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Recension Histoire

Malraux en son siècle

À propos de : P. Simon-Nahum, André Malraux. L’engagement politique au XXe siècle, Armand Colin.


par Jérôme Grondeux , le 16 juin 2011


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On croit tout savoir sur lui : l’aventurier, l’écrivain antifasciste, le compagnon du Général, l’homme qui accueille Jean Moulin au Panthéon. Une récente biographie permet de découvrir un autre Malraux, aux prises avec ses propres mythes, et dans sa continuité intellectuelle.

Recensé : Perrine Simon-Nahum, André Malraux. L’engagement politique au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2010, 239 p., 18 €.

C’est une entreprise ambitieuse que celle de Perrine Simon-Nahum : non pas seulement l’écriture d’une biographie intellectuelle d’André Malraux où l’on se contenterait d’une mise en relation de l’œuvre engagée et de la vie de ce grand intellectuel, mais l’écriture d’une biographie intellectuelle pleine et entière, intégrant l’arrière-plan philosophique et les écrits sur l’art de l’auteur de L’Espoir.

Quand on évoque Malraux (1901-1976), les images se bousculent : le jeune aventurier talentueux emprisonné en Indochine pour trafic de statues d’art khmer, pour lequel le tout-Paris intellectuel (Breton, Gide, Paulhan, Mauriac etc.) pétitionne en 1925, le combattant antifasciste de la guerre d’Espagne à la tête de son escadrille, le romancier de La Condition humaine (1930) et de L’Espoir (1937). Aussi le résistant, aussi tardif qu’engagé, de mars 1944. Et puis encore la figure d’un tournant politique : la rencontre avec de Gaulle, l’engagement du RPF, le ministère de la Culture. Le lyrisme mélodramatique, la posture visionnaire, l’éloge de Jean Moulin en 1964. Des images kaléidoscopiques, dont l’unité peine à apparaître, brouillée encore par les images télévisées d’un vieil homme au visage déformé par les tics, parlant d’art avec passion.

L’auteur prend en compte les biographies importantes de Malraux déjà disponibles [1], et retrace à son tour, dans la première partie de l’ouvrage, les grandes étapes de son itinéraire, avant de consacrer les deuxième et troisième parties à une investigation plus interprétative, sondant la manière dont Malraux a créé son personnage (en s’appuyant sur l’essai biographique de Jean-François Lyotard [2]), la manière dont cette construction a été reçue et revenant sur « l’homme de l’engagement ».

L’auteur entérine le constat déjà opéré par plusieurs biographies antérieures d’une certaine mythomanie de Malraux, perceptible à la fois dans sa faculté de construire sa propre biographie de manière romanesque (et le rapprochement avec Chateaubriand que la critique des années 1960, évoquée p. 149, avait opérée fonctionne bien) et dans sa volonté de se rattacher successivement à des grands mythes. « Malraux, écrit Perrine Simon-Nahum, était habité par des mythes qu’il s’était lui-même construits, mythes créés par la maladie [3], mythes de l’histoire » (p. 145). Il est certain que nous tenons là la clef de sa fascination du communisme, dont il admire surtout la puissance mobilisatrice, capable de hausser les individus au-dessus d’eux-mêmes et de transformer leur vie en destin. Cette optique fondamentale, qui rend insurmontable la finitude humaine, explique aussi l’adhésion de l’écrivain au gaullisme, à la fois parce que de Gaulle offre une figure moderne de l’héroïsme, et incarne un mythe national. Avec peut-être, finalement, plus de facilité pour donner à ce dernier un répondant concret acceptable... Mythomane et mythophage, non pas seulement pas goût de la fabulation, mais dans une aspiration à la grandeur qui est une des clefs de sa fascination pour de Gaulle, Malraux exprime par là une volonté de se hisser à la hauteur des grands enjeux de son époque, de rejoindre subjectivement la collectivité – le rapprochement suggéré avec Barrès paraît de ce point de vue très opérant.

Perrine Simon-Nahum le montre bien : André Malraux est finalement, à la différence de Raymond Aron et de François Mauriac, passé à coté de l’antitotalitarisme, un des grands combats du siècle, prisonnier qu’il est de sa fascination pour les grands hommes, en particulier pour Mao, et peut-être aussi pour le volontarisme politique. Aron, qui est l’objet d’une comparaison soutenue avec Malraux dans le volume, a assumé une déchirure : chez lui, voisinent un sens aigu du tragique et une fidélité à la raison critique. Cela au prix d’une formidable tension, qui affleure partout dans son œuvre, mais que le lien avec le monde universitaire l’aide à assumer. L’auteur de La Condition humaine n’a pas ce recours, sa légitimité est avant tout littéraire, son monde est celui de la figure, du récit, non pas de l’analyse froide. Et les mythes sont de grands récits qui mettent en image des angoisses et des espérances universelles.

En suivant les pas de Malraux, d’un Malraux qui n’éprouve pas le besoin de justifier son éloignement du communisme, mais qui, à la manière d’un Georges Sorel, passe d’un mythe à un autre, la « France éternelle » se révélant à lui pendant sa captivité de 1940, le lecteur peut avoir le sentiment d’une sorte de limite structurelle propre à l’engagement malrucien. Vouloir à toute force entrer dans l’Histoire par le mythe, n’est-ce pas au fond, pour un intellectuel, la plus sûre manière de passer à côté ? On trouve p. 159 une belle formule : « Certes, Malraux fut dans l’histoire. Mais son œuvre est liée à l’histoire comme celle de Michelet, à savoir que l’histoire y figure comme destin ». Pas étonnant dans ces conditions que la nécessité du désenchantement, la relativisation de la politique n’y trouvent pas place : « En ce sens, si Malraux incarne le XXe siècle, ce sont ses 70 premières années. Le dernier tiers du siècle, placé sous la stature de Soljenitsyne, semble pousser Malraux dans la tombe » (p. 158).

Et, au bout du compte, on a le sentiment que cette belle et ambitieuse biographie intellectuelle nous met sur le chemin d’une clé de lecture plus générale : pour ce consommateur de mythes rongé par le scepticisme, un mythe suprême est nécessaire, un mythe auquel il croit vraiment. Pour Malraux, ce serait le mythe de l’art. De cet art intemporel, qui nous fait directement accéder à une communion avec l’humanité de tous les temps. Malraux redevient ainsi un témoin capital du XXe siècle : celui qui, par l’épuisement des grands mythes politiques, chercherait une sorte de refondation métaphysique de l’humanité.

Cette biographie intellectuelle s’inscrit dans le développement de l’histoire des intellectuels. Cette dernière a connu depuis les années 1880 le développement de plusieurs grands courants : une histoire des engagements, mettant en relief les solidarités de génération et permettant d’identifier réseaux et grands courants, lancée par Pascal Ory et Jean-François Sirinelli [4], une histoire sociale des intellectuels illustrée par Christophe Charle [5], et une histoire insistant sur le support éditorial, avec les travaux de Jean-Yves Mollier [6]. S’appuyant grande en partie sur le premier, entretenant un rapport plus complexe avec les deux autres, le genre plus traditionnel de la biographie intellectuelle est revenu en grâce, en particulier parce qu’il correspond à la nécessité de prendre en compte d’une manière affinée les enjeux idéologiques, de développer une approche historienne des idées, alors que l’histoire des idées est plutôt, en France, laissée aux philosophes, voire aux littéraires ou aux juristes.

Pour une approche vraiment historienne de la biographie intellectuelle, Malraux est un « bon client » : aucun risque, en l’espèce, de s’embarquer dans un exposé scolastique construisant une artificielle cohérence logique, puisqu’il n’y a pas, à l’évidence, de système philosophique malrucien, mais une pensée assumant le risque de grands paris intellectuels. En somme, c’est le vrai défi posé par Malraux à l’histoire qui est ici relevé : quand un homme ne sépare pas sa pensée de sa vie, quand la vision qui le hante est aussi déterminante dans chacun de ses actes publics, quand ces actes sont eux-mêmes toujours ressaisis par son propre discours, il faut que l’historien retrousse ses manches et tienne les deux bouts de la chaîne, qu’il rende compte du prosaïsme de la vie tout en suivant son héros jusque dans les plus hautes spéculations. Qu’il rende compte de la tension continue entre l’effort créateur de l’artiste et d’un homme habité d’une difficulté à vivre, plusieurs fois frappé par le destin.

Malraux a voulu être dans l’Histoire et lui échapper. Faire face à la mort et la transcender, trouver ainsi une forme d’éternité. D’une certaine manière, c’est à cause de cette quête que la vie déchirée d’André Malraux, placée sous le signe de l’angoisse existentielle, est si difficile à saisir. Les idées y sont comme éparses sur le sol de l’Histoire. Et elles deviennent saisissables par l’historien, elles existent véritablement pour lui, suffisamment pour que leur histoire soit racontée, parce que des hommes en vivent. Existentiellement et socialement, inconsciemment et rationnellement produites, consommées, transformées, transmises, elles sont présentes, entrelacées à chaque instant aux enjeux les plus concrets. Et l’histoire a son mot à dire pour nous orienter dans cet indissoluble.

par Jérôme Grondeux, le 16 juin 2011

Aller plus loin

Rencontre avec Perrine Simon-Nahum autour de son livre au Reid Hall 4, rue de Chevreuse, 75006 Paris, le mardi 21 juin à partir de 17h. Entrée libre.

Pour citer cet article :

Jérôme Grondeux, « Malraux en son siècle », La Vie des idées , 16 juin 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Malraux-en-son-siecle

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Notes

[1En particulier Jean Lacouture, Malraux, une vie dans le siècle, Paris, Seuil, 1976 ; Curtis Cate, Malraux, Paris, Flammarion, 1994 et Olivier Todd, Malraux, une vie, Paris, Gallimard, 2001.

[2Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

[3Il s’agit du syndrome de Gilles de la Tourette.

[4Pascal Ory & Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France : de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1986, rééd. 2002 ; Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard, 1990, rééd. Flammarion, 1996.

[5Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », 1880-1900, Paris, Éditions de Minuit, 1990 ; Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 1996, rééd. 2001.

[6Jean-Yves Mollier, Louis Hachette (1800-1864). Le Fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999 ; en co-direction avec Michel Leymarie et Jacqueline Pluet Despatin, La Belle Époque des revues, Paris, Éditions de l’IMEC, 2002.

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