Recensé : Alexis Cukier, Éva Debray (dir.), La Théorie sociale de G.H. Mead. Études critiques et traductions inédites, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « La bibliothèque du Mauss », 2014, 490 p., 27, 50 €.
Approfondir Mead
Quelle est la teneur des liens entre l’individu et la société ? Selon quelles modalités précises les relations d’interdépendance ou d’antagonisme entre les agents et leur environnement social se déploient-elles ? L’individu est-il le miroir des structures sociales ou peut-il s’en affranchir ?
Passionnantes, complexes, et bien souvent polémiques, ces questions explorées de longue date par les philosophes, les psychologues et les sociologues, ont trouvé des éléments de réponse à la fois originaux et féconds dans les travaux de George Herbert Mead (1863-1931). À la croisée de plusieurs disciplines, les recherches pionnières de Mead constituent une source d’inspiration majeure pour la sociologie pragmatiste, la psychologie sociale ou les sciences politiques.
Pour le public français, toutefois, un constat s’impose : bien que l’héritage de Mead soit explicitement revendiqué par d’innombrables travaux en philosophie et en sciences sociales, sa pensée n’en demeure pas moins assez méconnue en France. Certes, les nouvelles traductions en 2006 de L’esprit, le soi et la société et de La Philosophie du temps en perspective(s) ont conféré une visibilité certaine aux thèses de cet auteur. Toutefois, rares sont les traductions françaises de ses textes, ou les commentaires en langue française sur sa pensée. La traduction en 2007 du livre de Hans Joas, George Herbert Mead. Une réévaluation contemporaine de sa pensée, fait ici figure d’exception notable.
L’ouvrage collectif dirigé par Alexis Cukier et Éva Debray semble précisément avoir pour ambition de diffuser à une audience plus étendue ce que ces derniers nomment « la théorie sociale de Mead ». Le projet des auteurs, à ce titre, se trouve annoncé de manière tout à fait explicite à la fin de l’introduction : « Avec cet ouvrage collectif, nous voudrions contribuer à la connaissance et à l’examen d’une des théories sociales les plus fécondes du XXe siècle qui, à bien des égards, nous semble pouvoir continuer d’alimenter et d’orienter les recherches contemporaines en psychologie, en sociologie et en philosophie. » (p.11).
À ce stade, une précision d’importance, doit toutefois être faite : la pleine compréhension des contributions réunies ici requiert selon nous une familiarité assez poussée avec la pensée de Mead. L’ouvrage ne saurait à ce titre être considéré comme une véritable introduction à cette pensée, mais plutôt comme un approfondissement d’aspects très précis de l’œuvre meadienne. Le lecteur devra en effet être muni d’un solide bagage philosophique et d’une ouverture certaine à l’interdisciplinarité pour se frayer un chemin à travers la forêt de « ismes » (behaviorisme, interactionnisme, pragmatisme, déterminisme...) qui jalonne la théorie de Mead et ses interprétations. Concrètement, un tel ouvrage ne serait sans doute pas adapté à des étudiants de premier cycle. Il se destine plutôt à des chercheurs expérimentés, qui auraient au moins lu en détail l’Esprit, le soi et la société. Néophytes, passez votre chemin ou revenez plus tard !
Preuve qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’une introduction : le fait que les aspects les plus célèbres de la pensée de Mead ne sont pas ici développés. Ainsi, la fameuse distinction entre les deux composantes du « soi », à savoir d’une part le « moi » (intériorisation des rôles sociaux) et d’autre part le « je » (créativité individuelle) n’est pas analysée en tant que telle, comme s’il s’agissait d’un prérequis pour tout lecteur. Les directeurs de l’ouvrage ont-ils pensé que la présentation des thèses les plus connues de Mead était superflue ? Toujours est-il qu’une mise en perspective un peu plus pédagogique aurait sans doute été souhaitable, au moins en introduction.
Si l’ouvrage ne saurait être réduit à une simple synthèse introductive, c’est que son ambition est bien plus vaste : La Théorie sociale de G.H Mead vise surtout à développer une réflexion sur les sources de la pensée meadienne assortie d’une analyse critique des principaux concepts de l’auteur. L’originalité de l’ouvrage réside avant tout dans cet entremêlement entre enquête généalogique, analyses conceptuelles, et réflexion critique.
Racines philosophiques de la théorie de Mead
L’ouvrage entend d’abord explorer les sources de la théorie sociale de Mead. Cette exploration aide le lecteur à retracer la trajectoire singulière de cet auteur, et à comprendre pourquoi Mead a surtout élaboré une théorie de la société, plutôt qu’une analyse empirique des phénomènes sociaux. Il apparaît en effet que Mead était d’abord philosophe avant d’être sociologue ou psychologue : il a essentiellement bâti un cadre conceptuel à l’aune duquel la relation entre individu et société pouvait être pensées, s’appuyant pour cela sur ses prédécesseurs.
Ainsi, comme le montre Céline Bonicco-Donato, la conception du self chez Mead a d’abord pour point d’ancrage la philosophie des Lumières écossaises, et plus précisément les écrits de David Hume et d’Adam Smith. Mead a ainsi fait entrer dans le champ sociologique les conceptions de ces auteurs au sujet de l’identité personnelle ou de la connaissance morale.
Autre influence majeure de Mead : le pragmatisme américain. L’ancrage pragmatiste de la pensée de Mead constitue un des axes directeurs de l’ouvrage, et se retrouve de manière plus ou moins directe dans la plupart des chapitres. C’est ainsi que les contributions de Hans Joas et d’Emmanuel Renault soulignent l’influence des deux figures incontournables du pragmatisme que sont William James et John Dewey. Comme le précise Joas, le chapitre sur le soi dans Les Principes de la psychologie de James constitue un des piliers de la psychologie sociale de Mead. De la lecture de James, Mead retient l’idée que le self se construit en s’éprouvant lui-même dans un environnement social déterminé. Emmanuel Renault analyse quant à lui le rôle fondateur joué par l’hégélianisme de Dewey, rappelant que la lecture que ce dernier fait de Hegel (à l’instar de celle de Mead) s’est construite en opposition avec l’hégélianisme métaphysique propre à l’idéalisme britannique.
Comme nous l’avons souligné précédemment, les contributions sur les sources philosophiques de la pensée de Mead présentent une certaine technicité, et ne sont pas en ce sens explicitement destinées à un large public. Toutefois, pour le lecteur désireux d’éclaircir des points précis de la pensée meadienne, cette exploration généalogique s’avèrera sans conteste utile. Ainsi, les chercheurs voulant comprendre les applications et les usages du pragmatisme seront intéressés par l’articulation entre les travaux de Mead et ceux de Dewey.
Mead en discussion
L’ouvrage entend également instaurer un dialogue entre théories, au cours duquel plusieurs concepts majeurs de la pensée de Mead (l’interaction, la société, ou l’ « autrui généralisé ») sont examinés. L’objectif est ici est de discuter les thèses de Mead en les confrontant à celles d’autres auteurs postérieurs, dans une optique résolument comparative.
C’est ainsi qu’Eva Debray n’hésite pas à remettre en cause les thèses d’Herbert Blumer (élève de Mead et figure majeure de l’École de Chicago) dont un texte est ici traduit. Contestant l’interprétation de Blumer, elle soutient que la conception de Mead n’implique aucunement un rejet du déterminisme : si Mead souligne à maintes reprises que l’individu peut contrôler sa conduite, cette capacité à l’auto-contrôle constitue avant tout un « jeu » au sein du déterminisme opposant une tendance immédiate à agir (influencée par les stimuli de l’environnement immédiat) et une tendance médiatisée par le contrôle et la conduite intelligente. Dans une perspective similaire, Louis Quéré remet en question la lecture faite par l’ethnométhodologie de l’approche meadienne des phénomènes mentaux. Pour lui, il serait erroné de réduire le comportement individuel décrit par Mead à une quelconque « intériorité psychologique », comme le font les travaux ethnométhodologiques. Prenant particulièrement appui sur la comparaison entre Mead et Garfinkel (fondateur de l’ethnométhologie), L. Quéré souligne par ailleurs une différence majeure entre ces deux auteurs : tandis que Garfinkel insiste sur « le sens du normal » et l’idée que la conduite sociale est éminemment conservatrice (elle se conforme à des pratiques et à des normes préexistantes), la théorie sociale de Mead permet au contraire de penser la contestation, l’innovation, et la transformation de la société. Par conséquent, écrit Quéré, « Mead donne ainsi une prise analytique sur la dimension politique de l’ordre social que l’ethnométhodologie n’est pas parvenue à offrir. » (p. 238).
Notons toutefois que la démarche comparative ne cherche pas systématiquement à donner raison à Mead. En témoigne la contribution de Laurent Perreau, mettant en rapport les thèses de Mead et celles d’Alfred Schütz, et plus généralement les théories sociales puisant leurs sources dans le pragmatisme, ainsi que celles inspirées par la démarche phénoménologique. L’auteur se focalise plus précisément sur trois problématiques (l’intersubjectivité pratique, le soi social et le statut de la signification) pour souligner les réponses différentes élaborées par Mead et par Schütz. Ainsi, la théorie de Mead appréhende la signification comme une résultante de l’interaction entre le soi et la société. La phénoménologie de Schütz affirme plutôt que la signification est donnée, évidente, liée à l’expérience subjective de l’agent. Par conséquent, pour Schutz « Il existe au fondement de toute connaissance se rapportant au monde social une connaissance commune. » (p.206). L’article de L. Perreau, loin de faire l’apologie de Mead, n’hésite donc pas à le confronter à la perspective phénoménologique, et à rappeler les critiques que cette dernière a pu adresser aux thèses meadiennes.
Mead en héritage
L’ouvrage s’intéresse enfin aux applications de la théorie de Mead, et s’emploie à mettre en avant l’intérêt de son œuvre pour la théorie sociale contemporaine. Le lecteur est ici frappé par la très grande diversité des usages qui peuvent être faits de la pensée de Mead, et qui semblent en illustrer toute la vitalité.
Considérons par exemple les analyses originales et stimulantes de Cécile Lavergne sur la conceptualisation faite par Mead des phénomènes de violence. Là où de nombreux auteurs présentent la non-violence comme la seule forme acceptable de contestation, C. Lavergne préfère distinguer à la lumière des textes de Mead et de la microsociologie de Randall Collins, deux usages de la violence. Premièrement, un usage individuel de la violence, lié à la suspension du contrôle social : dans ce cadre, la violence individuelle a pour effet d’empêcher ou de suspendre tout phénomène de coopération, laissant surtout la place à des interactions guidées par les impulsions et les émotions. Deuxièmement, un usage collectif de la violence, favorisant un processus de socialisation : dans ce cadre, la violence collective peut par exemple renforcer l’unité d’un groupe se rassemblant contre un ennemi commun. L’auteure en conclut qu’il est essentiel de saisir les processus de violence en situation pour éclairer les contextes dans lesquels la violence politique joue un rôle constructif (en faisant émerger de nouvelles valeurs) ou un rôle destructeur (en radicalisant les antagonismes). Le lecteur peut ici remarquer le refus de tout irénisme caractérisent une telle démarche et son intérêt pour l’élaboration d’une « philosophie sociale de la violence », selon l’expression de l’auteure.
La fécondité de la pensée de Mead est illustrée également par le fait que celui-ci a inspiré plusieurs figures majeures de la théorie sociale contemporaine. Estelle Ferrarese rappelle ainsi de quelle façon Jürgen Habermas s’appuie sur la théorie sociale de Mead pour décrire la réification en tant qu’envers de la reconnaissance. L’auteure souligne en particulier l’optique dans laquelle Habermas effectue sa lecture Mead : il s’agit pour Habermas de penser une communication morale dépourvue de contrainte ou de distorsion, non-pathologique. C’est cette approche, souligne l’auteure, qui permet à Habermas de proposer une conception morale de la notion d’« adoption de rôle », initialement thématisée par Mead. Dans ce cadre, l’adoption de la perspective d’autrui, effectuée lors d’une discussion publique, contribue à fonder idéalement les normes éthiques.
Enfin, les usages politiques de la théorie de Mead sont soulignés par plusieurs contributeurs. Le but, ici, est de montrer que la théorie de Mead n’est pas simplement une conception abstraite de la société, mais qu’elle peut au contraire servir à des changements politiques opératoires.
C’est ainsi que pour Alexis Cukier les analyses de Mead seraient susceptibles d’être mises au service d’une critique sociale pragmatiste « orientée vers la maîtrise démocratique et réflexive du contrôle social et le partage effectif de l’exercice du pouvoir » (p. 339). L’auteur remet en question l’interprétation que fait Axel Honneth des thèses meadiennes dans La Lutte pour la reconnaissance. Selon lui, la recherche de la participation aux activités sociales est plus importante dans la pensée de Mead que la recherche de la reconnaissance et de l’estime de soi. Par conséquent, soutient A. Cukier, les travaux de Mead rendent possible la critique de l’inégale possibilité pour les individus de participer aux activités sociales, et favorisent donc la transformation des institutions par la voie démocratique.
La portée pratique de l’œuvre meadienne est également soulignée par Daniel Céfaї, reliant quant à lui ses propres recherches sur l’action collective à la théorie de Mead. L’influence de Dewey est une fois de plus soulignée : selon D. Céfaї, Mead soutient à l’instar de Dewey que la connaissance humaine est orientée par des problèmes (problem-driven) et que c’est afin de résoudre ces problèmes que l’esprit appréhende le monde social. L’auteur emploie le terme de « processus de publicisation » pour identifier les processus par le biais desquels se forment des jugements évaluatifs et l’adoption de nouvelles conduites sous l’effet d’actions collectives. Il montre de quelle façon ces processus ont pour horizon la transformation des identités individuelles et collectives.
Dans les passages consacrés aux usages de la théorie de Mead, le lecteur peut toutefois s’étonner d’une absence remarquable : celle des recherches contemporaines en psychologie sociale. Étonnement d’autant plus grand que Mead est considéré comme le fondateur de cette discipline. D’où certains interrogations en suspens : comment les analyses de Mead sont-elles utilisées par la psychologie sociale contemporaine pour éclaircir l’identité sociale ? Quels sont les travaux précis, au sein de cette discipline, qui font appel aux concepts élaborés par Mead ? Malheureusement le lecteur doit rester ici sur sa faim car ces questions ne sont pas abordées. Les directeurs de l’ouvrage auraient pu justifier cette absence notable en introduction, en mentionnant par exemple le travail de Christian Brassac sur la réception des travaux de Mead par la psychologie sociale contemporaine. Il aurait enfin pu être intéressant, au moins dans un chapitre, d’analyser les résonances de l’œuvre de Mead sur la psychologie sociale française.
Fidèle à l’esprit du pragmatisme, La Théorie sociale de G.H Mead a le grand mérite de rendre visible le caractère pionnier des travaux de Mead tout en laissant la parole à ses héritiers et à ses critiques, dans un processus dialogique sans cesse reconstruit. Même si nous pouvons regretter certaines absences, nous pouvons aussi espérer que ce livre contribuera à instaurer des passerelles entre philosophie, psychologie et sociologie, autour du précurseur qu’est George Herbert Mead.