie.
Dans les pays occidentaux, l’espérance de vie à la naissance a augmenté de 30 ans au cours du 20e siècle. Ces progrès reflètent d’abord la diffusion de la théorie microbienne, qui a permis une réduction de la mortalité infantile grâce aux progrès du traitement des maladies infectieuses, coqueluche, diphtérie, poliomyélite, rougeole, tétanos etc. L’amélioration s’est poursuivie grâce aux progrès du traitement des maladies chroniques, qui affectent des personnes plus âgées, les maladies cardiovasculaires et le cancer. Aujourd’hui, on n’observe pas d’inflexion de l’augmentation de l’espérance de vie dans les pays développés : il est difficile de savoir si ces progrès s’arrêteront un jour.
Au cours de la transition épidémiologique internationale, au milieu du 20e siècle, les progrès opérés dans les pays riches se sont transférés aux pays en développement. Ainsi, l’espérance de vie à la naissance y a depuis progressé de 25 ans, et ce en dépit du revers dramatique lié à l’épidémie du SIDA. La pénicilline, les sulfamides, les campagnes de vaccinations et les thérapies de réhydratation orales ont joué un rôle majeur. Le niveau de richesse de ces pays n’a quant à lui pas d’incidence déterminante. Pour poursuivre les progrès entamés, il semble que les deux politiques qui auraient à moindre coût le plus grand impact sur la santé dans les pays en développement soient aujourd’hui l’éducation à l’hygiène et la capacité de l’État à organiser une politique de santé.
De même, les pays développés ont vu le bien-être matériel de leurs habitants progresser, et converger (en moyenne), au cours de la même période. Le PIB par habitant (un indicateur critiquable et critiqué dans le livre) aux États-Unis en 2012 représente 5 fois celui de 1929. Les inégalités de revenu, quant à elles, ressortent nettement plus que les inégalités de santé. Depuis la fin des années 1970, le revenu moyen des 5 % d’Américains les plus riches a doublé, tandis que celui des 20 % les plus pauvres a stagné. Quelles sont les raisons de cette divergence ? Parmi les quelques explications qu’il examine, Angus Deaton distingue le rôle de la finance dans la concentration des revenus, et s’interroge sur la compatibilité de telles inégalités avec le fonctionnement d’une démocratie.
Il est plus difficile de comparer le revenu des habitants des pays pauvres, en raison de leurs habitudes de consommation différentes ; de même, il est difficile de définir un seuil de pauvreté indépendamment de considérations politiques, et a fortiori de comparer les pays à l’aune de ce critère. On sait toutefois que dans certains pays, comme la République centrafricaine, la République démocratique du Congo, la Guinée, Haïti, Madagascar, le Nicaragua et le Niger, le revenu moyen a diminué au cours des 50 dernières années. Globalement, les inégalités ont augmenté entre les pays. Pendant la même période, la Chine, Hong Kong, la Malaisie, Singapour, la Corée du Sud, Taïwan et le Botswana ont multiplié leur revenu moyen par 7. La croissance de très grands pays – l’Inde et la Chine – permet au bilan de marquer une diminution légère des inégalités entre tous les êtres humains.
Le lien entre santé et richesse
Le premier chapitre s’ouvre sur le graphique de la « courbe de Preston », qui montre le lien entre espérance de vie et revenu moyen dans chaque pays. Le lien entre espérance de vie et richesse peut avoir trois explications différentes. La richesse favorise-t-elle une meilleure santé ? Santé et richesse ont-elles des déterminants communs ? Une meilleure santé favorise-t-elle l’activité économique ? Le travail de l’économiste se résume en grande partie à la nécessité d’identifier quelles relations causales, quelles explications sont les bonnes. Second tour de force de La Grande Évasion, Angus Deaton démontre que ce travail d’identification peut être rendu abordable et accessible. Il se concentre sur les deux premiers mécanismes.
La richesse favorise-t-elle une meilleure santé ? L’auteur répond par l’affirmative, mais il récuse que ce mécanisme soit le plus utile pour comprendre la trajectoire comparée des pays. Certes le progrès industriel a engendré ses propres découvertes dans le domaine de la santé, comme la pénicilline et les sulfamides. Il a aussi encouragé des découvertes dans d’autres domaines, notamment parce que l’urbanisation a favorisé la recherche contre les maladies épidémiques. C’est à ce mécanisme que le livre attribue notamment la découverte de la théorie microbienne. Toutefois, Angus Deaton rappelle que des traitements qui pourraient sauver de nombreuses vies dans les pays en développement coûtent en réalité peu cher, et qu’ils ne sont pourtant pas mobilisés. Il montre aussi que le SIDA a touché plusieurs pays africains, indépendamment leur richesse relative. À tout le moins, la richesse ne suffit donc pas à expliquer les écarts relatifs des pays en termes de santé, pas plus, d’ailleurs, que les écarts relatifs au sein de chaque pays.
Quels déterminants la santé et la richesse ont-elles en commun ? Le livre insiste sur le rôle des institutions. Des approches verticales, comme les programmes de vaccination de l’UNICEF, de l’OMS ou de GAVI Alliance, mis en œuvre depuis les pays riches, ont permis de résorber plusieurs épidémies mondiales. Dans d’autres cas, ils ne peuvent toutefois pas se substituer à une politique de santé nationale qui serait seule à même de promouvoir l’hygiène publique. Le livre donne l’exemple de la lutte contre l’épidémie du SIDA, qui nécessite l’implication locale de cliniques et de personnels de santé. De même, les institutions nationales et locales jouent un rôle-clé dans la dynamique de croissance, ou plus souvent dans son enrayement. C’est vrai des régimes kleptocratiques, tels que la République démocratique du Congo de Mobutu Sese Seko ou l’Éthiopie de Meles Zenawi Asres, qui s’enrichissent au détriment de la santé et de l’activité économique de leur population. C’est aussi vrai des États-Unis, où seuls les plus riches se sont enrichis depuis 40 ans.
Que faire ?
Le dernier chapitre du livre compare les mérites de plusieurs solutions. Il critique sans concessions l’aide au développement, responsable selon lui de plus de maux que de progrès, et plus généralement, l’interférence des pays riches dans les affaires des pays en développement. Les conflits d’intérêt dans lesquels sont pris les donateurs vouent leur action à l’échec, même lorsqu’elle procède d’une bonne intention. Du côté des bénéficiaires, l’aide extérieure a un effet d’éviction sur d’autres ressources mobilisables pour le développement, et soutient des régimes contestables. L’effet de l’aide au développement sur la croissance économique s’est révélé notoirement difficile à mesurer. Devant cet échec, l’aide au développement s’est largement concentrée sur l’objectif de réduction de la pauvreté, à travers notamment les Objectifs du Millénaire pour le Développement, puis les Objectifs de Développement Soutenable. Or, comme le montre l’analyse de l’auteur, réduire la pauvreté ne suffit pas à faire face à certaines épidémies, qui relèvent des politiques publiques de santé.
À l’opposé, soutenir la construction de la capacité étatique locale, et améliorer l’environnement international, pourraient enfin permettre aux populations les plus pauvres d’échapper elles aussi à la misère et à la maladie. Voici les pistes qu’Angus Deaton trouve les plus prometteuses :
– Même dans des contextes de faible développement institutionnel, il reste possible de traiter l’eau et d’encourager l’hygiène publique, à un coût modique.
– Garantir aux firmes pharmaceutiques des débouchés pour leurs produits les encouragerait à chercher à résoudre les épidémies qui touchent essentiellement des pays pauvres. Par exemple, plusieurs donateurs, sous l’égide de l’organisation Gavi, se sont engagés à acheter un vaccin permettant de lutter contre les infections à pneumocoque. Ce mécanisme de marché garanti a permis que les vaccins soient diffusés beaucoup plus rapidement dans 50 pays pauvres.
– Le protectionnisme agricole des pays riches réduit le revenu des producteurs agricoles dans les pays en développement, et augmente le prix payé par les consommateurs. L’auteur appelle à sa suppression au plan mondial.
– Enfin, le commerce, la finance, les traités internationaux doivent systématiquement isoler les régimes kleptocratiques (même si cela signifie ne pas aider les populations concernées), et encourager les progrès des administrations de santé dans les États fragiles.
À l’instar des travaux académiques d’Angus Deaton, cet ouvrage est discrètement lumineux. Il montre que les politiques de santé mises en œuvre dans les pays en développement sont parfois inefficaces, parce que fondées sur une analyse incomplète. Il enrichit considérablement le diagnostic en considérant ensemble les enjeux de santé et de richesse. Le résultat est un livre exigeant, qui propose des solutions concrètes, immédiatement réalisables, mais qu’il est difficile de réduire à un ou deux messages simples.