Voilà plus d’un millénaire qu’hommes et femmes portent le voile dans nos contrées. Nicole Pellegrin montre que, loin de toujours répondre à des préceptes religieux ou moraux, le voile dit aussi les expériences esthétiques d’un Occident avide de transparence.
En 410 pages érudites, Nicole Pellegrin propose une superbe exploration historique, culturelle, psychologique, sociologique et anthropologique des formes, modalités et usages des voiles portés et représentés dans le contexte occidental, et plus particulièrement en France, du Moyen Âge aux années 1960. Resté longtemps une composante décisive de l’habillement, l’enveloppement de la tête par un ou plusieurs voiles occupe de sa forte présence esthétique et symbolique les espaces privé et public. S’intéresser aux voiles dans les rituels tant laïques que religieux, c’est toucher aux manifestations du deuil, à l’expression des émotions, à l’affirmation du secret, de la noblesse, de la hiérarchie sociale, de la séparation, du paraître — des expériences qui ne sont pas réservées aux femmes, mais dont l’association persistante avec les femmes présente indubitablement un intérêt pour l’histoire et la théorie du genre.
N. Pellegrin souligne, découd et examine la pluralité du voile, ce « vêtement souple et non cousu qui couvre la partie haute du corps et notamment la tête », « objet fascinant, car il est matériel et poétique, allégorique et pesant » (p. 5-6). Elle rappelle les significations inscrites au cours des siècles dans ce simple artefact textile qui cristallise les tensions dans notre univers postcolonial globalisé. Son livre montre combien nous sommes rien moins que transparents, visibles et lisibles.
Des réalités et des significations plurielles
N. Pellegrin affirme d’emblée sa volonté de « se dépayser ou du moins s’excentrer », de tenter des « séries pertinentes » d’images qui n’opposent pas « le rêve » et « la connaissance », de se laisser guider par des experts en certaines matières tout en n’hésitant pas à « disloquer le temps » (p. 9 et 11). Son essai, structuré en 5 chapitres, et accompagné d’une centaine d’illustrations, se clôt sur une copieuse bibliographie incluant les dernières parutions sur des aspects pointus de l’histoire du vêtement, des pratiques textiles et leurs représentations, des voiles dans les arts ou l’Islam.
Sans faire abstraction des violentes polémiques qui entourent depuis une trentaine d’années le port du voile islamique (notamment en France), Voiles n’adopte pas une approche relativiste. Il évite cette perspective bien intentionnée, mais limitée qui, juxtaposant les couvertures de tête à travers régions, cultures et religions différentes, recevrait de cette proximité une vérité transculturelle évidente. Une des originalités de l’ouvrage est de partir de modèles occidentaux partagés dans les cultures de l’Antiquité et du Moyen Âge, avant de se concentrer sur la France de l’Ancien Régime à la période contemporaine où ce pays, du fait de la place qu’y occupe la laïcité républicaine, n’est plus associé au port du voile. Ce faisant, il aborde les zones d’ombre de lieux culturels familiers — à travers des développements sur le voile des communiantes (chapitre 3), des religieuses et des infirmières au début du XXe siècle (chapitre 4) ou l’histoire du costume régional (chapitre 5).
Un examen des ambiguïtés du voilement masculin ouvre stratégiquement le livre. S’y affirme la complexité des messages et des pratiques, depuis les hommes bleus du pays touareg jusqu’aux sculptures de pleurants du XVe siècle bourguignon : c’est avant tout la face que les hommes voilent, lieu corporel qui suscite des conflits particulièrement virulents dans la perspective occidentale. En fait, la femme occidentale qui, au Moyen Âge et durant la première modernité, se couvrait le visage était souvent soupçonnée de le faire pour cultiver des liaisons sans être reconnue. Les voiles n’ont donc pas uniquement été signes de piété, pudeur et chasteté.
Dans son analyse des représentations de la vie de la Vierge Marie et de la Crucifixion (chapitre 2), N. Pellegrin s’attache aux chromatismes des voiles et éclaire les rapports, connus, mais toujours insuffisamment explorés, entre le perizonium du Christ (voile signalant la vérité révélée en le Christ et marque théologique de son humanité) et le voile de tête de sa mère (p. 130). À la lisière du Moyen Âge et de la Renaissance, ce parallèle participe aussi, pour les artistes, de la recherche d’effets de transparence. Les programmes narratifs de ces images mènent à une perception de la sacralité du voile, artefact du culte et instrument spirituel, dépassant de très loin les notions de pudeur. L’attention que l’auteure porte au tissu rayé parfois porté par Marie (p. 142 et 152), qui a une longue histoire dans le vêtement régional en Méditerranée, est originale. En suggérant que le remplacement, dans l’art de la couture, du pan de tissu non taillé — le voile — par un objet construit et assemblé a pu entraîner une surenchère dans sa représentation du sacré, et donc de la Vierge et des saintes (p. 74), N. Pellegrin affirme aussi la part de la technique dans les évolutions idéologiques.
Paul et la pudeur virginale
Pourtant, en Occident, le voile se dégage difficilement de son association aux prescriptions datant de Saint Paul, Clément d’Alexandrie et Tertullien — ce dernier rapprochant en effet faute, péché, culpabilité et voile. À un pôle, le voile est lié à la notion de pudeur, et par extension de chasteté, exigée seulement des femmes ; et parce que l’Épître aux Corinthiens invoque l’obéissance des femmes, on assimile les deux impératifs. À un autre pôle, le voile est signe de séparation, de protection de la pureté et du sacré, et, au niveau profane, des hiérarchies sociales. En tant qu’élément vestimentaire, il orne la partie du corps la plus honorable : la tête. Paradoxalement, lorsque le voile attire l’attention, c’est sur ce lieu de l’honneur qu’il porte, conception ancrée dans l’Antiquité romaine et manifeste dans les exemples médiévaux (littéraires ou issus de faits divers) où l’on arrache le voile de tête d’une femme pour l’humilier.
Le texte paulinien est constamment invoqué lorsqu’il est question du voile porté par des chrétiennes, mais on oublie trop souvent que l’injonction concerne le comportement vestimentaire des femmes dans des contextes religieux, indépendamment des idées de l’apôtre sur l’infériorité sociale et familiale de la femme, affirmées plus tard (p. 75-81). Ce texte a été longtemps lu comme instituant l’obligation faite aux femmes de se voiler, mais on en conclut trop hâtivement que voile et obéissance étaient dès lors instaurés en permanence – jusqu’à ce que (après la Seconde Guerre mondiale, ou plus tard suivant les pays) prévale l’impératif de visibilité complète. Que cet impératif devienne une imposition du regard sur le corps entier suggère que la hiérarchie genrée du regard s’est déplacée, mais demeure entière — aspect trop souvent délaissé quand on crie haro sur le voile. On gagnerait en effet à mettre la visibilité du corps en rapport avec la longue lutte des femmes en France pour le droit au port du pantalon…
Dans la nouvelle 32 de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, une femme adultère se montre le crâne rasé, car « le voile ne sied pas à l’impudique ». La pudeur que le voile est censé protéger implique bien la sexualisation du corps, comme l’étymologie du mot le souligne. Si la notion de pudeur semble accompagner toute discussion du voile, c’est un fondement instable, car ce mot-valise traduit des notions bien différentes. Le mot « pudeur » n’est pas une évidence en soi ; il n’a pas, par exemple, la même étymologie que le modesty anglais (en italien modestia). Il ne s’agit certainement pas de la même chose lorsqu’on invoque le Coran, ce que nombre de commentateurs occidentaux ont la malencontreuse habitude de faire sur la base de traductions et sans une connaissance suffisante de la langue arabe. Il serait par exemple utile de prêter attention au vocabulaire passablement varié que les commentateurs en diverses langues attribuent aux paroles du Prophète sur la question. Une tout autre perspective se concentre sur les sens donnés à la ‘awra (rapport au corps, tenue vestimentaire,
exhibitionnisme, voyeurisme) dans les textes de jurisconsultes musulmans. Par ailleurs, Jean-Claude Bologne a tenté d’historiciser le discours sur la pudeur et de distinguer entre pudeur comme honte et pudeur comme respect, ou pudeur et décence, pour réhabiliter la pudeur sans la honte. Cette tentative recentre la discussion au delà des clichés, mais l’histoire de la pudeur, même considérée à la seule Renaissance, est d’une telle complexité qu’elle peut difficilement être circonscrite en un chapitre.
Du voile à la coiffe
L’obligation de se voiler la tête en Occident a une histoire non linéaire, dont N. Pellegrin retrace les détours. Le modèle médiéval du voile d’apparence monastique, auquel s’ajouta la guimpe couvrant le bas du visage, n’était ni universel ni atemporel. Il est compliqué par la perception que la coiffure des reines était exempte de voile, comme les Vierges en cheveux, mais néanmoins souvent dépeintes voilées. Que dire aussi de cette représentation courante dans les manuscrits du Moyen Âge, de femmes nues allant au bain avec leurs amants, mais la tête couverte ? Avec l’essor de la mode au XIVe siècle, les cheveux, nattés et enroulés, étaient visibles autour de la tête, et le voile était un petit tissu transparent flottant derrière la coiffure.
Lorsque les bandeaux s’enroulèrent dans des résilles de plus en plus ornées, devenant de riches templières rattachées à un support, celles-ci se muèrent en ces cornes qui ont fait hurler les moralistes du début du XVe — les bourrelets gemmés d’Isabeau de Bavière. Elles deviennent au XVe siècle tours, pains de sucre, et formes coniques — peut-être résistance au contrôle des autorités sur les personnes à travers les lois somptuaires et les discours moralistes, car en Italie, à la Renaissance, le voile a maintenu des significations diverses et même contradictoires. En France et en Angleterre, au début du XVIe siècle, les femmes aristocrates portaient le lourd chaperon de drap ou de velours tombant jusqu’aux épaules, aux strates somptueusement ornées, non plus transparent, mais épais et sombre. Cette mode fut de courte durée, la ligne de démarcation cheveux-coiffe reculant de plus en plus, et les dames arborèrent une toque assez proche de celle des hommes, sous l’impulsion de Marguerite de Valois — mode que son admirateur Brantome nommait « adoniser ».
Les coiffes régionales, encore en usage par endroits au XXe siècle, ornent la tête d’échafaudages incommodes ou attestent de formes de voiles. Elles sont l’objet d’un chapitre particulièrement intéressant de Voiles où l’auteure se penche sur les collectes de costumes en France au XVIIIe siècle, et démontre leur ancienneté. Les exemples cités — le capulet des Pyrénées, ou le pain de sucre en dentelles de la coiffe bigoudène, la mante au chapeau à pointe toujours portée en Bresse au XIXe siècle, le mezzaro génois arboré en Corse — en sont l’illustration. Certes, ces coiffes reflètent des mœurs patriarcales, mais elles n’ont pas qu’une vocation répressive ; elles s’ancrent dans l’usage communautaire, et les femmes assument publiquement une identité propre. De voile, le couvre-chef se mue en objet de tête qui confère une évidente visibilité à celle qui le porte.
Espaces
Voiles revient sur le sens plus général du voile comme écran, rideau, etc. Le voile cache, mais ne rend pas invisible : il rend opaque, impossible à déchiffrer et à souiller par le contact, y compris celui du regard. Comment le voile est devenu musulman, de Bruno Nassim Aboudrar (Flammarion, 2014, p. 178-180) éclaire ce sens du terme hijab dans son utilisation sacrée et architecturale : l’épaisseur du hijab garde les mortels de la puissance du rayonnement divin, de même qu’un voile protège le peuple de la vue insoutenable, parce que sublime, du souverain en Orient. Le voile fait aussi partie du sacré chrétien : ainsi, le voile du Temple n’est jamais ouvert ou écarté, mais il se déchire au moment de la Crucifixion. Sa présence, matérielle et métaphorique, est indispensable : le voile liturgique autour de la présence divine divise l’espace sacré, ainsi de la clôture du sanctuaire byzantin, dont le portail principal a souvent un voile. De même, le voile donné par Marie et marquant le jeûne dans un récit de béguine, tissu brodé qui pend devant la porte du sanctuaire durant le Carême en signe de pénitence.
Même si l’acte de se voiler change de signification avec le temps et les lieux, et ne correspond pas à une vérité ou expérience unique, l’individualité du geste est niée parce que la figure de la femme voilée devient métonymique de cultures et de religions entières, et l’Occident reste obsédé par la notion de transparence, la nécessité de lever le voile. Paradoxalement, les dénonciateurs du voile au nom de la dignité de la femme refusent obstinément de reconnaître une quelconque agentivité aux principales intéressées, ou d’entendre leurs voix, quoiqu’elles se soient clairement exprimées sur le sujet.
Malgré le lien, depuis l’Antiquité, entre le voile des femmes, hiérarchie genrée, et normes morales inégalitaires, on ne peut ignorer que ce dernier est porteur d’autres significations qui s’articulent aux oppositions du privé et public, du sacré et du pollué, du révélé et du caché, mais aussi d’une relation matérielle à l’artefact textile, et qu’il est forme, rigide ou se coulant en plis, habitant la culture visuelle. Voiles résume magnifiquement ces contradictions dans cette formule : tentons de
comprendre les violences et les beautés DES voiles, portés ou fantasmés en « Occident ». Violence-et-beauté, deux termes inextricablement liés. (p. 12)
Recensé : Nicole Pellegrin, Voiles. Une histoire du Moyen Âge à Vatican II, Paris, CNRS Éditions, 2017, 416 p., 25 €.
Francesca Canadé Sautman, « Mille ans de voiles en Occident »,
La Vie des idées
, 20 juillet 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Mille-ans-de-voiles-en-Occident
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