Si les physiocrates du XVIIe siècle étaient convaincus de l’importance de l’agriculture dans la dynamique économique d’un pays, il a fallu attendre les années 1970 pour comprendre les mécanismes et les relations qui relient l’agriculture au reste de l’économie. Pendant très longtemps l’activité agricole a été envisagée comme le stade primitif du développement économique qu’il fallait impérativement dépasser pour permettre le progrès économique et social. En réalité, progrès et agriculture sont intimement liés et on ne peut pas vivre dans une société développée sans s’appuyer sur une agriculture performante. Les termes de cette relation intime sont aujourd’hui brouillés et les rapports entretenus entre les agriculteurs et certains membres de la société se dégradent fortement avec une prolifération de conflits. Dans cet essai, nous revenons sur les racines de cette spirale dépréciative dans l’opinion publique en soulignant l’importance de réfléchir aux moyens de casser les stéréotypes et de briser les clôtures qui conduisent à isoler et marginaliser les agriculteurs dans l’imaginaire collectif, mais également au sein de la société française.
Gains de productivité et baisse de la valeur sociale des denrées agricoles
Le progrès économique et le progrès agricole marchent main dans la main, car le développement d’un pays passe par la mise en mouvement de son agriculture et sa connexion à des dynamiques d’innovation. Les gains de productivité de l’agriculture permettent de dégager des excédents alimentaires pour nourrir la population, de fournir de la main-d’œuvre pour l’industrie et les services, de dégager du pouvoir d’achat pour les ménages qui vont consommer les biens de l’industrie et des services. Elle fournit également des débouchés commerciaux pour des biens d’équipements et l’agro-industrie. Elle permet enfin d’équilibrer la balance commerciale et de générer une épargne. Il est désormais acquis qu’il n’y a pas d’économie développée sans agriculture productive. On peut même dire à la lecture des travaux de C. P. Timmer que plus un pays est développé, plus son agriculture est productive et moins les dépenses consacrées par les citoyens pour l’alimentation sont élevées (Timmer, 2009). Les statistiques de l’INSEE montrent qu’en 1960, les Français consacraient 35 % de leurs dépenses à l’alimentation. Cette proportion s’établit désormais aux alentours de 20 %. Comme dans de nombreux pays occidentaux, l’alimentation n’est plus le premier poste de dépenses des ménages français et les consommateurs sont désormais habitués à une nourriture peu chère, en abondance et de qualité. Les gains de productivité ont fait des denrées agricoles de simples biens de consommation abondamment disponibles dans les étals des supermarchés.
Mais au fur et à mesure que la part des dépenses consacrées à la nourriture baissait, c’est aussi la valeur sociale de l’alimentation qui plongeait. Si au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la société française était fortement dépendante de ses agriculteurs et accordait beaucoup d’importance à l’alimentation, nos citoyens ont aujourd’hui complètement perdu de vue tout le travail social nécessaire pour bénéficier de trois repas équilibrés par jour. Comme le note Thibault Le Texier, l’agriculture est devenue « un continent lointain » dans les sociétés occidentales. Les consommateurs sont habitués à des denrées agricoles prévisibles, de qualité et consommables toute l’année – soit tout le contraire de ce qu’est réellement l’agriculture : saisonnière, fragile, imprévisible (Le Texier, 2017). Il faut une année pour récolter un quintal de blé. Entre les semis et la moisson tout peut arriver : sécheresse, inondation, contamination, prolifération des adventices, effondrement des cours... En dépit des très nombreux aléas qui caractérisent l’activité agricole, la prouesse de nos sociétés est d’avoir réussi à banaliser l’accès à l’alimentation, mais au prix d’une marginalisation des agriculteurs et d’un fossé culturel creusé entre ceux qui mangent et ceux qui donnent à manger. L’accessibilité de l’alimentation a banalisé l’agriculture qui apparaît désormais comme un secteur périphérique et sans intérêt pour beaucoup de nos concitoyens. C’est le premier élément de la spirale dépréciative qui caractérise nos sociétés contemporaines : plus les agriculteurs sont productifs, moins ils sont considérés par la société.
Marchés défaillants et érosion des communs
Ce lien intime entre développement économique et progrès agricole n’a pas échappé aux décideurs publics des pays occidentaux qui au sortir de la Seconde Guerre mondiale ont compris la nécessité d’intervenir en priorité sur le secteur agricole afin d’encourager sa modernisation pour le bénéfice de la société dans son intégralité. Une société de consommation et de loisir n’est possible que si le coût de l’alimentation est faible, et un pays développé doit avoir une agriculture productive pour permettre le développement d’autres secteurs d’activités. Mais faire passer la part de l’alimentation de 34 à 20 % dans les budgets des ménages ne se décrète pas. C’est le résultat d’un travail politique délibéré et continu dont l’essence est bien résumée dans l’équation du fameux plan Marshall : pas de progrès économique et social sans une modernisation de l’agriculture. Dans la continuité de l’interventionnisme américain, l’Europe s’est très rapidement saisie de cet enjeu à travers la signature du traité de Rome en 1957 et la mise en place de la Politique Agricole Commune (PAC) en 1962. Les objectifs de la PAC à son lancement sont on ne peut plus clairs :
• Accroître la productivité de l’agriculture en développant le progrès technique et en assurant une utilisation optimale des facteurs de production, notamment de la main-d’œuvre ;
• Assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l’agriculture ;
• Stabiliser les marchés ;
• Garantir la sécurité des approvisionnements ;
• Assurer des prix raisonnables aux consommateurs.
La PAC est depuis le départ une politique de transformation structurelle qui vise à rendre l’agriculture française et européenne plus productive afin d’assurer la souveraineté alimentaire (1), de libérer de la main-d’œuvre pour l’industrie et les services (2) et de dégager du pouvoir d’achat pour les consommateurs (3).
Ce gigantesque plan de réforme de l’agriculture qui s’est mis en place à l’échelle du continent européen s’est réalisé à partir d’importantes mesures d’interventions sur les marchés agricoles à travers des aides publiques massives et des dispositifs de régulation des marchés. Grâce à ces aides qui constituent historiquement le premier budget de l’Europe, il aura fallu moins de trente ans pour que les capacités de production agricole dépassent les besoins du marché communautaire. Mais si ces aides ont permis d’atteindre les objectifs politiques, elles ont en revanche complètement faussé le fonctionnement des marchés agricoles. Les citoyens ne paient pas le vrai prix de l’alimentation qu’ils surconsomment et les agriculteurs sont incités à surproduire au-delà des besoins des consommateurs. Par ailleurs, dès le départ, les nombreuses externalités négatives qui caractérisent l’activité agricole n’ont jamais été intégrées dans la formation des prix.
Depuis plus de soixante ans, le fonctionnement des marchés agricoles est faussé, car les aides publiques ne sont pas intégrées dans le calcul économique des consommateurs qui surconsomment des denrées agricoles au-delà d’un équilibre naturel. Cela implique également des surinvestissements de la part des industriels de l’agro-alimentaire qui pour rentabiliser ces investissements poussent à la consommation. En début de chaîne, les agriculteurs sont eux aussi incités à surproduire des denrées alimentaires qui, si elles n’étaient pas subventionnées, seraient consommées en moindre quantité. Ils investissement dans du foncier et des équipements pour produire des surplus qui sont difficiles à vendre. Les pouvoirs publics et le monde agricole sont enfermés dans une spirale interventionniste qui conduit à perturber la formation des prix des matières premières agricoles. Perturbations qui conduisent à légitimer et renforcer le besoin d’intervention publique. La modernisation de l’agriculture est un processus interventionniste qui s’auto-entretient et dont personne ne semble percevoir le terme.
Si au départ ces interventions publiques ont permis de moderniser l’agriculture pour le bénéfice des consommateurs, on sait aujourd’hui que cette modernisation génère d’importantes difficultés que les pouvoirs publics occidentaux peinent à résoudre. En effet, les gains de productivité échappent en grande partie aux agriculteurs, car ils sont captés par les industriels et les consommateurs. C’est d’ailleurs l’objectif politique initial des politiques publiques qui sont destinées avant tout à sécuriser non pas les revenus des agriculteurs, mais bien la sécurité alimentaire et le pouvoir d’achat des consommateurs. Il s’en suit d’importantes tensions politiques au sein du monde agricole qui peine à dégager des revenus de ses activités. Les gains de productivités se traduisent ainsi par une baisse constante du nombre d’agriculteurs et une stagnation de leurs revenus. Les agriculteurs représentaient plus de 30 % de l’emploi en 1955, 6 % en 1992 et moins de 3 % en 2019. Dans toutes les sociétés occidentales, le nombre d’agriculteurs semble tendre vers zéro et pourtant elles n’ont jamais bénéficié d’une alimentation aussi abondante et peu onéreuse. Plus les agriculteurs sont productifs, moins ils sont nombreux. C’est le deuxième terme de la spirale dépréciative qui marque l’époque contemporaine. Face à ce déclin, il est alors nécessaire de mettre en place des interventions et des aides publiques pour protéger les agriculteurs de leurs propres gains de productivité. Le cycle interventionniste se perpétue.
La question des externalités négatives issues de l’activité agricole a pris depuis ces trente dernières années un poids de plus en plus important dans les débats publics. Nos sociétés se sont rendu compte que la production des denrées alimentaires avait des effets bien au-delà des exploitations agricoles. La liste des impacts de l’agriculture sur la qualité des sols, de l’eau, de l’air n’a fait que s’allonger. Nos sociétés ont également pris conscience de l’importance de l’agriculture sur la biodiversité, la qualité des paysages et le cycle du carbone. L’activité agricole est directement liée et cernée par des biens publics qui sont soit développés soit dégradés par les modes et techniques de production mis en œuvre par les agriculteurs. Si avant les années 1980, peu de considérations étaient accordées à ces questions, on a assisté depuis à une multiplication des stratégies d’intervention des pouvoirs publics pour mieux prendre en charge les externalités négatives et préserver les biens communs que sont le sol, l’air, l’eau, la biodiversité… Cette nécessité s’est traduite en Europe par l’ajout d’un deuxième pilier d’intervention de la Politique Agricole Commune consacrée au développement durable et la promotion d’une agriculture respectueuse de l’environnement et des biens communs. Au premier pilier d’intervention qui vise à réguler les marchés et aider à la compétitivité, les pouvoirs publics ont engagé à la fin des années 1990 des dépenses importantes pour traiter la question des externalités et des biens communs. Ces réponses politiques sont le résultat d’une pression sociétale grandissante de la part d’ONG, d’activistes et de mouvements sociaux qui viennent contester les pratiques agricoles au nom du respect de la biodiversité et de la protection de l’environnement. Le secteur agricole est ainsi devenu un secteur très contesté de la part de la société qui considère que les modes de production dominants sont néfastes. Ces mouvements de contestation demandent aux agriculteurs de sans cesse renouveler leurs pratiques sans prendre en considération les impératifs économiques auxquels ils font face. C’est le troisième mouvement de la spirale dépréciative contemporaine : plus les agriculteurs sont productifs, plus ils sont critiqués et contestés par la société.
L’« agribashing » ou la polarisation des rapports agriculteurs et société
Les agriculteurs sont aujourd’hui confrontés à de multiples paradoxes et une spirale dépréciative qui rend l’exercice de leur métier de plus en difficile. Les gains de productivités qu’ils réalisent conduisent à banaliser leur activité et ils sont souvent regardés par certains membres de la société comme les reliquats d’une société archaïque très éloignée des développements technologiques et des attentes sociétales contemporaines. Les agriculteurs sont catégorisés comme des membres de la société dont l’activité est peu stratégique pour l’avenir du pays et le progrès. Par ailleurs, les gains de productivité qu’ils réalisent conduisent à les rendre de moins en moins nombreux. Ils pèsent moins politiquement et sont moins bien compris de la part des autorités publiques et des partis politiques. Enfin les critiques de la part de certains membres de la société qui ne connaissent plus et ne comprennent plus les agriculteurs se font de plus en plus nombreuses. Pendant très longtemps, la société française s’est montrée plutôt indifférente au sort des agriculteurs. Leurs revenus, leurs modes de vie, leurs pratiques agricoles n’étaient pas un sujet de questionnement. Tout cela s’opérait dans une relative indifférence avec parfois une forme de mépris de la part de la société urbaine. Mais la société française a évolué et elle est en train de changer vis-à-vis de l’agriculture, et sa façon de l’observer. Beaucoup de nos concitoyens ont désormais un regard, un avis et parfois des jugements très tranchés sur les agriculteurs. Ils s’expriment de plus en plus, et donnent des avis définitifs, jusqu’à rendre l’agriculteur responsable du réchauffement climatique, de la malbouffe, du non-respect du bien-être animal, de l’extinction de la biodiversité, de l’appauvrissement des sols… Au fil des années, la liste des reproches faits aux agriculteurs s’est considérablement allongée. Nous sommes passés en quelques années de l’indifférence au dénigrement. Cela se traduit par des comportements qui sont empreints de plus en plus de violence symbolique et parfois physique (Valiorgue, 2018). D’un point de vue sociologique, l’agriculture tend ainsi à être considérée comme du « dirty work », un secteur essentiel au bon fonctionnement de la société, mais méprisé et considéré comme sans noblesse (Kreiner, Ashfort et Sluss, 2006).
Nous observons aujourd’hui une augmentation de la conflictualité et à une polarisation des rapports entretenus entre les agriculteurs et certains membres de la société française qui sur les réseaux sociaux et dans les médias prend le nom d’agribashing. D’un côté les agriculteurs se sentent marginalisés et incompris, de l’autre la société attend des évolutions de pratiques afin de ne pas mettre en péril les biens communs et préserver l’environnement. Si l’on suit les travaux de Tajfel et Turner sur l’identité sociale, on comprend que cette conflictualité des rapports prend naissance autour d’une lutte pour des ressources qui sont perçues comme de plus en plus rares et sont valorisées par différents groupes dans des logiques opposées (Likata, 2007). L’eau est par exemple valorisée par les agriculteurs afin de pouvoir irriguer les cultures et garantir des rendements en cas de sécheresse ou de précipitations insuffisantes. Pour la société, l’eau est vue comme un bien important qu’il ne faut pas gaspiller et dont il faut préserver la qualité en veillant à ne pas polluer les nappes phréatiques. Autre exemple, pour les agriculteurs, la biodiversité est vécue comme une contrainte qui les oblige à modifier leurs itinéraires culturaux et leurs pratiques d’élevage. Ce même enjeu est valorisé de manière différente par certains membres de la société qui s’inquiètent de voir la disparition à un rythme rapide des espèces animales. Les agriculteurs et la société entrent en compétition pour l’utilisation d’un certain nombre de biens et de ressources communes qu’ils se disputent. Cette compétition conduit à enfermer chacun des groupes dans des relations toujours plus conflictuelles du fait de positions et de points de vue qui sont de moins en moins compatibles. Les groupes développent des visions opposées et s’enferment dans la conflictualité. C’est le propre des spirales dépréciatives, qui ne font qu’accentuer la polarisation des rapports sociaux (Noelle-Neumann, 1974). La question du bien-être animal est typique de cette situation de polarisation. Les agriculteurs sont victimes d’attaques physiques de la part d’activistes antispécistes qui souhaitent que les éleveurs mettent tout simplement un terme à l’élevage. La même dynamique de polarisation s’observe sur la question de l’utilisation du glyphosate. Deux camps aux positions désormais très tranchées s’affrontent et ne s’écoutent plus pour savoir si oui ou non les agriculteurs peuvent continuer à utiliser cette molécule. Chacun des groupes est enfermé dans des positions toujours plus radicales et extrêmes et aucun dialogue n’est possible. Promouvoir le glyphosate revient à tuer la planète, interdire cette molécule revient à tuer l’agriculture française. Les groupes sont polarisés et rentrent en conflit, aucun progrès collectif ne se dessine.
Briser les clôtures – construire des ponts
Face à cette polarisation des rapports et l’augmentation de la conflictualité, il paraît important de réfléchir aux moyens de mettre fin à la dynamique des rapports agriculteurs-société que nous venons de décrire. Cela passe par une volonté de casser les stéréotypes et de briser les clôtures qui conduisent à isoler les agriculteurs dans un continent lointain de la société française (Dubuisson-Quellier & Giraud, 2010). Cette dynamique des rapports sociaux a des effets identitaires puissants sur les agriculteurs. Elle conduit à considérablement affaiblir l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et à poser de graves questions de santé alors qu’ils occupent une place essentielle dans la société (Hovey & Seligman, 2006). Les comportements autodestructeurs qui font de l’agriculture la première profession en matière de suicides sont directement liés à cette spirale qui conduit à stigmatiser les agriculteurs et à leur associer des stéréotypes négatifs. Ces stéréotypes et préjugés négatifs sont partagés par différents groupes de la société et finissent par introduire une hiérarchie qui place les agriculteurs tout en bas de l’échelle sociale. Si l’on veut sortir de cette spirale dépréciative dont la performativité est évidente, il semble incontournable de revenir sur l’identité sociale des agriculteurs et la place qu’ils occupent dans la société. Ce travail de redéfinition de la place des agriculteurs dans la société pourrait s’effectuer à trois niveaux complémentaires.
Du monopole territorial aux communautés de pratiques
Pendant très longtemps, les agriculteurs ont occupé de manière majoritaire et dominante les territoires ruraux. Ils étaient maîtres du territoire et n’avaient pas à se soucier des conditions de frontières et de cohabitation avec les autres habitants. Ils dominaient. Les rapports sont désormais inversés ou en passent de l’être et les agriculteurs constituent des minorités banalisées dans ce qu’ils ont longtemps considéré comme des fiefs imprenables. C’est donc un travail paradoxal de socialisation aux territoires qui doit être entrepris afin de saisir les nouveaux enjeux et traiter les conflits de proximité. Mais au-delà de ces confits voisinage, c’est aussi au niveau des territoires qu’une partie de la question de la protection et de la préservation des biens communs se joue. Agriculteurs et habitants d’un même territoire doivent s’engager collectivement dans des dynamiques d’apprentissage à travers des communautés de pratiques. Si l’on suit Wenger, les communautés de pratiques désignent des groupes d’acteurs aux intérêts et identités différenciées qui travaillent ensemble à la résolution de problèmes partagés (Wenger, 2005). La communauté de pratiques se structure autour d’un objectif commun (i. e. préserver la biodiversité), réalisé par un collectif hétérogène apportant des ressources complémentaires (i. e travailler en partenariat avec la Ligue de Protection des Oiseaux) et un répertoire d’actions communes qui est stabilisé (i. e installer des bandes enherbées entre les parcelles). En développant des communautés de pratiques autour de la préservation de biens communs, on casse le cloisonnement qui isole les agriculteurs sur leurs exploitations et on enclenche une dynamique sociale d’apprentissage et de progrès. Les identités se transforment, la polarisation s’estompe. Ces mêmes communautés de pratiques peuvent être activées pour repenser la commercialisation des denrées agricoles. L’initiative de la Ferme au quartier à Saint-Étienne montre comment de nouveaux réseaux et interactions sociales peuvent renouveler les circuits de commercialisation et générer de nouvelles solidarités. Permettre aux agriculteurs de s’enchâsser dans des communautés de pratiques pourrait briser les clôtures sociales dans lesquelles ils sont enfermés. Elle pourrait également aider à développer de nouvelles interactions afin d’appréhender la gestion des communs et faire émerger de nouvelles combinaisons des activités de production et commercialisation des matières premières agricoles.
Des filières agro-industrielles aux communs alimentaires
L’agriculture française est organisée en filières qui structurent et organisent la production et la commercialisation des matières premières alimentaires (lait, sucre, viande, blé, oléagineux, pommes de terre…). Ces filières agro-industrielles sont aujourd’hui tournées vers des logiques économiques et marchandes qui visent à rendre l’agriculture performante et compétitive sur les marchés mondiaux. Elles jouent un rôle central dans la régulation et la banalisation des matières premières agricoles que nous avons évoquées plus haut. Elles participent également aux phénomènes de clôtures sociales des agriculteurs qui sont isolés dans leurs filières et parfois en concurrence avec d’autres agriculteurs positionnées dans d’autres filières. Elles sont sources de « désencastrement » et de création de solidarités uniquement marchandes, pour reprendre les termes de Polanyi (Polanyi, 1944). Appréhender les filières agro-industrielles non pas comme de simples filières économiques, mais comme des communs alimentaires peut constituer une réponse afin de redonner à l’alimentation toute sa valeur sociale et mieux appréhender la question des externalités négatives issues de l’activité agricole. Dans cette configuration, la production et la mise sur le marché de matières premières alimentaires deviennent un processus social qui inclut un nombre élargi d’acteurs et reconfigure les interactions en dehors d’une rationalité économique. Les filières transformées en communs alimentaires constituent de nouveaux arrangements institutionnels à l’intérieur desquels s’organise une allocation de ressources plus équitables et soutenables entre les différents acteurs impliqués et impactés par la production d’une denrée alimentaire. Au sein du commun, les acteurs concernés partagent les ressources et définissent les modes de production, d’utilisation et de circulation des ressources. Ils remettent du lien et du sens qu’une importante division du travail au sein des filières agro-industrielles a contribué à considérablement diluer (Sabatier, 2013). L’agriculteur n’est plus un ouvrir taylorisé en début de chaîne mais un acteur plein et entier autour duquel s’organise collectivement la production et la commercialisation des matières premières.
Élaborer un projet politique agricole et alimentaire cohérent
L’agriculture française est aujourd’hui fracturée, balkanisée. Comme le note Frédéric Goulet, personne ne sait s’il faut des circuits courts ou des circuits longs. On peine également à savoir s’il faut s’appuyer sur une agriculture conventionnelle pour assurer les équilibres alimentaires de toute la population française ou investir massivement dans des pratiques agricoles alternatives pour ne pas brûler la planète. On ne sait pas non plus si l’horizon de l’agriculture française est la conquête des marchés mondiaux ou le repli communautaire et la consommation locale (Gourlet, 2010). Contrairement à la période 1945 – 1975 où la France (en grande partie avec l’aide de la PAC) avait réussi à aligner un projet politique agricole à travers une régulation des marchés et une politique de structures, la société française et ses responsables ne savent pas quelle politique agricole il convient de développer. Il faut que la société française clarifie les missions qu’elle souhaite donner aux agriculteurs et qu’elle les priorise. Une grande partie du désarroi du monde agricole provient de ce manque de visibilité et il semble aujourd’hui impossible de construire un projet politique agricole cohérent en maintenant toutes les contradictions dans lesquelles sont placés les agriculteurs français. La société française pourrait à cet égard s’inspirer de la démarche de la Suisse qui en septembre 2017 a fait entrer dans sa constitution l’enjeu de la sécurité alimentaire. Cet article constitutionnel est le point d’appui d’un projet politique agricole et alimentaire qui nomme et hiérarchise les priorités. Si la société française veut faire évoluer son agriculture vers une préservation des biens communs tout en maintenant la qualité et le coût de l’alimentation, elle ne pourra pas faire l’économie d’un important travail introspectif pour se redonner une perspective politique sur le métier d’agriculteur et les défis qui sont associés à l’alimentation. Elle doit dire qu’elle est la valeur qu’elle donne à l’agriculture et signifier si cette activité a encore du sens.