“Fake news” : l’expression est récente, mais le problème remonte à la naissance de la démocratie. Sophia Rosenfeld explore les racines de la question de la vérité en politique.
“Fake news” : l’expression est récente, mais le problème remonte à la naissance de la démocratie. Sophia Rosenfeld explore les racines de la question de la vérité en politique.
« Fake news » : c’est des États-Unis que nous vient l’expression aujourd’hui omniprésente, cri d’alarme popularisé à l’origine, comble d’ironie, par Donald Trump, le président le plus menteur de l’histoire du pays. La montée des extrémismes qui secoue la planète – le monde occidental en particulier – se double d’une crise des régimes de vérité, d’un rejet par beaucoup des consensus scientifiques (le réchauffement climatique) ou médicaux (les vaccins), ou des autorités journalistiques établies (les reportages du New York Times). Le sujet est urgent dans le contexte de crise sanitaire qui est le nôtre : entre les débats autour de l’efficacité de l’hydroxychloroquine pour lutter contre le Covid-19 et les déclarations du président américain prônant les injections de javel comme remède, la question de la vérité en politique démocratique est aujourd’hui affaire de vie et de mort. L’effondrement de plus en plus marqué de la confiance dans le professionnalisme et l’expertise, avec la montée en parallèle dans la sphère publique de tous les complotismes avec les Trump, Farage, Orbán et autres en avatars du phénomène, sont mis trop facilement sur le compte du seul changement technologico-médiatique récent qu’est l’apparition des réseaux sociaux sur internet. C’est le mérite de l’essai succinct et lucide de Sophia Rosenfeld, Democracy and Truth, que de nous aider à comprendre cette crise du XXIe siècle dans le temps plus long de l’histoire de la démocratie.
Plutôt qu’une aberration récente, écrit Rosenfeld, la poussée de mensonges et rumeurs secouant les démocraties actuelles, la perte de critères du vrai largement partagés, peuvent se comprendre comme le résultat de tensions inscrites depuis le XVIIIe siècle au plus profond du modèle démocratique occidental. Rosenfeld n’est ni philosophe, ni théoricienne du politique. Historienne des idées, elle a signé entre autres un ouvrage remarquable sur la naissance de la notion politique du « sens commun » dans l’Europe des Lumières. [1] Ancré dans une connaissance profonde de l’histoire des idées et de la vie politique des deux derniers siècles, Democracy and Truth est conçu pour expliquer à un large public de lecteurs, en quelques deux cent pages, les racines historique des tensions actuelles autour de la vérité en politique. C’est dans la naissance de la démocratie moderne que Rosenfeld va chercher les origines de la crise qui nous secoue. Elle souligne, thèse centrale de son essai, la contradiction fondamentale inscrite dès la naissance des démocraties occidentales entre deux formes de « vérité » souvent incompatibles en pratique. Les crispations politiques actuelles tiennent en partie, selon Rosenfeld, à une contradiction historique née avec la démocratie, entre deux traditions de la vérité en démocratie : celle qui dépend du savoir de l’élite méritocratique et des gouvernants, et celle qui prône les vertus du savoir et du bon sens populaire.
Ce n’est que depuis le XVIIIe siècle, explique Rosenfeld, qu’avec l’avènement de la démocratie la vérité est devenue clé de socle officielle du politique. Les monarques de l’ancien régime, bien que censés ne pas mentir à leurs sujets, pouvaient de façon tout à fait légitime leur cacher de multiples facettes de leur activité gouvernementale – d’où le fameux secret du roi en politique étrangère. Les dictatures, elles, ne présentent à ce jour que des simulacres du vrai, celui-ci étant de fait sacrifié à quelque valeur transcendante – la nation, la race, la foi, ou le triomphe de la classe ouvrière. Certes, à leur naissance, les démocraties américaine et française évoquent elles aussi des critères irréfutables sous-tendant les vérités fondatrices : au “we hold these truths to be self-evident” de la Déclaration d’Indépendance fait écho l’affirmation de “principes simples et incontestables” de la Déclaration des Droits de l’Homme. Quelques années plus tard, en pleine Terreur, Robespierre évoque les principes d’une justice éternelle « dont les lois ont été gravées, non sur le marbre et sur la pierre, mais dans les cœurs de tous les hommes. »
Mais, comme le souligne Rosenfeld, une fois les grands principes reconnus, le mécanisme de la démocratie occidentale relègue les vérités ultimes, celles de la religion ou de la morale, à l’espace privé. Le pluralisme des démocraties actuelles veut que nous ayions abandonné l’idée d’imposer dans la sphère politique un consensus sur les vérités éternelles de l’éthique ou de la religion. Même les vérités dites empiriques, par exemple les chiffres sur le chômage ou la mortalité, ou le récit historique des causes d’un conflit armé, prêtent facilement à débat. Pour Rosenfeld les questions qui animent la crise actuelle ne sont pas ontologiques (« y a-t-il un savoir objectif ? ») mais épistémologiques (« comment pouvons-nous saisir la vérité ? »). La vérité qui importe dans le mécanisme de nos démocraties, c’est le quotidien de l’information publique et de l’activité des gouvernants. Comme nul citoyen ne saurait tout saisir, la théorie implicite du savoir en démocratie est celle d’une boucle de l’information entre spécialistes, citoyens, et gouvernants. Les experts – scientifiques, agents publics, et autres – partagent avec les citoyens les savoirs qu’il leur faut pour voter, et ceux-ci à leur tour placent leur confiance dans des élus choisis pour mettre en œuvre la volonté de la majorité. Pour fonctionner au mieux, ce système implique ces préconditions que sont l’éducation généralisée, la liberté de pensée et d’expression, et l’indépendance des experts et des médias. Inutile de préciser que cet idéal s’incarne rarement dans les faits, les citoyens devant dépendre de l’intégrité des experts et des gouvernants. Dans la plupart des démocraties le mécanisme s’enraye régulièrement, comme c’est le cas actuellement aux États-Unis et ailleurs.
Le principe même de la démocratie veut que tout citoyen soit capable de comprendre et de bien penser, et donc de s’exprimer et d’agir en politique. « Rien ne porte à croire, écrit au XVIIIe siècle le radical anglais James Burgh, que le cerveau d’un homme politique soit composé autrement que celui d’un citoyen ». Pour les fondateurs de la démocratie à l’âge des lumières, la vérité en politique n’est pas donnée, elle est l’œuvre collective de deux groupes. D’une part, elle émanera de l’intelligence collective des citoyens ordinaires, du moins s’ils sont indépendants et de sexe masculin. Mais d’autre part la pratique démocratique dans un État, si peu étendu qu’il soit, dépend de l’activité d’un grand nombre d’experts scientifiques et politiques qualifiés à brasser une masse d’information spécialisée. D’où la menace constante d’une contradiction entre principe du savoir populaire et la nécessité ressentie d’un savoir d’élite.
L’écart entre la « vérité » des gouvernants et celle des gouvernés, présent aux origines des démocraties occidentales, n’a cessé de se creuser en plus de deux siècles. L’accès au monde public est fondé dès le départ sur des conditions d’indépendance et de savoir inaccessibles à ceux qui n’ont rien, d’où les « citoyens actifs », le « pays légal », le critère initial dans tous les pays d’un certain niveau de fortune pour voter, plus encore pour être éligible. La contradiction sociale originelle des Lumières s’incarne peut-être le mieux dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, compendium héroïque des savoirs du siècle mis à la portée de tous en ordre alphabétique, mais qui coûte, en première édition, l’équivalent actuel d’une Lamborghini flambant neuve.
À l’élitisme de la richesse s’ajoutera bientôt, ou se substituera, celui de l’expertise. Au XIXe siècle les bureaucraties d’État et autres s’accroissent en flèche, devenant dépositaires de fonds de données de plus en plus massifs. Dans le même temps les professions telles que la médecine, le droit, et l’ingénierie développent des savoirs de plus en plus pointus et des organisations hermétiques. Comme le note très justement Rosenfeld, l’essor du capitalisme rend nécessaire non seulement des armées de bureaucrates pour gérer les économies, mais également d’autres spécialistes pour tenter de résoudre les problèmes – la misère, le crime, l’anomie - qu’il engendre. Un paradoxe central du développement de la modernité veut qu’alors même que les sociétés sont devenues plus égalitaires sur le plan politique avec le triomphe du suffrage universel, leur complexification a mis le savoir requis pour participer pleinement en politique hors de la portée de l’électeur moyen.
Depuis le milieu du XXe siècle surtout, selon Rosenfeld, le fossé n’a cessé de se creuser entre les élites gouvernementales et le citoyen ordinaire. D’une part comme l’avait prédit Max Weber dès les années 1920, les experts en gouvernance, énarques et autres, tendent à former ces corps de plus en plus renfermés sur eux-mêmes que certains appellent des « expertocraties ». N’étant souvent pas à l’écoute de ceux que leurs décisions affectent, ils aliènent fréquemment ceux-ci. On pense, exemple extrême mais non atypique, aux bureaucrates de l’Union Européenne qui depuis Bruxelles prennent des décisions à l’encontre des intérêts locaux, dénoncés tant par la gauche au nom de la justice sociale que par la droite au nom l’autonomie nationale. D’autre part, on a vu s’accroitre récemment, et c’est le cas de la façon la plus flagrante aux États-Unis, l’injection massive de fonds privés dans la vie politique, que ce soit ceux d’institutions de recherches à vocation idéologique comme la Hoover Institute, de grandes industries comme les compagnies pharmaceutiques, ou le soutien financier de milliardaires à tel candidate politique. L’arrogance technocratique de la classe politique d’une part, et l’investissement du grand capital dans la vie publique sont pour beaucoup dans le cynisme qui accueille souvent de nos jours les déclarations des gouvernants.
Les critiques actuelles, souvent violentes, de l’arrogance et de la vénalité des experts se nourrissent, selon Rosenfeld, de l’autre tradition de la vérité en démocratie, celle qui met en avant comme pierre de touche le bon sens et l’expérience pratique de l’homme moyen, autre héritage du siècle des Lumières. La « vérité du peuple » est entérinée dans les pratiques mêmes de la démocratie occidentale, que ce soit le recours au jury composé de citoyens ordinaires pour évaluer la responsabilité pénale ou le principe même du suffrage universel. Les revendications au nom du « sens commun » ont émané, dès l’origine, tant des porte-paroles de la gauche que de ceux de la droite, que ce soit Thomas Paine dont le pamphlet Common Sense accéléra l’indépendance Américaine ou Edmund Burke pourfendant les « théoriciens » et les « sophistes » de la Révolution française.
Rosenfeld est loin de nier le bien-fondé du jugement populaire. L’expérience concrète a souvent eu raison, note-t-elle par exemple, des théories d’experts envoyés dans des pays pauvres pour y promouvoir le développement économique, et différentes formes de plébiscite et de « crowdsourcing » ont le mérite de rassembler les perspectives plus diverses et d’inclure le plus grand nombre. Toujours est-il qu’à l’heure actuelle, écrit-elle, le bon sens politique de l’homme moyen est de plus en plus invoqué, périlleusement, par la droite populiste, dont une figure comme Donald Trump se fait allègrement le porte-parole lorsqu’il donne des réponses simples aux questions les plus compliquées : le réchauffement climatique n’existe pas puisqu’il fait encore froid en hiver ; la construction d’un mur géant servira à enrayer l’immigration ; les contributions aux organisations internationales nous appauvrissent ; les taxes à l’importation suffiront pour créer des emplois chez nous, etc. Et si ce langage se veut inclusif en principe, l’appel au bon sens des « good people » repose fréquemment sur des exclusions implicites, entre « ceux qui travaillent dur », par exemple, et les minorités bénéficiaires d’aides sociales.
S’ils n’ont aucunement créé le problème, les réseaux sociaux et aux États-Unis surtout les médias de tendance ouvertement idéologique tels que Fox News à droite et MSNBC à gauche amplifient au maximum ce paradoxe originel, si bien que la vérité en politique risque de ne bientôt plus jamais se mesurer à une aune commune. Dans les conditions technologiques et économiques actuelles la liberté d’expression peut devenir Saturne dévorant ses enfants : aujourd’hui les les dictateurs n’ont même plus besoin de censurer la presse, il leur suffit d’inonder les réseaux sociaux pour intimider leurs opposants. Si le problème la perte des repères du vrai en politique touche tous les pays, il se voit le plus clairement aux États-Unis avec la conjonction d’une économie de marché sans frein avec la tradition du « free speech » absolu. Il faudrait pour parer aux dérapages, préconise Rosenfeld, commencer par reconnaître que la liberté absolue d’expression peut présenter dans les conditions actuelles des dangers inédits, et prendre des mesures pragmatiques, par exemple encourager les journalistes à dénoncer systématiquement en termes mesurés les mensonges dans la sphère publique, ou faire pression sur des organismes tels que Facebook, WhatsApp et Twitter pour la régulation des contenus. Mais la valeur de cet essai lumineux réside moins dans les solutions qu’il propose que dans son tracé magistral des chemins historiques qui nous ont menés à notre impasse actuelle. Si nous ne savons plus à qui nous fier en politique ce n’est pas la faute aux réseaux sociaux qui déversent leur flot quotidien de fake news ; ces derniers n’ont fait qu’amplifier, de façon souvent monstrueuse, la contradiction entre la vérité des experts et celle du citoyen ordinaire inscrite au cœur même de la démocratie occidentale.
Publié dans laviedesidees.fr, le mai 2020.
par , le 8 juin 2020
Sarah Maza, « Mensonge et démocratie », La Vie des idées , 8 juin 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Mensonge-et-democratie
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[1] Sophia Rosenfeld, Le Sens commun : histoire d’une idée politique, trad. fr. Christophe Jaquet, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.