Reconstruire le marxisme pour s’émanciper des formes modernes du capitalisme : telle fut l’ambition de Erik Olin Wright, disparu en 2019. Mais comment articuler l’idée de démarchandisation avec la démocratie ?
À propos de : Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Éditions sociales
Reconstruire le marxisme pour s’émanciper des formes modernes du capitalisme : telle fut l’ambition de Erik Olin Wright, disparu en 2019. Mais comment articuler l’idée de démarchandisation avec la démocratie ?
Selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright (1947-2019), il existe quatre attitudes théoriques possibles vis-à-vis du marxisme. La première cherche à « propager le marxisme » en s’efforçant de commenter et de diffuser autant que possible l’ensemble des thèses contenues dans l’œuvre fondatrice de Marx et d’Engels. La deuxième, qui s’oppose à la précédente, entend « enterrer le marxisme » en le dénonçant comme une théorie obsolète, fausse ou même dangereuse. La troisième attitude consiste à « utiliser le marxisme », piochant çà et là dans son corpus théorique de quoi enrichir d’autres théories sociales – ce serait la démarche d’auteurs très différents comme Durkheim, Bourdieu, Foucault ou Habermas. La quatrième attitude, celle qui est défendue par nos deux auteurs, propose de « reconstruire le marxisme ». Elle considère que l’on peut trouver dans cette théorie élaborée au milieu du XIXe siècle l’armature conceptuelle d’une théorie sociale qui, au prix d’un effort de renouvellement de certains de ses concepts, permet d’analyser efficacement les formes particulières que peut prendre aujourd’hui le capitalisme et de s’interroger sur les moyens concrets de s’en émanciper. Le projet de ce marxisme renouvelé est décrit dans ce recueil à travers trois courts textes : un article de 2002 écrit par Burawoy et Wright [1], une version remaniée d’un article de Burawoy d’abord écrit en 2013 [2], et la retranscription d’une séance de questions réalisée avec ce dernier à l’ENS en 2020 [3].
Pour Burawoy et Wright, une dimension essentielle du marxisme « classique », celui de Marx et d’Engels, se trouve dans sa capacité à rendre compte d’une transformation sociale radicale consécutive à la Révolution industrielle : dans la société industrielle, les rapports de classes sont redéfinis à partir de l’exploitation marchande de certaines dimensions de la vie sociale. Sur cette base, le marxisme nous invite à analyser la modernité comme une société contaminée par des rapports d’exploitation, c’est-à-dire par des rapports de domination et d’appropriation d’une classe sur une autre. Le patron ne se contente pas d’avoir une autorité sur le travailleur : sa position lui permet encore de s’approprier la force de travail de ses salariés en les dépossédant de leurs droits de propriété vis-à-vis des fruits de leur travail. Dans le marxisme classique, cette théorie critique du capitalisme est complétée par une théorie de l’émancipation prenant la forme d’un matérialisme historique prédisant l’auto-effondrement inéluctable du capitalisme de l’émergence spontanée du socialisme.
Pour Burawoy et Wright, le problème est que, si le cours de l’histoire a permis de confirmer la pertinence de la critique marxiste du capitalisme, il a aussi montré que sa théorie de l’émancipation est intenable. Le capitalisme, qui se montre plus résilient que prévu face aux multiples crises qu’il ne cesse de traverser, tend plutôt à s’intensifier en intégrant dans le domaine de l’exploitation marchande de plus en plus de dimension de la vie sociale. Sur ce constat, deux attitudes sont possibles. La première consiste à renoncer à une théorie de l’émancipation, en ne conservant que la théorie critique du capitalisme. Dans ce cas, le marxisme tend à devenir la base d’une théorie cynique et fataliste du social nous mettant brutalement face à des violences et des injustices apparemment inévitables – d’après nos auteurs, c’est la voie qu’emprunte l’École de Francfort. La deuxième consiste à proposer une autre théorie de l’émancipation, plus respectueuse de la vérité historique, qui puisse compléter la théorie critique du capitalisme du marxisme classique. Dans ce cas, le projet est de reconstruire le marxisme en préservant son ambition d’être un « socialisme scientifique », c’est-à-dire une théorie de l’émancipation s’appuyant sur une compréhension objective du monde social. Pour Burawoy et Wright, la sociologie, comme science empirique s’appuyant sur les manifestations réelles du monde social, peut avantageusement prendre la place du matérialisme historique. C’est pourquoi nos auteurs proposent d’appeler leur marxisme reconstruit « marxisme sociologique ».
Si le marxisme classique peut passer aujourd’hui pour une doctrine dépassée, c’est parce que le capitalisme actuel n’est plus celui auquel se confrontaient Marx et Engels au milieu du XIXe siècle. Le capitalisme, comme processus de marchandisation de la vie sociale, n’est pas un fait social figé. En conséquence, le marxisme, comme effort de résistance au capitalisme, ne peut se contenter d’être une théorie figée : il doit continuellement se renouveler pour répondre aux formes d’exploitation nouvelles qui apparaissent dans le monde social. De la sorte, nos auteurs nous invitent à penser la relation entre le capitalisme et le marxisme en termes historiques. S’appuyant sur Polanyi, Burawoy propose de réfléchir le développement historique de cet antagonisme selon trois « vagues ».
La première, qui va de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, correspond au développement d’un capitalisme lié à la Révolution industrielle et à la marchandisation du travail. Face à cela, le marxisme classique porte l’idéal d’une transformation progressive du capitalisme en socialisme qui s’incarne historiquement dans l’évolution d’un droit du travail qui donne une forme de plus en plus collectiviste au mode de production capitaliste.
La deuxième vague, qui va de la Première Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, correspond au développement d’un capitalisme financier lié à la mise en place d’une économie internationale fondée sur l’étalon-or. Face à cela, l’idéal émancipateur est celui d’un État protecteur qui renationalise son économie et prend en main la redistribution des marchandises en surplus. Selon Burawoy, ce socialisme d’État a pu prendre diverses formes allant du marxisme soviétique (y compris dans sa forme stalinienne) au marxisme tiers-mondiste (celui de Cuba ou de Frantz Fanon). La troisième vague, qui va des années 1970 à nos jours, correspond à un capitalisme lié à la surexploitation de la nature et au développement d’internet.
Le capitalisme de la troisième vague est celui de la marchandisation de l’environnement et de l’information.
Après avoir mis le travail et la monnaie sous le joug de l’exploitation marchande, le capitalisme de la troisième vague est celui de la marchandisation de l’environnement et de l’information. Face à cette situation nouvelle, le marxisme doit se renouveler : le repli étatique ne suffit plus pour répondre aux crises inédites auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés – la crise environnementale et la crise de la liberté individuelle liée à la marchandisation des données personnelles [4]. L’ambition du marxisme sociologique proposé par Burawoy et Wright est de contribuer à la « troisième vague » du marxisme en se confrontant à la question de l’émancipation du capitalisme dans un contexte de marchandisation globalisée.
Ayant renoncé à l’idéal d’un socialisme d’État, le marxisme sociologique doit penser l’émancipation à partir d’une conception de la société qui décentralise l’action politique de l’autorité étatique. Pour cela, Burawoy et Wright font appel à la notion de « société civile », terme désignant un espace social indépendant de l’État et de l’économie d’où peuvent émerger des actions citoyennes très diverses permettant de démarchandiser certaines dimensions de la vie sociale à une échelle modeste : coopératives, budgets participatifs, banques sociales, revenu universel, encyclopédie collaborative (Wikipédia), etc. Ces poussées émancipatrices sont réfléchies ici à partir de la catégorie d’« utopies réelles » d’abord développée par Wright [5].
L’idéal d’une émancipation lié à l’initiative citoyenne autogérée ne relève pas de la pure spéculation
Si ces initiatives sont « utopiques », c’est parce qu’elles portent un idéal d’émancipation qui reste hors de leur portée : si Wikipédia ou Gutenberg peuvent être considérés comme les porte-flambeaux d’un projet d’émancipation (c’est-à-dire de démarchandisation) de la connaissance, leur contribution à la concrétisation de ce projet reste très modeste, ne serait-ce que parce qu’elle se heurte aux limitations imposées par le droit d’auteur. Mais ces utopies sont aussi « réelles » : aussi modeste soit-elle, ces initiatives sont efficaces à leur échelle et suffisent à montrer que l’idéal d’une émancipation lié à l’initiative citoyenne autogérée ne relève pas de la pure spéculation. Dans ce cadre, la tâche qu’assignent Burawoy et Wright au marxisme sociologique est de montrer que ces initiatives citoyennes locales et indépendantes peuvent, en étant généralisées et articulées entre elles, servir de point de départ à l’émergence d’une société socialiste.
Pour Burawoy et Wright, la principale fonction des utopies réelles est qu’elles amènent à dénaturaliser le capitalisme : leur exemple permet de nourrir l’imaginaire collectif, de susciter un espoir d’émancipation en montrant que d’autres formes de sociétés sont possibles, que le capitalisme n’est pas un ordre social naturel ou nécessaire. Il n’est cependant jamais question d’examiner les nouvelles façons de se lier aux autres que ces utopies réelles rendent possibles ni de montrer en quoi ces initiatives, non contentes d’arracher leur participant de l’aliénation marchande, les ont rendues plus libres. À ce niveau se trouve une limite majeure du texte : en concentrant son analyse sur la question de l’exploitation marchande et de ses transformations sociohistoriques, le marxisme sociologique manque de ressources conceptuelles pour penser positivement une émancipation qui n’est formulée qu’abstraitement sous une forme négative (comme sortie du capitalisme) ou modale (comme quelque chose de possible). À la dernière page du livre, Burawoy reconnaît d’ailleurs explicitement les limites de l’idée de démarchandisation : « la démarchandisation elle-même ne donne pas un monde socialiste […] [Elle] peut aussi bien, déboucher sur la social-démocratie ou sur le fascisme que sur le socialisme démocratique » (p. 133).
Ce qui se joue ici, c’est qu’une théorie de l’émancipation conséquente doit articuler l’idée de démarchandisation avec l’idée de démocratie en tant qu’idée positive d’un lien social émancipé de l’exploitation et l’autoritarisme. À cet égard le projet de reconstruction du marxisme porté par Burawoy et Wright semble inachevé. Malgré cette réserve, Pour un marxisme sociologique reste un livre fort stimulant notamment parce qu’il pose clairement certaines exigences théoriques fortes que peut s’approprier toute théorie sociale d’inspiration socialiste : celle d’évaluer la pertinence d’une théorie à sa capacité à penser le monde contemporain, celle d’ articuler la question de la critique de l’ordre social établi avec celle de son émancipation et celle d’une théorie qui se renouvelle et pense son renouvellement en adoptant un point de vue sociohistorique sur son articulation au monde social.
par , le 5 janvier 2022
– Sur la Vie des idées : Erik Olin Wright : reconstruire le marxisme
par Ugo Palheta.
– Le compte rendu de Utopies réelles, par Julien Talpin.
Benoît Peuch, « Marx, troisième vague », La Vie des idées , 5 janvier 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Marx-troisieme-vague
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[1] « Pour un marxisme sociologique », version originale parue dans H. Turner (dir.), Handbook of Sociological Theory, Springer, 2002.
[2] « Les trois vagues du marxisme. Penser le capitalisme après Polanyi », première version parue dans M. Williams & V. Satgar, Maxisms in the 21st. Century, Wits University Press, 2013.
[3] Dans le cadre du séminaire « Lectures de Marx à l’ENS » le 13 janvier 2020.
[4] À ce niveau, Burawoy se réfère à Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance (Zulma, 2020).
[5] Erik Olin Wright, Utopies réelles, La découverte, 2017.