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Recension Philosophie

La compréhension phénoménologique du monde social


par Jérôme Melançon , le 20 mars 2008


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Le travail d’Alfred Schütz, philosophe des sciences sociales de la première moitié du XXe siècle, reste encore assez mal connu en France. On lui doit pourtant une analyse rigoureuse de notre perception du monde social et une interrogation profonde sur la complexité et les enjeux de la sociologie.

Recensé : Alfred Schütz, Essais sur le monde ordinaire, préface et traduction de Thierry Blin, Paris, éditions Le Félin, 2007, 202 p., 8,90 euros.

Le travail effectué par Alfred Schütz est de ceux qui déconcertent, déstabilisent et dérangent. Non qu’il soit radical, non que son ton soit polémique – bien au contraire. C’est plutôt par la position et l’attitude qu’il adopta et par l’exigence à laquelle il répondit qu’il s’est exposé autant à une critique hautaine qu’à une ignorance volontaire. Autant de manières d’éviter les questions soulevées par ce phénoménologue qui ne se laissa pas diriger par les frontières disciplinaires et osa parler d’une « sociologie philosophique ». C’est son attitude phénoménologique qui lui permit de traiter du monde social dans toute son épaisseur, comme dans ces Essais sur le monde ordinaire.

La vie sociale, mélange d’objectivité et de subjectivité

Selon Schütz, le sens de notre expérience du monde social change selon le niveau du monde (ou point de vue) où nous nous plaçons. Chaque niveau est doublement défini : d’abord, par les présuppositions qui lui appartiennent et, ensuite, par les présupposés des autres niveaux, auxquels il est lié et qu’il remet en question. Dans notre vie quotidienne, qui sert de référence à tous les autres niveaux, nous trouvons le monde social déjà fait et organisé autour de nous. Dans la mesure où nous y agissons, nous ne l’interrogeons pas : c’est là l’attitude naturelle. Avec l’action en vue, nous y évoluons selon notre intérêt pratique, qui construit notre perspective quotidienne sur le monde social. Nous visons l’approximation, le vraisemblable, une connaissance qui ne sera valide que pour nous-mêmes.

Au contraire de l’acte terminé qui en est l’aboutissement observable, l’action est un processus de conduites intentionnelles qui tente de réaliser un projet sur lequel donc elle se fonde. À cette distinction entre action et acte répond celle entre, d’une part, les motifs « en-vue-de », références au futur qui nous font décider de lancer un processus en agissant en vue d’un acte projeté et, d’autre part, les motifs « parce-que » qui sont une référence à nos expériences passées et à ce qui nous détermine à agir. Parce que nous vivons dans le processus qu’est l’action et que nous l’ajustons selon notre intention de réaliser un certain état des choses, nous seuls en connaissons le sens. Et de ce que l’action se termine, ou du moins que des phases du processus passent, se sédimentent et s’ajoutent aux autres actes, nous pouvons revenir sur elles et devenir observateurs de notre propre personne.

Selon cette même distinction, une première série d’expériences constituent le monde comme allant de soi : elles ont résisté à l’épreuve du temps et sont des opinions, croyances et hypothèses au sujet du monde. Nous les savons partagées par les autres et nous les acceptons comme données et confirmées, sans les questionner. Ces expériences sont prises pour typiques, elles renvoient à un horizon d’expériences similaires et leur donnent un sens, elles permettent toute compréhension. Une seconde série d’expériences correspondent à la situation biographiquement déterminée – c’est-à-dire l’histoire sédimentée de nos expériences subjectives préalables, ce qui compose notre intention en ce moment. Ce sont les expériences qui nous sont uniques, ce sont celles que nous maîtrisons autant que la conscience de ce qui nous est imposé et hors de notre contrôle. Elles donnent un sens en retour aux expériences qui structurent le monde et le font aller de soi – mais elles nous séparent aussi des autres.

La structure de l’action sociale

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L’action émerge d’une expérience de délibération, où un choix s’opère à partir du monde pris pour allant de soi, qui est le cadre général des possibilités et au sein duquel nous opérons une sélection en réponse à notre situation subjective. Délibérer, c’est projeter l’action. En la comparant avec d’autres actions du même type déjà accomplies, nous pouvons dire que, si nous l’avions entreprise par le passé, elle aurait été réalisée avec succès – et nous suivons un chemin similaire. Nous anticipons de la sorte ses résultats, imaginairement, en traçant des voies incomplètes au-delà de la bifurcation que nous plaçons devant nous, en faisant presque coexister les projets qui attendent de ne plus être imaginés, mais motivés. Tant que nous agissons, nous réorientons constamment l’action et nous ne choisissons donc jamais l’acte final dès le départ.

Ce n’est que rétrospectivement, devant les actes accomplis, que nous pouvons voir les possibilités problématiques auxquelles nous avons été confrontés et où est réalisé un choix entre diverses voies possibles. Ce qui rend les possibilités problématiques, c’est leur relation « à un système préalablement choisi de projets connectés d’un ordre supérieur. » (p. 108) Les choix de notre vie quotidienne sont placés sur des plans d’intérêts particuliers, qui renvoient à des plans plus généraux, et ainsi de suite jusqu’au « plan de vie » qui est le plus universel et qui détermine tous les autres. Ce sont ce plan de vie et notre situation biographiquement déterminée qui donnent leur poids aux possibilités. Vivre à la fois sur plusieurs niveaux du monde social signifie, pour prendre un exemple, que les intérêts de notre vie en tant que chercheurs peuvent entrer en conflit avec ceux de notre vie familiale.

Pourtant, nous ne pouvons voir ce poids qu’après coup ; il appartient aux motifs parce-que et au retour sur l’action. Sur le coup, l’action est référence à deux idéalités : celle de l’« et ainsi de suite », où ce qui est valide jusqu’à présent ne pourra que l’être encore à l’avenir ; et celle du « je peux le refaire », où il y a anticipation de la possibilité d’agir avec succès en suivant l’exemple des actes passés. L’action à accomplir est ainsi moins problématique qu’on pourrait le croire à premier abord.

Toutefois, ce que nous prenons pour allant de soi peut être mis en question en se révélant inintelligible, douteux, irréalisable… et deviendra alors un problème à formuler, analyser et résoudre. Notre groupe, par la culture, détermine ce qui est incontestable, ce qui peut devenir questionnable, ce qui vaut la peine d’être questionné et ce qui est un problème résolu. C’est que la plus grande part de notre connaissance n’est pas individuelle, mais dérivée socialement, faite de recettes pour résoudre des problèmes compris selon leur type – et acceptée comme valide et testée. Elle permet la compréhension mutuelle et l’accord.

L’action se décide non tant par une série de choix posés d’avance, que par une sélection parmi les éléments du monde et de notre stock de connaissance. Certains éléments seront pertinents pour définir notre situation, afin que nous y fassions face et que nous y agissions : ils seront notre motivation. Toutefois, si la situation est partiellement ou entièrement nouvelle, si elle n’est pas typique, ils ne suffiront pas à la définir et à nous permettre d’agir. Ces éléments motivationnels, de ce qu’ils demandent un approfondissement de nos connaissances, formeront dès lors l’horizon thématique où nous trouverons des éléments sur lesquels nous appuyer. Ceux-là devront être élevés à une plus grande familiarité et connectés entre eux autrement, à partir d’autres éléments encore, qui serviront de base à l’interprétation de ces derniers. L’horizon motivationnel déterminera aussi ce qui sera une solution satisfaisante. Une fois que la situation sera définie, elle deviendra un nouveau type. C’est ainsi que « toute typification est relative à un problème quelconque » (p. 130), qu’elle soit nouvelle ou qu’elle soit sédimentée et disponible.

Le niveau sociologique

Il reste encore à savoir comment nous pouvons comprendre notre semblable. Le dernier texte du volume, « Don Quichotte et le problème de la réalité », aborde le problème des divers sous-univers de sens qui émergent de nos attitudes à l’égard du monde de la vie. C’est celui-ci qui les fonde tous et qui fait leur réalité, qui en est le critère. Ainsi, parce que Don Quichotte prend un autre sous-univers que celui de la vie quotidienne comme référence, il ne peut distinguer la réalité de son monde imaginaire de celle des autres, que ce soit le monde du théâtre, de la science, ou du sens commun. Et puisqu’il cherche à préserver son propre univers et que les autres ne le prennent pas pour la réalité, aucune véritable relation sociale n’est possible avec lui.

La question de notre compréhension d’autrui peut être formulée d’une autre manière, en nous demandant comment le sociologue peut se référer au même monde social que l’acteur, au-delà de leurs situations biographiquement déterminées. Ce « problème d’autrui » est l’un des problèmes principaux de la phénoménologie ; dans le cas de Schütz, il émerge de la différence des situations biographiques, qui rend la compréhension plus ou moins difficile selon la proximité culturelle des individus – et sa solution passera par un retour au monde de la vie.

Pourtant, ce problème se trouve déjà dans la vie quotidienne, où nous n’avons accès qu’aux actes d’autrui et jamais à leurs actions comme processus. Mais tandis que dans la vie quotidienne l’acteur se considère comme le centre du monde, le sociologue au contraire porte sur le monde un regard détaché et place quelqu’un d’autre au contre du monde pour voir le sens de ses actions. Il reprend par là systématiquement la position de l’observateur disponible à tous et la radicalise. L’entreprise de recherche sociologique ajoute ainsi un niveau de sens au monde social, sans que le chercheur en soit retiré.

Le problème demeure donc de rejoindre les autres, mais il est compliqué et redéfini par les modifications au sens du monde qu’apportent ses problèmes théoriques : ses problèmes ne sont pas ceux des acteurs. Le chercheur reprend le mouvement de typification déjà présent dans la vie quotidienne, mais il remplace les acteurs par des idéaux-types, des marionnettes qu’il construit et manipule, et qu’il place au centre du monde. Ces idéaux-types personnels sont limités à un seul rôle type : étranger, musicien, ou savant, par exemple. Mais ces marionnettes n’ont pas de monde, elles ne peuvent passer d’un niveau à l’autre, puisqu’elles ne sont qu’un rôle. Ainsi, passer d’un idéaltype à un autre revient à construire un nouvel idéaltype et change l’ensemble du regard posé sur le monde social. Puisque leur perspective est celle du chercheur qui règle leur destinée et décide du travail limité qu’elles accompliront, elles n’obéissent donc pas à l’intérêt pratique qui règle la vie quotidienne, mais au problème examiné par le chercheur.

Ici comme dans la vie quotidienne donc, la typification répond toujours à un problème ; changer de problème, de « niveau », fera émerger de nouveaux faits et en fera disparaître d’autres. Le chercheur doit être conscient de la différence entre l’action humaine et la compréhension qu’il peut en avoir comme observateur, ainsi que du danger d’adopter un point de vue seulement objectif, qui le coupe du monde humain. Construire de tels idéaux-types est la seule manière pour lui de revenir à l’acteur et d’adapter la recherche à l’activité humaine.

Possibilité d’une approche phénoménologique du monde social

Un travail sur ces différentes notions s’impose de ce que les textes choisis pour ce volume posent le problème de son unité – s’agissant d’articles pris hors de toute considération de l’évolution de la pensée de Schütz [1]. Le titre du volume les réunit par ailleurs sous le concept de « monde ordinaire », absent de sa pensée comme de celles de Husserl ou Weber, dont il s’est tant inspiré. Ce concept appartient à un courant plus récent de la sociologie française et présuppose des distinctions étrangères à la sociologie phénoménologique. Dans ce titre au contraire, elle semble faire référence à la notion de Lebenswelt, habituellement traduite par « monde de la vie » et qui est le thème de Schütz dans ces textes, comme nous avons voulu le montrer.

Malheureusement, la préface ne répond pas à ces problèmes. T. Blin y présente bien la biographie de Schütz, son rapport à Weber et à Husserl, ainsi que les grandes lignes de ses analyses. Toutefois, il fait jouer contre Schütz un aspect de sa pensée, qui sert dès lors à critiquer des pans entiers de son travail : « un souci d’empiricité et de scientificité est revendiqué par opposition à une métaphysique inavouée introduisant subrepticement un système d’arrière-mondes. » (p. 23)

Suivant ce mouvement, la plus grande partie de la préface consiste en une charge contre la phénoménologie. Schütz n’arriverait pas plus que les autres phénoménologues à penser la société même, à en croire la conclusion. Par la construction d’une subjectivité scientifique (ni nécessaire, ni souhaitable), il aurait remplacé la sociologie par une « psychologie sociocognitive pour laquelle la compréhension du social n’est autre qu’une restitution des structures d’essence de la relation d’un sujet (point zéro de l’analyse) avec le monde. » (p. 25)

Or, dans ses descriptions de la vie sociale et de son observation comme reprise d’un mouvement de retour sur soi qui y est déjà présent, il s’agit bien de sociologie. Pour Schütz, la sociologie peut conserver sa référence au monde de la vie en expliquant subjectivement et objectivement les faits sociaux par l’action, et en s’assurant que les types qu’elle construit soient aussi compréhensibles pour l’acteur et pour son semblable ; cet universalisme la distingue de la connaissance pratique. Elle sera rigoureuse tant que ses principes théoriques seront rationnels, tant qu’elle ajoutera la connaissance scientifique et les choix éclairés à ceux, pratiques, des acteurs. Une telle phénoménologie constitutive de la vie sociale décrira la structure du monde de la vie pour nous qui en faisons l’expérience au sein de l’attitude naturelle avec nos semblables et au sein d’institutions sociales qui ne relèvent pas de nous. La possibilité d’une telle « sociologie philosophique » (p. 137), phénoménologique, qui ouvre à la compréhension de la communication humaine à partir de la similarité de nos structures motivationnelles, thématiques ou interprétatives et de leur modification par nos contacts avec les autres doit, encore aujourd’hui, être défendue.

par Jérôme Melançon, le 20 mars 2008

Aller plus loin

 La préface de T. Blin, « Alfred Schütz et la compréhension du social », est disponible en ligne sur le site des éditions du Félin

 Philippe Corcuff, « La sociologie phénoménologique d’Alfred Schütz ». Extrait de Les nouvelles sociologies, Nathan, 1995.

 Pierre Collantier, Recension de L’Étranger d’Alfred Schütz, Chronicart.

 Francesca Guerrasio, Recension des Écrits sur la musique. 1924-1956 d’Alfred Schütz, Resmusica, 22 juin 2007.

 Danny Trom, Recension de Phénoménologie et sciences sociales. Alfred Schütz, naissance d’une anthropologie philosophique de Daniel Cefaï, Réseaux

, vol. 17, no. 96 (1999), p. 251-255.

Pour citer cet article :

Jérôme Melançon, « La compréhension phénoménologique du monde social », La Vie des idées , 20 mars 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-comprehension-phenomenologique

Nota bene :

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Notes

[1Ce volume, retravaillé depuis, avait déjà été publié par T. Blin sous le titre Éléments de sociologie phénoménologique (Paris, L’Harmattan, 1998) et contenait alors une préface de Michel Maffesoli. Une autre série d’articles sur des sujets connexes, Le Chercheur et le quotidien (Paris, Méridiens Klincksieck, 1987) a également été publiée par K. Noschis et D. de Caprona et aussi préfacée par M. Maffesoli. T. Blin est par ailleurs l’auteur de deux livres sur A. Schütz, Phénoménologie et sociologie compréhensive et Phénoménologie de l’action sociale, tous deux chez L’Harmattan (1995 et 1999).

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