Norbert Elias, L’utopie, traduit de l’allemand par Hélène Leclerc et de l’anglais par Delphine Moraldo et Marianne Woollven. Introduction et supervision des traductions par Quentin Deluermoz, Paris, La Découverte, 2014, 152 p., 16€.
Norbert Elias et L’Utopie de Thomas More
À l’approche du cinquième centenaire de L’Utopie, le fameux livre que Thomas More (1478-1535) publia en latin en 1516, l’historien Quentin Deluermoz et les éditions La Découverte ont réuni et fait traduire en français les textes que le sociologue Norbert Elias a consacrés à More et au thème de l’utopie d’abord parus en allemand et en anglais entre 1982 et 1987.
La première trace d’un intérêt d’Elias pour More apparaît en 1979, avec la publication de La solitude des mourants [1]. Âgé de 82 ans, Elias y relevait que celui qui était chancelier du roi d’Angleterre Henry VIII depuis 1529 avait embrassé sur la bouche son père agonisant. Il avait tiré cette information du beau-fils du célèbre humaniste, William Roper. Sa Vie de Sir Thomas More, objet d’une édition de divulgation dans les années 1960, constituait une source attrayante pour approcher la Renaissance anglaise [2].
Depuis longtemps fasciné par l’époque de la Renaissance, Elias avait plutôt jusque-là laissé de côté l’histoire de la société anglaise. Ses recherches des années 1930 sur La société de cour [3] et sur Le processus de civilisation [4] visaient à expliquer la différence « de la mentalité nationale » [5] des Allemands et des Français et se concentraient principalement sur l’histoire de la société française. Il avait donné une large place à Érasme de Rotterdam, grand ami de More, mais aucune à More lui-même ; il avait approché la littérature utopique à partir d’un roman pastoral du début du XVIIe siècle, L’Astrée d’Honoré d’Urfé, mais pas L’Utopie.
Depuis 1978, Elias travaillait au Centre de Recherche Interdisciplinaire de l’université de Bielefeld, sorte d’utopie académique avec « la piscine, la forêt, l’atmosphère intellectuelle... » [6]. Gratifié du Prix Adorno l’année précédente, il jouissait désormais d’une reconnaissance difficilement et tardivement acquise. Durant l’année 1980-1981, il intégra le programme de recherche sur « L’histoire des fonctions des utopies littéraires à l’époque moderne », lancé cinq ans plus tôt. L’Utopie de More se trouvait évidemment au centre de l’attention de nombre des participants et Elias saisit l’occasion d’étudier ce texte classique de l’histoire de la pensée politique.
La place de l’utopie dans l’œuvre d’Elias
Sa contribution aux travaux collectifs prit pour titre « La critique de l’État chez Thomas More. Précédé de quelques réflexions pour une définition du concept d’utopie ». Dès 1982, elle était imprimée dans les Utopieforschung (Recherches sur l’utopie) dirigées par Wilhelm Voßkamp, où elle occupe une cinquantaine de pages. La même année, Elias délivra et publia la conférence : « À quoi servent les utopies scientifiques et littéraires pour l’avenir ? », où l’étude de l’œuvre de science-fiction de l’écrivain britannique H. G. Wells (1866-1946) permet à Elias de proposer une interprétation générale du phénomène littéraire utopique, en envisageant celui-ci dans la longue durée. Enfin, en 1986, il revint sur « Thomas More et l’utopie », à l’occasion d’une conférence délivrée en allemand et imprimée l’année suivante. Mais rien n’indique qu’Elias se soit engagé dans de nouveaux travaux sur L’Utopie et ce qu’il nomme, dans l’un de ses derniers écrits, « le remplacement des utopies “dorées” inaugurées par Thomas More (et sa description d’une condition humaine meilleure et désirable) par des utopies “noires” comme celles de H. G. Wells, lequel dépeignait une condition plus sombre encore que ce que pouvaient inspirer nos pires craintes » [7].
Du point de vue de la sociologie historique, le phénomène de la littérature utopique suggérait l’idée d’un processus de dé-civilisation, dont les signes avant-coureurs apparurent au tournant du XXe siècle : en 1914, « la puissance de feu de l’artillerie lourde était si importante qu’elle interdisait toute percée des troupes. Un civil comme H.G. Wells [dans son ouvrage Anticipations de 1901] l’avait prévu, mais les spécialistes ne le voyaient pas » [8]. Toutefois, Elias entendait sortir la réflexion sur l’utopie d’une certaine confusion entretenue et renforcée, selon lui, par les « utopies-cauchemar » dominant la littérature utopique du XXe siècle : si cette dernière, met en évidence le recours, par des régimes autoritaires, « à un savoir technologique et scientifique », elle renforce à tort « l’idée selon laquelle les processus physiques et biologiques en eux-mêmes sont en partie ou totalement responsables du chemin pris par le développement social » (p. 117). En réponse à cette confusion, qui innerve bien des critiques de la modernité, Elias prend le parti de réconcilier culture et technique : il esquisse l’utopie d’une société où « le progrès dans le domaine des sciences physiques et de la technologie » pourrait être « soutenu par un progrès équivalent en sciences sociales » (p. 122). C’est peut-être là le principal intérêt de la réflexion d’Elias sur l’utopie : elle invite à prendre au sérieux la critique sociale et politique des techno-sciences que propose la littérature utopique du XXe siècle, sans céder au déterminisme des postures technophobes.
En réunissant les trois textes d’Elias sur le concept d’utopie, l’édition française a bénéficié de l’édition critique allemande des Gesammelte Schriften [9] et de sa version anglaise dans The Collected Works [10]. L’édition allemande organisait les essais de façon chronologique, présentant l’inconvénient d’imprimer dans deux recueils successifs les textes d’Elias sur More et l’utopie. L’édition britannique les présentait de façon thématique, rassemblant en l’occurrence l’essai et la conférence sur More, suivis de la conférence sur les utopies scientifiques et littéraires, dans un volume portant sur la sociologie du savoir et des sciences.
Les responsables de l’édition britannique soulignaient que la conférence sur More et l’utopie de 1986 – où l’on trouve une mise en cause explicite de « l’ivresse hégémonique » de « l’administration Reagan » et de « l’utopie hégémonique » du « rêve américain » – est « l’une des nombreuses pièces qu’Elias a écrites au milieu des années 1980 traitant de la globalisation et les problèmes des conflits inter-étatique à l’échelle globale » [11]. Cette préoccupation apparaissait déjà à l’ordre du jour dans la conférence de 1982, où Elias fait allusion au spectre de la guerre froide et à la crainte d’une guerre nucléaire (p. 124). Le choix de Quentin Deluermoz d’extraire les contributions d’Elias sur l’utopie et de les publier en suivant l’ordre chronologique de rédaction paraît donc judicieux.
La Futurologie et les recherches sur l’utopie
La recherche d’Elias sur L’Utopie et les transformations du genre littéraire que More a renouvelé se concentre en fait sur quelques mois de l’année académique 1980-1981, début de l’ère Reagan. À se rappeler l’étroite relation, de 1924 à 1933, entre Elias et le sociologue hongrois Karl Mannheim, qui publia Idéologie et utopie en 1929, on voudrait pouvoir inscrire la pensée d’Elias sur l’utopie dans un horizon d’interrogation plus lointain. En 1984, Elias écrivait s’être « souvent demandé si le fait que Mannheim, malgré son concept d’idéologie totale, semble attribuer une position particulière à l’utopie – qui a pourtant elle aussi le caractère d’une idéologie – pouvait s’expliquer par le fait qu’il a tenté involontairement d’éviter de réduire le socialisme à une idéologie » [12]. Pour Elias, « la critique de l’idéologie n’était qu’un moyen pour atteindre une fin, un pas en avant vers une théorie de la société qui prendrait en compte le fait qu’il existait aussi bien un savoir masquant la réalité qu’un savoir la dévoilant » [13]. Dans une note portant sur la conclusion de l’essai sur More et la critique de l’État (non reprise dans l’édition française), les éditeurs britanniques suggèrent, à partir d’allusions d’Elias, que le fil conducteur de ses trois textes sur l’utopie est resté sous-jacent. Il s’agirait d’une critique de l’idéologie à l’œuvre dans une discipline des sciences sociales qui prétendait dévoiler la réalité sociale à venir et qui avait partie liée avec le développement de la stratégie nucléaire américaine : la futurologie. Les figures les plus marquantes en étaient Herman Kahn – dont s’inspira Stanley Kubrick dans son film Docteur Folamour, auquel Elias se réfère en passant (p. 112n) –, Anthony J. Wiener et Daniel Bell [14].
Pour la seconde édition de Über den Prozess der Zivilisation, publiée en 1969, Elias avait bien consacré une note à l’ouvrage de Bell sur La fin des idéologies (1960) [15], mais on ne le voit pas, par la suite, aborder de front et développer la critique de la futurologie comme idéologie. À la lecture du préliminaire de son premier essai sur More, on pressent qu’il intervint à un moment de tension au sein du groupe interdisciplinaire de recherches sur l’utopie entre les représentants, d’une part, des études littéraires et ceux, d’autre part, des études sociologiques et historiques. Les travaux littéraires sur les utopies négligeaient alors, semble-t-il, de se demander de quoi une utopie était le symptôme, et de poser ce qu’Elias nomme « un diagnostic social précis », se condamnant ainsi à la « stérilité » (p. 39).
On peut ainsi regretter que Quentin Deluermoz, dans une préface où il souligne à raison le caractère fragmentaire, inachevé et programmatique du travail d’Elias sur le concept d’utopie, n’ait pas pris le parti de situer le sens de l’intervention du sociologue dans le cadre des enjeux des travaux de ce groupe de recherche qui auraient pu l’éclairer davantage. En prenant à son tour le célèbre ouvrage de More pour point de départ, Elias cherchait à développer une conception de l’utopie antinomique à celle qui permettait le rapprochement « entre la prévision scientifique et l’utopie littéraire, sociale ou politique » (p. 102) tout en formulant une « hypothèse de travail pour l’utilisation du concept d’utopie […] qui puisse servir de base commune aussi bien aux travaux de recherche littéraires qu’aux autres disciplines représentées » au sein du groupe de Bielefeld (p. 35).
Une étude d’histoire intellectuelle
Reste que le petit nombre des instruments dont Elias s’est doté pour approcher la pensée politique de More témoigne d’un investissement mesuré. La Vie de Thomas More par Roper est le premier pilier d’un honnête exercice d’histoire intellectuelle. Il en développe une approche critique et lucide, questionnant la représentation de More en « martyr et saint chrétien » (p. 93) promue par Roper dans une opération de « propagande et de combat » (p. 89) qui convenait encore, au 20e siècle, à Raymond W. Chambers. Le classique Thomas More de ce dernier parut en 1935, année de la canonisation de l’humaniste anglais par l’Église catholique. Le second pilier est bien sûr le texte même de L’Utopie. Elias a principalement lu l’ouvrage dans une édition allemande dotée d’une faible valeur scientifique. Il l’a occasionnellement confrontée à la traduction anglaise proposée dans l’édition de référence – dite la « Yale Utopia », qui comprend en outre le texte latin et un imposant commentaire – et il a vraisemblablement parcouru l’étude fondamentale de John H. Hexter lui servant d’introduction [16]. Pour son information générale, il a aussi puisé dans une édition anglaise de grande divulgation, tirant notamment de l’introduction une vision impressionniste des contradictions du champ de la littérature critique (p. 60). Les seuls autres écrits de More sur lesquels Elias se soit penché un tant soit peu sont ses Épigrammes latins, un recueil associé à L’Utopie à partir de la troisième édition (1518).
Les ressources limitées que mobilise Elias situent donc sa contribution à l’écart des études savantes sur Thomas More qui, en retour, semblent l’avoir ignorée jusqu’ici. Elias n’en pose pas moins une série de questions de bon sens et de sains principes de méthode de lecture, par exemple en ce qui concerne l’attitude de More à l’égard de la religion. Sans être particulièrement originaux, du moins le distinguent-ils des interprétations confessionnelles dont les historiens se font bien souvent, consciemment ou non, les relais. Elias ne donnerait manifestement pas « à un phénomène spirituel des causes spirituelles » [17]. Comme Elias le remarque, « en voulant percevoir dans l’auteur de L’Utopie le futur chancelier du roi, le martyr orthodoxe qui monta sur l’échafaud, on est contraint de lire d’ores et déjà dans cet ouvrage ce qui n’y est pas et d’escamoter beaucoup de choses qui y sont » (p. 67). « More attribuait aux Utopiens une diversité de religions tout à fait hétéroclites et complètement tolérantes les unes envers les autres – ce n’est pas rien » ; il attribuait « à de nombreux Utopiens une conviction religieuse dont la description se lit comme une anticipation du déisme des siècles à venir » (p. 63). Ce qui n’empêcha pourtant pas More, suite à l’avènement du luthéranisme, de s’engager dans la persécution des hérétiques et dans la justification théorique de leur persécution (p. 67) [18].