Les régimes alimentaires romains témoignent d’une préoccupation diététique, mais aussi morale et politique. Frugalité et plaisir ne sont pas exclusifs. Manger, ce n’est pas simplement se remplir le ventre !
Les régimes alimentaires romains témoignent d’une préoccupation diététique, mais aussi morale et politique. Frugalité et plaisir ne sont pas exclusifs. Manger, ce n’est pas simplement se remplir le ventre !
Nunc est bibendum (« C’est maintenant qu’il faut boire »), disait Horace, ainsi qu’une publicité pour le pneu Michelin au début du XXe siècle. Le premier appelait à célébrer la mort de Cléopâtre. Le second capitalisait sur l’image moderne d’une Antiquité licencieuse et excessive en termes de boissons, de nourriture et de plaisirs en général.
Dimitri Tilloi d’Ambrosi se propose de prendre le contre-pied de cette vision, dans un livre qu’il consacre moins à l’alimentation dans la Rome antique – thème déjà abondamment étudié – qu’à la discipline que les Romains s’imposaient en la matière. Ce « régime » doit s’entendre d’abord au sens politique (et étymologique) du latin regimen : une question de gouvernement individuel et collectif de l’alimentation et des ventres.
S’il relève en première lecture de la diététique et donc de la médecine antique, le régime a également à voir avec la morale, la philosophie et parfois même la politique. Tilloi d’Ambrosi se penche donc sur un objet historique total, traversant les champs de l’histoire médicale, culturelle, économique, sociale et politique. Il se propose de le faire sur la période allant de la fin de la deuxième guerre punique (202 avant notre ère), quand médecine et gastronomie arrivèrent de Grèce dans une Rome devenue puissance méditerranéenne, au VIe siècle, quand s’éteignirent les dernières sources proprement romaines.
La documentation sur laquelle il s’appuie est avant tout littéraire, mais embrasse de nombreux genres, depuis les écrits médicaux de Galien de Pergame jusqu’au traité gastronomique attribué au fameux gourmet antique Apicius, en passant par la philosophie de Sénèque, les réflexions morales de Plutarque et d’autres écrits inclassables comme ceux d’Aulu-Gelle ou d’Athénée de Naucratis. Le menu proposé au lecteur semble alors bien plus nuancé que les clichés auquel les péplums nous ont habitués.
La diététique romaine était en premier lieu une question de santé. Elle s’inscrivait dans le cadre conceptuel de la théorie hippocratique des « humeurs », qui régissait la médecine antique : santé et maladie étaient les signes d’un équilibre ou d’un déséquilibre entre les quatre humeurs qui circulaient dans le corps. L’alimentation agissant sur la production de ces humeurs, la réguler permettait de corriger un déséquilibre puis de maintenir un équilibre sain. Le médecin recommandait donc la consommation de tel ou tel aliment, la quantité, la fréquence, et même le mode de préparation et de cuisson, selon les besoins du patient, les propriétés des aliments et leurs « coctions », c’est-à-dire leurs interactions chimiques entre eux dans le ventre du mangeur.
Aux vieillards dont le corps se « refroidissait », on recommanderait du blé et de la viande rôtie, réputés « échauffants ». À l’inverse, l’orge, considérée comme « humidifiante », serait davantage consommée en été et par les individus jeunes. La santé étant aussi dépendante de la digestion, le médecin donnait également des consignes au cuisinier.
Ainsi, on passerait les aliments au pilon pour libérer leurs essences et en accentuer les effets lors de la coction. On éviterait tant que possible de manger cru et l’on privilégierait par conséquent le bouilli, dont la cuisson était réputée plus complète que celle du rôti, et surtout moins asséchante, pour l’aliment comme pour le mangeur. On se garderait également de l’excès de raffinements gastronomiques, qui dénaturaient les produits et poussaient à la gourmandise excessive.
La nourriture et son bon gouvernement revêtaient également une dimension morale chez les Romains, dont les philosophes se positionnaient clairement sur le sujet. Le stoïcisme dominant, incarné notamment par Sénèque (4 avant notre ère - 65 de notre ère), insistait sur l’idéal romain de la frugalitas, la modération et la simplicité. Caton d’Utique (95-46 avant notre ère), incarnation de la tradition romaine – le fameux mos maiorum – et ennemi juré de Jules César, reconnaissait la remarquable frugalité du futur dictateur. À l’inverse, le grand homme d’État et général Lucullus (118-56 avant notre ère) finit dans la réprobation générale pour son goût du luxe et des mets raffinés.
La question alimentaire rejoignait la méfiance romaine vis-à-vis du luxe, arrivé comme les cuisiniers et leurs recettes d’un Orient grec jugé décadent et corrupteur. Les lois somptuaires adoptées à partir de la deuxième guerre punique pour le combattre régentaient aussi la quantité de nourriture que l’on servait lors des banquets. L’objectif était moins sanitaire que politique : l’excès de nourriture pouvait conduire à d’autres, plus dangereux, et détournait l’argent et les efforts des puissants de l’intérêt public.
Même les épicuriens, dont nous associons volontiers le nom aux plaisirs de la table, réprouvaient les excès alimentaires, considérant qu’ils menaient à la mauvaise santé, à l’amollissement physique mais aussi moral. Le cuisinier, cocus en latin, était donc l’ennemi du philosophe, qui le renvoyait à sa condition d’esclave, certes au service de son maître, mais nécessairement fourbe, voire voleur, et incapable de la mesure inhérente au Romain libre.
Manger constituait déjà une forme d’affirmation identitaire, comme le rappelle depuis le XIXe siècle le fameux Brillat-Savarin. D’emblée, les recommandations diététiques des médecins s’adaptaient à l’âge, au mode de vie, à la santé des patients, mais aussi à la saison et à la région de l’Empire, la domination romaine n’ayant pas conduit à l’uniformisation alimentaire.
Mais l’alimentation et le soin qu’on lui apportait permettaient également aux élites de se distinguer et d’affirmer leur supériorité sociale. Le banquet romain, moment de sociabilité élitaire par excellence, était l’occasion de faire étalage de sa richesse, par le luxe des mets et de la vaisselle, l’abondance du vin, ou le raffinement des préparations. Il n’était manifestement pas exempt de considérations diététiques. Les xenia décorant des salles de banquets – telles les fresques et mosaïques conservées à Pompéi ou Herculanum – représentaient les aliments qu’on consommait alors, mais semblaient privilégier les plus diététiques d’entre eux, tels que légumes et poissons.
Médecins et philosophes, conscients de l’importance sociale de ces moments d’excès et de l’impossibilité d’y mettre fin, s’efforcèrent de les accompagner de prescriptions diverses pour en limiter les effets néfastes : qu’on s’y prépare par le jeûne, et qu’on les conclue par des aliments « digestifs » voire purgatifs comme les escargots, la laitue ou le vin. Se piquer de diététique et porter attention à sa santé, même dans ces moments d’excès, faisait partie de la culture commune que partageaient et déployaient les élites : cette paideia, venue elle aussi de Grèce, et dans laquelle se mêlaient littérature, arts, sciences et même médecine.
Entretenir un médecin à domicile et le laisser régenter les repas constituaient une marque supplémentaire d’éducation, de richesse et de raffinement. Les empereurs romains poussèrent à l’extrême ce souci diététique, devenu à leur table un enjeu politique. Le bon empereur – tel que décrit par la littérature produite par les élites sénatoriales – est aussi modéré à table qu’en politique : il se contente de peu et fait preuve d’une simplicité qu’Auguste théâtralise d’emblée, en se contentant d’eau, de fruits frais et de pains, pris sur le pouce entre deux tâches politiques.
Marc-Aurèle, empereur philosophe par excellence, reprit ce régime. Septime-Sévère, empereur-soldat dont la table rappelait les rations des troupes et la place centrale qu’y tenait la viande, le réinventa de manière tout aussi politique : vigueur mais simplicité alimentaire de la table garantissaient celle du corps impérial et, par métonymie, de l’Empire tout entier, à une époque de menaces aux frontières.
Que restait-il alors des plaisirs de la table, au milieu de toutes ces injonctions ? Fort peu, si l’on compare la réalité des pratiques anciennes à nos clichés modernes. Se faire vomir après ou pendant un banquet n’était pas un moyen ordinaire de continuer à manger, mais seulement un geste médical en cas de danger. Le discours diététique s’immisçait partout, jusque dans le fameux manuel culinaire d’Apicius, qui fut rédigé au IIIe ou IVe siècle de notre ère, mais attribué au gourmet contemporain de Tibère.
Malgré leur degré de raffinement et de gourmandise, certaines recettes témoignaient d’une réelle attention portée à la digestion du plat et à ses effets supposés sur le corps, conformément aux théories médicales d’alors. Le bon cuisinier ne préparait pas seulement une nourriture bonne à manger, mais facile à digérer et saine pour le corps. Diététique et plaisir culinaire n’étaient pas partout considérés comme ennemis. Les médecins eux-mêmes considéraient qu’une nourriture saine devait être agréable en bouche, et que soigner les papilles assurait aussi la santé de l’estomac.
L’attention des élites romaines au goût des aliments était notamment illustrée par leur recours à huit saveurs distinctes pour les décrire, au lieu des quatre que nous utilisons aujourd’hui (sucré, salé, acide et amer). Sauces, épices et autres procédés culinaires destinés à améliorer le goût des plats pouvaient trouver grâce aux yeux des prescripteurs alimentaires, à condition de s’inscrire dans le système humoral des médecins et de s’accorder à leurs tours aux besoins du patient.
Dimitri Tilloi d’Ambrosi propose donc une plongée dans la réflexion que les Romains menèrent sur leur alimentation. Ou du moins, dans celle que menèrent les élites, pour qui l’alimentation n’était pas une question de quantité mais de qualité. On pourra reprocher à l’ouvrage d’avoir laissé de côté les prescriptions alimentaires venant du religieux, qui n’était certes pas aussi prescriptif que le seront les religions abrahamiques, mais qui n’était pas avare de symbolisme en matière de nourriture.
Il a néanmoins le grand mérite de montrer la grande complexité de la réflexion des Romains sur leur nourriture. Quelques différences avec nos préoccupations actuelles apparaissent clairement, telles que l’absence de questionnements écologiques, et pour cause. Mais les ressemblances sont également frappantes, malgré l’abandon du cadre conceptuel de la théorie humorale : manger était déjà pour les Romains une question sérieuse, une question de plaisir, mais aussi de santé et d’identité, voire de civilisation.
par , le 21 avril
Kevin Bouillot, « Menus antiques », La Vie des idées , 21 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Menus-antiques
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