Loin des débats houleux sur la place de l’Islam en Europe, les historiens Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye travaillent. Après plus de cinq ans de genèse, ils offrent au public le fruit de leur labeur, ainsi que celui de leurs collaborateurs : Le Coran des historiens, monumentale synthèse des connaissances sur le contexte, les origines et le contenu du Coran, s’impose déjà comme une référence qui fera date dans l’étude du Coran. Nous sommes avec ce livre bien loin des biographies psychologisantes de Muhammad ou des écrits polémiques se saisissant de quelques poignées de versets hors contexte pour tour à tour élever ou abaisser l’Islam. C’est ici la science qui domine, et ce en faisant table rase des sources traditionnelles, de la théologie et des visions partisanes pour laisser la place à une perspective exclusivement historique des textes coraniques. De l’épigraphie préislamique aux écrits manichéens, des rois éthiopiens aux factions byzantines en passant par les tribus juives, les auteurs nous montrent avec force à quel point l’Arabie qui voit naître le Coran est un monde riche et connecté. Au carrefour de la religion, de la littérature, du droit, de la politique et de bien plus encore, Le Coran des historiens est un plongeon dans une Antiquité plus loquace qu’on ne le pense. Pour beaucoup de lecteurs, ce livre marquera un changement radical dans leurs perceptions du texte coranique et de ce qui l’entoure.
Un texte passé au crible de son contexte
Il serait malaisé de trouver un projet comparable au Coran des historiens dans l’entièreté de la production des études coraniques, et pour cause : Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye ont pris pour modèle les commentaires historico-critiques de la Bible hébraïque et du Nouveau-Testament, renouant ainsi une proximité méthodologique entre les études bibliques et coraniques perdues il y a de nombreuses années. En effet, l’importance accordée aux récits traditionnels entourant le Coran et au statut prophétique de Muhammad ont creusé un fossé entre les deux champs de recherche vers la fin du XIXe siècle (p. 756-760), qui n’a commencé à être comblé que récemment grâce à la persévérance d’une nouvelle génération d’historiens.
L’approche historico-critique a aujourd’hui le vent en poupe, et elle a dépassé son contexte premier, les études bibliques, pour être appliquée dans des champs d’études allant jusqu’aux textes bouddhistes et confucéens. Cette méthode propose avant tout de lire les textes anciens de la manière la plus minutieuse possible. Le contenu et la forme de chaque verset sont analysés ligne à ligne, en se concentrant sur le contexte historique de leur rédaction, en mettant de côté les interprétations véhiculées par les diverses traditions et en portant une attention toute particulière à ce que révèlent la philologie, les variantes des manuscrits, les écarts de style et de vocabulaire au sein d’un même texte, sans oublier de mobiliser des disciplines qui ne sont pas liées directement à l’étude des textes comme la sociologie ou l’archéologie. Cette méthode est notamment connue pour avoir été l’outil permettant de montrer que certains textes de la Bible hébraïque avaient été rédigés et retravaillés à plusieurs reprises par des groupes de rédacteurs divers au cours de l’Antiquité. Si la méthode trouve ses origines dans le Traité théologico-politique de Spinoza (1670), elle ne rencontra un espace pour s’implanter définitivement qu’à la fin du XIXe siècle dans les facultés de théologie protestante avec pour but de servir in fine une perspective ecclésiale. De là, elle s’est progressivement émancipée de ce cadre confessant pour devenir aujourd’hui un outil utilisé par nombre de scientifiques laïcs, en dehors de toute perspective religieuse. Ainsi, en se tournant vers le genre du commentaire historico-critique, Le Coran des historiens propose un changement paradigmatique de taille.
Mais si le livre proclame un lien de filiation fort avec l’exégèse historico-critique biblique contemporaine, cela ne l’empêche pas de prendre une série d’initiatives qui le distinguera des commentaires classiques, le plus souvent en bien. Ainsi, alors que les commentaires exégétiques (qu’ils émanent d’historiens ou non) sont habituellement le fruit d’un seul savant, Le Coran des historiens, lui, mise sur le collectif (28 auteurs ont collaboré à ce projet) afin de profiter des spécialisations de chacun et d’éviter, ou du moins de neutraliser, les idiosyncrasies des chercheurs pour pouvoir livrer le juste reflet de la recherche historico-critique contemporaine. La structure générale, néanmoins, reste la même, aussi le livre commence-t-il par une longue introduction propédeutique, qui forme ici le premier des deux volumes du livre. Le choix adopté par les éditeurs est simple : confier à des experts la rédaction d’un article thématique d’introduction pour un total de 20 chapitres, le tout formant trois ensembles s’intéressant respectivement au contexte historique et géographique dans lequel est né le Coran, au carrefour religieux que représente le texte, et enfin à l’histoire et l’étude des manuscrits du Coran en tant que tel.
Ce premier volume, plus qu’une simple présentation de savoirs et de notions, est un exposé méthodologique puissant qui permettra aux lecteurs non seulement de suivre les explications du second volume, mais encore de construire les siennes propres sur des bases saines. Les deux chapitres de Dye et celui de Moezzi, situés à la toute fin du volume, sont à ce titre un concentré d’histoire de la recherche et de méthodologie qui préparent très efficacement à la lecture de la suite, plus technique.
Les quelques articles contenant des conclusions quasi exclusivement négatives, comme celui sur « Les vies de Muhammad » de Stephen J. Shoemaker, peuvent surprendre à première vue, mais ils font en réalité partie intégrante de la grande entreprise de démystification des origines du Coran qu’entreprend l’ouvrage, en passant en revue tous les thèmes majeurs, y compris certaines fausses pistes : en soumettant l’Arabie qui voit naître le Coran à un examen historique détaillé, Le Coran des historiens redéfinit les zones d’ombres et de lumières dans les connaissances que l’on a du contexte d’apparition du Coran. Par exemple, le dossier de la vie de Muhammad, que l’on croyait bien maîtriser grâce aux sources extra-coraniques, est mis de côté faute d’éléments viables pour l’étudier, laissant la place à des perspectives plus prometteuses comme l’examen des groupes sociaux peuplant l’Arabie tardo-antique : la focale est ainsi changée pour une perspective sociologique, là où les tentatives de reconstitution psychologique ont montré leur caractère hasardeux. Le fait d’avoir parfois fait appel à des experts, non pas toujours du Coran, mais du thème en lien avec celui-ci est un choix à double tranchant : les auteurs s’égarent parfois trop loin hors des préoccupations du volume pour se concentrer sur leur sujet en lui-même et non pas sur sa relation avec le Coran. Ce léger manque de contrôle planant sur l’ouvrage n’est au reste pas gênant outre mesure, en tant que ce ne sont jamais des connaissances fondamentalement inutiles qui sont présentées.
Le Coran des historiens étant centré, comme son nom l’indique, sur le Coran, les articles de ce volume contiennent très peu d’histoire de la réception du texte, au profit d’un accent mis sur l’histoire de la recherche du XIXe siècle à nos jours.
Un commentaire entre dynamisme et acribie
Le second volume constitue le commentaire à proprement parler du Coran, et si les meilleurs chercheurs ont répondu présent pour l’ouvrage, ce n’est, hélas, pas le cas du Coran lui-même, qui est le grand absent du livre. En effet, le second volume du Coran des historiens ne contient pas le texte coranique, ni en arabe, ni en français, mais uniquement son commentaire : il faudra donc avoir constamment sous les yeux une des éditions et/ou traductions signalées par les éditeurs, ou se rendre sur le site « Coran 12-21 ». Ce choix de l’absence du texte commenté mérite qu’on s’y attarde, car il représente une singularité dans le paysage des commentaires historico-critiques : il est d’usage, dans ce genre de littérature, de toujours faire figurer une traduction personnelle du texte que l’on commente. Outre le confort matériel de ne pas avoir sans cesse à faire des allers-retours entre une voire plusieurs traductions du texte et son commentaire, la traduction fait partie intégrante de la démarche historico-critique, car elle est déjà en soi une part de l’analyse du texte. L’argument pragmatique que propose Guillaume Dye, selon lequel la présence d’une traduction alourdirait les volumes, ne convainc pas. De façon plus large, une réflexion étendue sur les enjeux de la traduction du Coran aurait mérité de figurer soit dans le premier volume, soit dans l’avant-propos du second. Bien évidemment, les termes arabes problématiques sont expliqués, mais on ne sort jamais vraiment du cas par cas pour arriver à un discours théorique englobant sur le texte coranique.
Néanmoins, cette absence ne minimise en rien la qualité des commentaires, qui est exceptionnelle. Les éditeurs ne mentent pas en disant que nous sommes face à du jamais vu dans les études coraniques. Tout le bagage traditionnel, comme le découpage entre sourates mecquoises et médinoises [1] est mis de côté au profit d’une perspective diachronique plus complexe et plus étalée dans le temps, basée sur le texte et les données historiques à disposition : reconnaître une sourate comme deutérocanonique [2] ou un groupe de versets comme une glose rajoutée par des rédacteurs postérieurs à Muhammad ne présente aucun problème pour les auteurs. Mais si les interprétations issues de la tradition sont battues en brèche par les historiens d’aujourd’hui, les commentateurs ont bien conscience que ce ne fut pas toujours le cas de ceux d’hier ; aussi, dans un but historiographique, les perspectives traditionnelles sont évoquées tout comme les hypothèses historiques, maintenant datées, en partie basées sur elles : nulle tentative d’effacer un passé commun donc, mais plutôt de l’éclairer et de montrer en quoi la séparation entre tradition et histoire est nécessaire.
Comme cela a été le cas pour la Bible, le virage méthodologique et la rupture avec la tradition religieuse autorisent de toutes nouvelles pistes d’interprétations. Toutefois, ce deuxième volume ne perd pas de vue son objectif d’être une synthèse des connaissances sur le Coran ; aussi les commentateurs font la part belle aux états de la recherche et à l’histoire de cette dernière, avec toujours le soin de présenter plusieurs hypothèses quand ils en ont la possibilité. Cela est particulièrement appréciable en ce qui concerne les passages suscitant ou ayant suscité de vifs débats, comme ceux évoquant les « houris » par exemple, qui auraient beaucoup perdu à être traités de façon partisane pour l’une ou l’autre des lectures concurrentes.
Malgré le titre du livre, l’approche littéraire n’est pas en reste, et les auteurs ne manquent pas de montrer les richesses des sourates en termes de vocabulaire, de grammaire et de structure, quitte à ouvrir des débats d’interprétation qui n’ont pas un intérêt premièrement historique. Aussi, dans des textes qui n’offrent que peu de points d’accroche à l’histoire, comme la sourate 111, les commentaires proposés sont même quasi exclusivement de nature littéraire et philologique, tout en prenant soin de rester centrés sur le texte et de ne pas faire d’anachronisme. Ainsi, en ne sous-estimant aucun aspect du texte au détriment d’un autre, le commentaire est exhaustif et se place au rang d’ouvrage incontournable sur le Coran, et cela même pour les non-historiens.
De la politisation du Coran à la politisation de l’étude du Coran
Difficile d’établir un avis critique sur un ouvrage qui, à peine quelque mois après sa sortie, est déjà un classique faisant partie de toutes les bibliographies savantes. On peut néanmoins remarquer que le livre est perfectible sur certains aspects : Guillaume Dye, dans ses avant-propos aux accents programmatiques, nous livre d’ailleurs lui-même une partie des critères d’évaluation de l’ouvrage qu’il codirige. Ainsi promet-il des articles et des commentaires rédigés en langue simple, afin d’être accessibles à des non-spécialistes. L’idée est bienvenue ici, les commentaires exégétiques étant souvent des grimoires réservés aux initiés. Néanmoins, le principe énoncé semble abandonné pour certaines notions, ce qui constitue de véritables pierres d’achoppement pour le lecteur n’ayant pas des connaissances approfondies sur le sujet. Pour le premier volume, le problème viendra surtout des données géographiques, en particulier dans les articles s’intéressant à l’Arabie. Les quelques cartes qu’offre le livre sont à ce titre sous-exploitées. Pour le second volume, ce sont les concepts linguistiques qui pourront se montrer difficiles pour le lecteur qui ne connaîtrait pas un minimum sur le fonctionnement des langues sémitiques. Quelques pages expliquant certains concepts de base, comme celui de « racine trilitère » auraient été appréciables. Si l’accent aurait dû être mis sur la présentation de ces notions, c’est parce que c’est la philologie qui servira souvent de route vers l’histoire : c’est d’elle que l’on partira vers les écrits chrétiens syriaques, vers les inscriptions sud-arabiques, ou encore vers la Bible éthiopienne. Passées ces quelques difficultés, les articles et les commentaires sont limpides, et ne tombent jamais dans la vulgarisation infantilisante. Aussi, le livre arrivera à éclairer les néophytes comme les initiés. Notons, à destination de ces derniers que si un troisième volume, électronique celui-ci, a été mis en place par les éditeurs pour servir d’immense base de données bibliographiques à destination des études coraniques, les deux premiers volumes ne sont pas avares en bibliographie spécialisée, qui figure à la fin de chaque chapitre et du commentaire de chaque sourate.
Bien qu’il existe une forte harmonie d’un point de vue méthodologique entre les auteurs, on regrette parfois qu’ils ne se soient pas plus concertés entre eux en amont de l’écriture de leurs articles ou de leurs commentaires. Bien sûr, cette relative indépendance des textes de chacun des chercheurs correspond d’une part à la grande difficulté technique de faire travailler de concert autant de personnes (28), mais aussi à une ambition des directeurs de l’ouvrage de ne pas présenter des articles aux idées et points de vue strictement homogènes. Pour exemple, si Christian Julien Robin d’une part, et Manfred Kropp et Guillaume Dye d’autre part, présentent en partie le même sujet dans leurs articles respectifs, à savoir les rapports entre l’Éthiopie chrétienne et le contexte qui a vu naître le Coran, ils mettent l’accent sur différents faits, ce qui permet au lecteur d’avoir à disposition deux regards différents sur une même réalité : ici, l’influence de l’Éthiopie sur l’Arabie tardo-antique. Néanmoins, ces discussions en amont auraient pu donner lieu à un plus grand partage des savoirs entre spécialistes, et auraient pu ouvrir la voie à d’autres pistes de recherche et à des interprétations nouvelles, bien que le livre en soit déjà truffé. Pour exemple, un travail plus concerté entre David Hamidovic, spécialiste de la littérature juive antique, et Carlos A. Segovia, commentateur de plusieurs sourates, aurait pu mettre au jour des parallèles entre les apocryphes juifs et le Coran qui auraient enrichi et l’article dédié aux apocryphes du volume 1, et le commentaire de la sourate du volume 2 : il aurait notamment été intéressant de parler des ressemblances entre Q2 :79 et 1 Hénoch 104 :10, deux textes parlant de la falsification des livres saints, déjà soulevées par André Caquot [3].
Reste à traiter les accents et les ambitions politiques du livre, exprimés pour la majorité par Guillaume Dye dans ses avant-propos. Ce dernier revendique en effet une portée « civique et politique dans le sens le plus noble des termes » au Coran des historiens, étant certain que ce livre peut contribuer à un assainissement du débat public sur l’Islam. À la lecture des articles et des commentaires du Coran des historiens, tous inscrits dans une neutralité scientifique rigoureuse, on pourrait se demander si Guillaume Dye n’essaie pas de prêter au livre des visées qu’il n’a pas. Mais en réalité, ces quelques remarques sont une clef de lecture fondamentale à la qualité du livre : elles montrent que l’approche historico-critique des textes coraniques dépasse l’étroit positivisme prônant la « science pour la science ». En ce sens, une prise de position politique de ce genre est le mouvement final de l’historico-critique laïque, là où celui de l’historico-critique confessante est une prise de position théologique. Pour prendre un exemple hors du Coran, un même mouvement aboutissant à des considérations politiques a pu notamment être observé chez Thomas Römer, principal représentant de la méthode historico-critique chez les biblistes francophones, sur les débats autour du « mariage pour tous » [4]. Les événements et les textes sont passés au crible de la critique historique non pour qu’elle en soit la muette gardienne, mais pour qu’elle soit le moteur de réflexions et de réactions citoyennes. Aussi, ces réflexions politiques de Guillaume Dye témoignent de la prise de conscience totale d’un groupe de scientifiques des tenants et des aboutissants de leurs recherches et de la méthode historico-critique en général, et sont tout à fait légitimes ici : la perspective ecclésiale a fait place à une perspective citoyenne.
Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye (dir.), Le Coran des historiens, Éditions du Cerf, 2019. 3 volumes sous coffret, 4372 p., 88 €.