Paul Veyne occupe une place singulière dans le panorama intellectuel français. Ce spécialiste de Rome, devenu professeur au Collège de France, est l’auteur d’ouvrages majeurs (Le Pain et le Cirque, Comment on écrit l’histoire) qui demeurent sans équivalent dans les études historiques. Érudit et léger, imposant et drôle, durablement marqué par son compagnonnage avec Michel Foucault, Veyne ne suit aucun modèle et ne ressemble qu’à lui-même.
D’Aix à Rome
Paul Veyne naît en 1930 à Aix, autrefois Aquae Sextiae. Il voit donc le jour sur une terre antique, ce qui peut suffire à déterminer une carrière d’historien [1]. Adolescent pendant la guerre, il choisit pour « abri » (ou premier refuge intellectuel) le musée archéologique de Nîmes, immense réservoir de stèles et de reliefs romains. Il s’y amuse à déchiffrer les inscriptions latines, passe-temps peu commun et annonciateur de la suite : son goût d’une histoire sociale et économique est déjà là. Âgé de dix ans quand vient l’appel du 18 juin, il est trop jeune pour entrer dans la Résistance. Que sa famille soit alors pétainiste demeurera longtemps une source inépuisable de tourments, favorisant son engagement précoce dans le communisme.
Mais, avant cela, il faut monter à Paris, où Veyne est admis à l’École normale supérieure en 1951. Quatre ans plus tard, il passe l’agrégation de grammaire, la plus technique des agrégations littéraires. Pour satisfaire aux exigences de ce concours, le thème grec est pratiqué à haute dose. Cela ne laisse pas de place au hasard ou à la rhétorique. Sa vie scientifique durant, Veyne avouera d’ailleurs lire plus volontiers les textes grecs que les latins, ce qui n’est – pour une fois – qu’un demi-paradoxe chez cet homme aux positions souvent déroutantes.
Après l’agrégation, il part pour une autre École, dont le programme est alors de n’en avoir aucun : l’École française de Rome. Une scholè au sens premier : un beau loisir. Il s’agit tout de même de s’initier à l’archéologie et au travail de terrain, en flânant à travers l’Italie, puis en passant la Méditerranée, pour aller voir les ruines d’Afrique du Nord. Veyne s’éblouit dans les musées italiens. Il se rend en Campanie et fréquente un casino à Naples (très différent de celui d’Enghien, casino signifie maison close en italien). Il fouille à Utique, près de Carthage, où il comprend que la pioche demeurera pour lui un accessoire de jardinage.
Malgré toutes ses dénégations, l’érudition ne l’abandonne jamais (une érudition bien comprise, non pas celle qui étouffe quand on ne sait pas en sortir). En témoigne pour commencer son étude consacrée à « La table des Ligures Baebiani et l’institution alimentaire de Trajan », parue en 1957 dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire, le périodique de l’École française de Rome. Le commentaire d’une longue inscription latine en forme le noyau. Des questions agraires et démographiques y sont traitées avec précision, non sans arrière-pensées : l’histoire que pratique alors Veyne est, sans le dire, celle des Annales, courant minoritaire dans l’université française de ce temps, encore plus minoritaire dans le milieu des antiquisants, peu enclins à l’ouverture méthodologique.
Pendant ses années romaines, Veyne confirme son grand penchant pour l’amitié. Ses escapades au musée de Nîmes s’accomplissaient déjà en compagnie d’un « vrai copain » [2]. Il en est de même en Italie. Se consolide alors sa complicité avec Georges Ville (1928-1967), autre normalien parti compléter sa formation à l’École de Rome. Veyne lui restera toujours fidèle, au point d’éditer en 1981, à titre posthume, sa thèse sur la gladiature en Occident. Tout comme il n’en finira pas de rendre justice à la pensée de son ami Michel Foucault [3]. Ce sens profond de l’amitié peut faire regretter qu’il n’ait pas travaillé sur l’amicitia des Anciens.
Homme d’amitiés indéfectibles, il est aussi un charmeur impénitent. Sa vie est ponctuée d’histoires d’amour qui l’ont conduit au cœur d’expériences extatiques. Jamais son visage déformé par une maladie rare ne l’a empêché de séduire. Il s’est même marié trois fois, « comme Cicéron, César et Ovide » [4] !
Érudition et plaisir
La thèse qui germait à Rome reçoit pour titre : « Le système des dons dans la vie municipale romaine ». Le directeur en est l’austère William Seston, spécialiste d’Antiquité tardive. La thèse complémentaire porte, quant à elle, sur « les rôles sociaux dans l’art funéraire romain ». L’historien veut comprendre l’importance du don dans la société romaine d’époque impériale, soit la pratique si répandue de l’« évergétisme » : ces grandes dépenses effectuées par l’empereur ou les notables locaux pour acquérir, justifier, reconquérir leur place sociale. Les sources épigraphiques sont les meilleurs vestiges de ces libéralités parfois extravagantes.
Veyne retrouve sa passion pour l’épigraphie, mêlée de sociologie et d’ethnologie, puisque cette enquête doit beaucoup à l’Essai sur le don de Marcel Mauss. Le sujet de thèse complémentaire indique, lui, un intérêt jamais démenti pour l’histoire de l’art, ce que confirme une partie de sa bibliographie [5]. Outre sa lecture prosaïque des fresques de la Villa des Mystères [6], il propose, récemment encore, son Musée imaginaire (2012), hommage rendu aux révélations picturales de sa jeunesse italienne.
Assistant à la Sorbonne, il persévère dans la voie d’une histoire conforme aux préceptes des Annales, où il publie en 1961 une « Vie de Trimalcion » [7], inspirée d’un des personnages principaux du Satyricon de Pétrone. Cette vie est dédoublée : « Un homme d’affaires romain est mort, pour ressusciter sous les traits d’un aristocrate imaginaire ». Pétrone est relu à la lumière du Digeste et de certaines inscriptions du Haut Empire. On y trouve déjà tout le charme des écrits de Veyne : la liberté de ton, l’immersion anthropologique dans un monde romain très dépaysant, les parallèles tout à la fois surprenants et pédagogiques, comme lorsqu’il écrit que, « pour les Romains comme pour les Japonais d’aujourd’hui, l’amour appartenait au domaine des satisfactions mineures et des sujets de plaisanterie, et était maintenu à l’écart du cercle des choses sérieuses, dont faisaient partie les rapports conjugaux et familiaux ».
Car Veyne possède en propre un immense talent analogique, une propension aux rapprochements transhistoriques lumineux : « Les Occidentaux, ou du moins ceux d’entre eux qui ne sont pas bactériologistes, croient aux microbes et multiplient les précautions d’asepsie pour la même raison que les Azandé croient aux sorciers et multiplient les précautions magiques contre eux : ils croient de confiance », note-t-il par exemple pour faire comprendre à quel point la mythologie antique n’a pas eu besoin pour exister d’être jugée rationnelle [8].
Cet entrechoquement comique des époques et des civilisations, grâce auquel Chiron et Henri IV peuvent se rencontrer, tient perpétuellement la curiosité en éveil. Et Veyne a l’appétit du curieux. Comprenons l’étonnement devant un passé révolu. Pour avoir lu dans Pascal qu’il vaudrait mieux ne pas sortir de sa chambre, il dit : « Nous ne sommes pas raisonnables : nous sommes curieux de tout » [9].
Aussi Paul Veyne conduit-il ses recherches dans diverses directions pour son bon plaisir et pour le profit de ses lecteurs. Ses travaux sont une fête de la pensée, un art de dévier, de laisser courir sa plume, donnant une rare impression de liberté intellectuelle. Veyne a l’habitude de ne pas tenir son programme, ou plutôt de l’excéder, ce dont personne ne saurait lui faire grief. Lire un de ses ouvrages donne l’impression de recevoir chez soi un invité de marque, dont la parole est appréciée.
Rome, l’« empire du bakchich »
Ainsi son ouvrage d’épistémologie, Comment on écrit l’histoire (1971), initialement l’introduction de sa thèse, devient un essai en soi, dont les idées ont proliféré sans que leur auteur ait pu les contenir. Elles ont fini par former une des trois ou quatre réflexions sur le métier d’historien qui ont compté dans la science historique française du XXe siècle. Le propos de leur auteur est intempestif : l’histoire est dépouillée de ses prétentions scientistes, elle est « œuvre d’art ». Ce constat démythificateur atteint en outre les autres sciences humaines, particulièrement la sociologie : le livre s’achève de façon significative sur le nom de Max Weber.
En vertu de cette familiarité avec les textes sociologiques, le jeune savant, alors enseignant à l’université d’Aix, est repéré par Raymond Aron. Grâce à lui, Veyne devient professeur au Collège de France en 1975. L’intitulé de la chaire qu’on lui confie (« Histoire de Rome ») est volontairement sage, peut-être pour ne pas effrayer les autres professeurs du Collège, habitués aux antiquisants rangés et policés. Mais la rupture avec Aron se produit sans délai, dès la leçon inaugurale de Veyne, trop peu révérencieux et trop peu aronien de toute façon. En effet, Veyne a manqué de remercier Aron…
Sa thèse sur l’évergétisme, Le Pain et le Cirque, paraît l’année suivante. L’historien y conçoit un large portrait de la société romaine, qui le prédestine à écrire en 1985 le chapitre sur Rome dans l’Histoire de la vie privée d’Ariès et Duby. L’étude des pratiques évergétiques constitue un moyen de saisir l’histoire romaine par son envers : d’ordinaire, les spécialistes de l’histoire romaine sont férus de péripéties militaires, de traités et de soldatesque. Veyne ne s’est, lui, jamais attardé sur les ressorts de cette « force romaine », qui trouve de tout temps ses admirateurs. Au contraire, il préfère lever le voile sur cet Empire imposé par les armes : « Ce serait mal connaître l’Empire romain […] que d’y voir une merveille d’organisation, d’État de droit et d’ordre. Cet empire était celui du bakchich et du clientélisme ».
Les sushis de Foucault
À la fin des années 1970, il fréquente le « salon » de Foucault, lieu de « soirées nietzschéennement humanistes ». En ce temps, Le Monde laisse paraître une tribune de Veyne ayant pour titre « La vérité sur mon ascension du Fuji Yama » [10], où l’on apprend que, durant l’été 1978, ce très respectable professeur, réellement passionné d’alpinisme, n’est pas allé au Japon. En revanche, il a vu L’Empire des sens à cinq reprises, puis a contraint Foucault à manger des sushis…
Sous des dehors de trublion, Veyne est revenu inlassablement à sa tâche : rendre intelligible le monde gréco-romain. Cette vaste ambition ne l’empêche pas de douter : il n’est jamais certain de pénétrer les mystères de l’Antiquité, mais a le grand mérite de montrer comment il s’en approche : « ‘L’élégie, œuvre trompeuse’, fallax opus, écrit quelque part Properce ; on donnerait cher pour savoir ce qu’il mettait précisément derrière cet objectif », confie-t-il dans son essai sur L’élégie érotique romaine (1983). Car Veyne n’impose jamais ses solutions, ne prétend pas avoir résolu une fois pour toutes les énigmes posées à l’historien. En ceci, il agit à l’inverse de Carcopino, qui s’emparait de supposés « secrets » de l’Histoire (l’abdication de Sylla, la IVe Églogue de Virgile, la basilique romaine de la Porte Majeure) qu’il élucidait à coup d’arguments forcés.
L’heuristique de Paul Veyne ressemble donc à une conversation aimable et périlleuse (comme peut l’être la diplomatie). Il laisse la parole aux Anciens, dialogue avec eux, les présente à ses lecteurs, cherche à réduire les éventuels malentendus entre les uns et les autres. Dans cette situation d’intermédiaire tiraillé entre deux mondes, l’historien prend les risques qu’il se reproche de n’avoir pas vécus dans les combats du XXe siècle. Qu’on se rassure : Paul Veyne est non seulement un historien courageux, mais un modèle de gai savoir.