Papes, rois et autres conciles : le Moyen Âge serait « réformateur ». Alors que les discours contemporains sont saturés de « réformes », un livre collectif s’interroge sur le sens et la rareté du mot en Occident entre le XIIIe et le XVe siècle.
Papes, rois et autres conciles : le Moyen Âge serait « réformateur ». Alors que les discours contemporains sont saturés de « réformes », un livre collectif s’interroge sur le sens et la rareté du mot en Occident entre le XIIIe et le XVe siècle.
Alors que les discours contemporains sont saturés par le mot de « réforme » (réforme des retraites, du lycée professionnel, du revenu de solidarité active, pour s’en tenir à l’actualité française des derniers mois), douze historiennes et historiens du Moyen Âge s’interrogent, dans un livre coordonné par Marie Dejoux, sur ce que signifie réformer en Occident entre le XIIIe et XVe siècle.
Depuis le XIXe siècle, l’historiographie n’a cessé de raconter le long et « sombre » Moyen Âge, en y décelant des temps de rupture ou, du moins, des scansions réformatrices : réforme carolingienne du IXe siècle, réforme clunisienne du Xe siècle, réforme grégorienne du XIe siècle, conciles « réformateurs » du XVe siècle, etc.
Sont également célébrées les figures de réformateurs, des papes (comme Grégoire VII, qui a donné son nom au « moment grégorien », ou Innocent III, avec le quatrième concile de Latran en 1215) aux princes et aux rois, à l’instar de saint Louis, avec sa « grande ordonnance de réformation » de 1254 et son programme de reformatio regni.
Dans son Histoire de la civilisation en Europe, François Guizot ne décrit-il pas, en 1828, comment la papauté soumet l’Église « dans un but de réforme, de progrès, non dans un but stationnaire et rétrograde », tandis qu’un « mouvement pareil se produisait dans les monastères » ? On devine, dans cette volonté de déceler dans l’histoire de l’Église une succession de réformes, l’ombre de la Réforme avec un grand R et des coups de boutoir portés par Luther à l’institution ecclésiale romaine.
Au-delà de cette dernière, nombre d’expériences institutionnelles médiévales ont été envisagées au prisme du paradigme réformateur, sans pour autant que le terme « réforme » ne soit toujours clairement défini et historicisé. Or cette obsession de la réforme en dit tout autant, voire plus, sur l’imaginaire politique des sociétés contemporaines depuis le XIXe siècle que sur les temps médiévaux.
Depuis le XVIIIe siècle, le mot désigne un changement radical apporté à une institution, visant à améliorer son fonctionnement. Entendu dans un sens progressiste, il est indissociable d’une conception du temps historique, issue des Lumières, comme un processus tendu vers un progrès au sein de sociétés marquées par la révolution industrielle.
Au Moyen Âge, en revanche, réformer signifie avant tout restaurer, re-former, c’est-à-dire rétablir dans la forme primitive pensée par Dieu avant la Chute. « Ce n’est donc ni effectuer un retour en arrière vers un “âge d’or” […], ni progresser », mais rénover ce qui a subi les outrages du temps et s’est corrompu (p. 12).
On peut certes trouver l’idée d’une amélioration (reformatio in melius) à apporter dans le droit coutumier ou bien les pratiques administratives, judiciaires et comptables, mais celle-ci consiste souvent à revenir à un état antérieur. Les réformateurs du Moyen Âge sont bien plus des conservateurs que des révolutionnaires !
Pour comprendre ce changement de signification entre la période médiévale et aujourd’hui, le livre invite à une plongée au cœur de documents médiévaux d’une grande variété (traités théoriques, actes législatifs, chartes, chroniques, actes notariés, etc.) afin de traquer les mots de la réforme, notamment grâce aux outils de la lexicométrie et de la lexicographie.
Que désigne le vocabulaire réformateur au Moyen Âge ? Comment est-il employé et dans quels buts ? Guidé par un questionnaire commun (vocabulaire de la réforme, lexique associé, types de sources, objets de la réforme, etc.), les autrices et auteurs de Reformatio proposent un vaste panorama des usages du terme dans les différents régimes politiques et les divers territoires européens, des Couronnes de Castille et d’Aragon à la monarchie anglaise, en passant par les cités-États italiennes, le Dauphiné, l’Empire et le royaume de France.
Premier constat, déjà dressé par les historiens de l’Église, mais confirmé ici par les historiens des pouvoirs politiques : à l’omniprésence du paradigme réformateur sous la plume des historiens répond l’extrême rareté du terme dans la documentation, avant comme après 1200.
Ainsi, il est bien peu question de reformatio lors des États généraux de 1355-1358 ou dans les ordonnances royales des XIVe-XVe siècles. Quand Robert Cazelle fait du gouvernement des Marmousets, les conseillers de Charles VI (1380-1422), un temps de réforme de l’administration, Amable Sablon du Corail montre que, s’il est bien question de « dégraisser le mammouth » en réduisant le nombre d’officiers royaux, le vocable de la réforme est absent de l’ordonnance de 1388.
D’autres termes prévalent en latin, en français, en anglais, en castillan et en italien pour désigner les actions réformatrices et les temps de réorganisation sociale et institutionnelle. L’enquête collective montre aussi comment ce lexique, né dans le giron d’une Église universelle, s’est diffusé ensuite dans les institutions politiques, notamment dans la Couronne d’Aragon et le royaume de France, peut-être par l’intermédiaire des légations pontificales dans le Midi au XIIIe siècle.
Dans les temps de conflits, les opposants aux pouvoirs ont pu, eux aussi, revendiquer la reformatio comme mot d’ordre. Retourné contre ceux qui s’en prévalaient jusque-là, le lexique réformateur se charge alors d’une force politique subversive. Par exemple, lors de la fronde des barons contre le roi d’Angleterre Henri III dans les années 1257-1268 ; lorsque le roi de France, Philippe le Bel, affrontant le pape Boniface VIII, entend lui-même se charger de la « réformation du royaume et de l’Église gallicane » ; ou encore, dans les années 1430, lorsque le concile de Bâle met en procès le pape Eugène IV pour son action jugée anti-réformatrice.
Les XIVe-XVe siècles sont bien travaillés par « une poussée démocratique qui [tente] d’imposer des formes neuves de gouvernement ». À propos de la Grande Jacquerie de 1358, Claude Gauvard se demande si cette insurrection n’est pas le signe des aspirations réformatrices d’une « opinion publique élargie » (consentement à l’impôt, demande de surveillance des abus des officiers et des conseillers). Elle écrit :
Ne signe-t-elle pas l’impossible transformation de la réforme en révolution ? Finalement, c’est la force qui fait taire la révolte née de ces désirs réformateurs. Le même scénario se répète en 1382, 1413 et 1418.
En pointant le décalage entre l’ample usage historiographique de la « réforme » – notamment en France – et la rareté du terme dans la documentation médiévale, cette enquête collective invite à une salutaire remise en question des pratiques historiennes. Si la réforme peut apparaître comme une « clé de lecture stimulante », l’utilisation de ce lexique doit être rigoureusement interrogée afin que la réforme ne devienne pas un concept-écran, voire une formule incantatoire.
par , le 17 avril
Élisabeth Lusset, « Réformer entre conservatisme et révolution », La Vie des idées , 17 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Marie-Dejoux-Reformatio
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