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Recension Histoire

Les voix multiples des droits civiques

À propos de : Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power : Une histoire Populaire des mouvements noirs, 1945-1970, Presses Universitaires de Rennes


par Ana Artiaga , le 20 janvier


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Le mouvement pour les droits civiques aux États-Unis est plus complexe que ce que le grand public en connaît. O. Mahéo en reconstitue la multiplicité discordante et marginalisée.

En 2005, dans un article qui fait désormais référence, l’historienne Jacqueline Dowd Hall écrivait que « le récit dominant du mouvement pour les droits civiques – distillé à partir de l’histoire et de la mémoire, déformé par l’idéologie et la contestation politique, et incorporé dans les visites guidées, les musées, les rituels publics, les manuels scolaires et divers artefacts de la culture de masse – déforme et supprime autant qu’il révèle. » [1] Olivier Mahéo, auteur de De Rosa Parks au Black Power : Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, traite ainsi des « mouvements noirs » dans leur ensemble plutôt que du seul « mouvement pour les droits civiques », généralement circonscrit à la période allant de 1954 à 1965 aux États-Unis. Ce faisant, il dépeint un mouvement plus complexe et long (constamment inachevé, comme le laisse entendre sa conclusion) que celui que le grand public connaît. Dans un ouvrage qui a émergé de son travail de thèse, Olivier Mahéo écrit donc une histoire « vue d’en bas », une histoire « populaire » en ce qu’elle propose « d’étudier les récits vaincus ou marginalisés, les voix discordantes, qui ont été effacés du récit dominant ou bien déformés, au travers de figures héroïsées » (p. 24).

Une historiographie sélective

Vietnam tour jacket with black power embroidery
Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture

Comme le montre l’introduction, l’historiographie a eu tendance à se concentrer sur quelques figures (masculines) célèbres, sur le Sud du pays, et sur la période allant de l’arrêt Brown v. Board of Education of Topeka rendu en 1954 jusqu’à l’adoption du Voting Rights Act en 1965. Mais l’arrêt Brown, qui rend la ségrégation scolaire inconstitutionnelle, est le résultat d’une longue lutte antérieure menée par la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People). De même, le boycott des bus de Montgomery dans l’Alabama l’année suivante ne fut pas le premier de cet ordre à être organisé dans une ville du Sud. Mahéo met également en garde contre l’erreur de présenter 1965 (la fin des discriminations légales) comme la date à laquelle l’égalité raciale aurait été atteinte. Ces bornes traditionnelles simplifient grandement une lutte qui n’était pas circonscrite aux seules revendications raciales. Ainsi, l’opposition de Martin Luther King Jr. à la Guerre du Viêt-Nam et les revendications économiques de sa Poor People’s Campaign de 1968 ont longtemps été oubliées. Par ailleurs, le mouvement que l’on voit se transformer après 1965 conjointement à l’idéologie du Black Power fait souvent office d’alter ego maléfique du mouvement pour les droits civiques, dans une opposition binaire entre intégrationnistes non-violents (tel Martin Luther King) et nationalistes séparatistes qui prônent l’autodéfense, dans un combat stérile et radical (tels qu’ont été représentés les Black Panthers, entre autres).

L’historiographie classique a écarté du récit traditionnel les féministes noires et les militants que leurs revendications économiques plaçaient les plus à gauche du mouvement. Ces acteurs ont été invisibilisés au sein même des nombreuses organisations de lutte pour les droits civiques, au nom d’une « politique de la respectabilité » [2] censée rendre le mouvement plus acceptable aux yeux de la société états-unienne de l’époque. Les historiens contemporains incluent désormais dans le mouvement les revendications des femmes (telles que Fannie Lou Hamer ou Ella Baker) ou celles de la gauche syndicaliste, et se sont intéressés aux États du Nord dans lesquels les objectifs et les défis du mouvement ont été différents puisque la ségrégation dans ces états, quoique bien réelle, n’était pas inscrite dans la loi. [3] Le concept du « long mouvement pour les droits civiques » (pensé par Jacqueline Dowd Hall) est largement accepté désormais.

Pinback button for a 1964 March for Democratic Schools
Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture, Gift of T. Rasul Murray

L’ouvrage apporte plusieurs contributions à la recherche. Premièrement, il contribue à rétablir la place des femmes, et celle des militants de la gauche socialiste et communiste dans les mouvements noirs aux États-Unis, dans la lignée des développements historiographiques de ces dernières années, en rassemblant ces perspectives dans un seul ouvrage. Cela permet à l’auteur d’analyser les tensions et clivages de classe, de genre et d’espace au sein du mouvement sur le temps long. Pour cela, il choisit d’étudier des photographies, des autobiographies et des biographies de militants et militantes peu exploitées pour donner voix à celles et ceux que l’historiographie classique a oubliés au profit de récits hagiographiques aujourd’hui bien connus.

Les racines marxistes du combat pour l’égalité raciale

L’ouvrage commence dans les années 1930 (chapitre I) et se termine dans la deuxième moitié des années 1960 (chapitre VIII), situant ainsi le mouvement pour les droits civiques dans un continuum qui permet à l’auteur de rappeler la place des militants de la gauche noire dans ce combat, aussi bien au sein des courants socialistes et communistes qui le caractérisaient avant la Seconde Guerre mondiale que dans les associations étudiantes inspirées de la Nouvelle Gauche et de l’idéologie du Black Power dans les années 1960. La première partie du livre est dédiée à l’écho rencontré par le parti communiste américain (CPUSA) au sein de la communauté noire à partir des années 1930 jusqu’à l’avènement de la guerre froide, période durant laquelle les communistes acquièrent progressivement une importante influence au sein de la communauté noire.

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1965 - Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture, Gift of Kenneth A. Smaltz Jr.

Cette partie retrace le parcours de militants communistes parmi lesquels Hosea Hudon, dont le récit constitue un témoignage important du fonctionnement du parti communiste en Alabama, « majoritairement noir et ouvrier » (p.60). L’intérêt de la biographie de Hudson, co-écrite avec l’historienne Nell Irvin Painter, réside dans sa mise en lumière des désaccords parmi les militants communistes noirs de l’époque. Hudson, resté fidèle au parti durant toute sa vie, se désolidarise explicitement d’Harry Haywood, dont l’autobiographie est présentée au sein du même chapitre, et qui a été exclu du parti communiste en raison de ses critiques concernant l’incapacité du parti à résoudre la « question noire » (p. 74).

Un examen plus approfondi de la gauche noire nous permet de voir que les actions menées par des leaders comme Martin Luther King sont directement inspirées des luttes ouvrières des décennies précédentes. Ainsi, avant la célèbre Marche sur Washington de 1963 durant laquelle King proclama son discours « I Have a Dream », A. Phillip Randolph, dirigeant du syndicat noir Brotherhood of Sleeping Car Porters (BSCP), avait déjà planifié une telle marche pour demander la déségrégation de l’effort de guerre en 1941, en prônant explicitement la « désobéissance civile non-violente » (p.57). Ce « syndicalisme des droits civiques » (p.61) est présenté comme précurseur des luttes pour l’égalité qui ont marqué les années 1950 et 1960. Les actions directes menées durant le premier XXe siècle ont également inspiré les sit-ins, boycotts et manifestations des années 1960. [4] Mahéo rappelle également que les thèses de l’autodéfense et du séparatisme ne sont pas nées dans les discours de Malcolm X au début des années 1960. De nombreux Africains-Américains au début du XXe siècle reconnaissaient l’importance de s’armer, et le projet communiste de création d’une république noire dans le sud des États-Unis (la Black Belt) remonte aux années 1930.

Où sont les militantes ?

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à l’engagement des femmes dans les mouvements noirs, qui ont été contraintes d’accepter une direction masculine souvent sexiste et un ordre hiérarchique genré au sein des diverses organisations de lutte (notamment la Southern Christian Leadership Conference et la NAACP). Les exigences d’exemplarité les ont également obligées à se conformer au modèle patriarcal traditionnel dans leurs vies privées : « Le respect des normes de la famille patriarcale, autour de la figure d’un chef de famille fort et d’une pratique religieuse assidue, apparaît comme une protection contre les discriminations » (p. 103).

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Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture

L’historiographie a longtemps invisibilisé ces femmes, à la fois en raison d’un manque de sources officielles valorisant leur rôle et de la dévalorisation prolongée, par les historiens, de sources produites par les femmes elles-mêmes, telles que l’histoire orale et les autobiographies. Les écrits autobiographiques, longtemps jugés non fiables par les chercheurs en raison de leur proximité perçue avec la fiction, sont aujourd’hui largement exploités dans les études sur les mouvements pour les droits civiques. Ces autobiographies constituent « un contre-récit » en se situant « à la marge du récit dominant » (p.225). En revanche, l’auteur souligne que les photographies ne permettent pas de rendre compte du travail des femmes : souvent absentes des images, elles occupaient fréquemment des rôles moins visibles médiatiquement, tels que ceux de relais communautaire, secrétaires, hébergeuses et organisatrices de l’ombre, par opposition aux positions de premier plan des orateurs, directeurs d’organisations ou meneurs de manifestations.

L’étude approfondie d’autobiographies de figures féminines telles qu’Anne Moody, militante du Mississippi dans les années 1960, permet de combler cette lacune. Peu exploitée par les chercheurs, son autobiographie est pourtant un témoignage précieux sur les activités du SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee) du point de vue d’une jeune militante. Elle illustre les tensions entre leadership national et militantisme local, entre générations (elle y critique notamment Martin Luther King qu’elle juge trop modéré), mais aussi les clivages spatiaux qui vont l’opposer aux militants venus du Nord du pays dans son Mississippi natal. Quant à Rosa Parks, bien qu’elle demeure l’une des figures les plus connues du mouvement pour les droits civiques, son action de désobéissance civile en 1955, lorsqu’elle a refusé de laisser sa place à un usager blanc dans un bus ségrégué, a souvent été présentée comme du militantisme « accidentel ». Or, Rosa Parks était une activiste de longue date, engagée dans la NAACP depuis plusieurs années avant 1955. Après le boycott que son action a déclenché, Rosa Parks a rencontré Malcolm X à plusieurs reprises dans les années 1960 (p. 124), révélant un profil bien loin de l’image de la vieille dame fatiguée véhiculée dans les manuels scolaires.

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Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture

Les femmes ont pourtant toujours dénoncé le sexisme au sein du mouvement, comme le montrent les écrits des militantes Ella Baker et Septima Clark, ou les trajectoires des femmes engagées au sein du SNCC, dont certaines ont préfiguré l’émergence d’un féminisme noir dans les années 1970 (p. 136). Bien avant la conceptualisation de l’intersectionnalité à la fin des années 1980, les féministes noires associées au CPUSA ou les organisations féminines et féministes telles que Sojourners for Truth and Justice (formée en 1951) ont reconnu le lien entre racisme et domination masculine et l’intersection des oppressions de classe, de race et de genre.

Les tensions internes

Enfin, le livre montre comment la lutte pour les droits civiques a mis en sourdine les clivages de classe, de genre, d’espace (Nord/Sud) et de générations qui ont existé entre 1945 et 1970. Ces dissensions ont été masquées à la fois par les acteurs du mouvement eux-mêmes, au nom du principe d’unité face à l’opposition politique, et par les représentations des mouvements noirs, qui donnent l’image d’un mouvement unifié, mené par des hommes éduqués de la classe moyenne. Le mouvement pour les droits civiques a privilégié les revendications raciales, marginalisant les clivages de classe et de genre au nom de la cohésion du mouvement. Le livre explore ces tensions, notamment celles entre le SNCC et d’autres organisations comme la SCLC lors de la marche sur Washington en 1963, mais aussi les conflits générationnels au sein même des organisations, comme les divergences internes au SNCC autour de la question de l’usage de la violence et des armes.

Pinback button with a black panther on it
Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture

Enfin, l’ouvrage a le mérite de rappeler le rôle central de la photographie dans la représentation et la réappropriation de l’histoire du mouvement noir. En tant que médium visuel, elle a permis de construire une identité visuelle forte, notamment pour les Black Panthers et le SNCC, qui l’ont utilisée pour produire des images positives des Africains-Américains. En conclusion, l’analyse de Mahéo enrichit notre compréhension des luttes pour la justice raciale, en soulignant les continuités et les tensions internes qui ont marqué la quête d’égalité des Africains-Américains aux États-Unis, et en rassemblant dans un même ouvrage en français les nouveaux axes de réflexion des historiens du black freedom struggle.

Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power : Une histoire Populaire des mouvements noirs, 1945-1970, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2024, 286 p., 24 €

par Ana Artiaga, le 20 janvier

Pour citer cet article :

Ana Artiaga, « Les voix multiples des droits civiques », La Vie des idées , 20 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Maheo-De-Rosa-Parks-au-Black-Power

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Notes

[1Jacquelyn Dowd Hall, “The Long Civil Rights Movement and the Political Uses of the Past,” The Journal of American History 91, no. 4 (2005) : 1233–63, p.1233.

[2Terme créé par Evelyn Brooks Higginbotham dans Righteous Discontent : The Women’s Movement in the Black Baptist Church, 1880–1920 (Harvard University Press, 1993).

[3Voir par exemple Dayo F. Gore, Jeanne Theoaris et Komozi Woodward (dirs.), Want to Start a Revolution  ? Radical Women in the Black Freedom Struggle (New York : NYU Press, 2009)  ; Thomas J. Sugrue, Sweet Land of Liberty : The Forgotten Struggle for Civil Rights in the North (New York : Random House, 2009).

[4Au sujet du terme “syndicalisme des droits civiques” voir Robert Korstad, Civil Rights Unionism : Tobacco Workers and the Struggle for Democracy in the Mid-Twentieth-Century South (University of North Carolina Press, 2003).

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