En 2016, invité par une grande université chinoise, j’attendais l’ascenseur sur le campus. Dans le hall, un écran de télévision revenait en boucle sur l’inauguration à Shanghai du parc Disney. Triomphe de l’américanisation sur la Chine de Mao, à quelques pas d’un bâtiment voué à l’étude de sa pensée, ou, pour reprendre la formule du Brésilien Mario de Andrade, « anthropophagie » à la chinoise en train de s’approprier l’univers mythique de mon enfance et de celle de millions d’Occidentaux ? La question est majeure parce qu’elle touche l’avenir proche de notre planète. Si majeure qu’on ne saurait la laisser entre les mains des think tanks de tous bords ou des sociologues de la culture, d’ordinaire insensibles à la perspective historique sans laquelle autant l’essor de l’américanisation que son visible déclin échappent à l’analyse.
Qu’est-ce que l’américanisation ? Dans cet ouvrage, Ludovic Tournès, professeur d’histoire internationale à l’université de Genève – à qui l’on doit une poignée d’ouvrages remarqués sur la musique et les États-Unis – nous offre un ensemble de réponses claires et précises dans lesquelles il fouille le sens du mot si galvaudé, sonde ses fondements matériels, explore ses expressions politiques, mythiques et artistiques en passant en revue la peinture, la musique, le cinéma, des domaines souvent négligés par les historiens généralistes. D’où ses questions : quels sont les rapports entre américanisation et globalisation ? En quoi le messianisme démocratique incarne-t-il le modèle américain ? Comment celui-ci se propage-t-il et quelle est sa force de frappe culturelle ? Ajoutons les réflexions pertinentes sur l’idée de production de masse, le fordisme et l’American Way of life qui débouchent sur la question : « la culture du monde est-elle états-unienne ? » et la conclusion : « le XXIe siècle ne sera pas états-unien ». Les États-Unis ont cessé d’être les porteurs et l’emblème de la modernité. L’échec de la submersion culturelle annoncée, un prestige érodé depuis les années 1960, l’essor corrélatif d’un « anti-américanisme structurel » (p. 169), lié au désengagement international amorcé par Obama et accéléré par Trump, en rendent largement compte.
Les métissages
On retiendra l’importance des métissages dans le surgissement de la « dynamique culturelle » états-unienne. Le cas du jazz est bien connu, celui de la peinture avec ses va-et-vient entre Vieux Monde et Nouveau Monde l’est moins, mais tout aussi convaincant. Prenons le cas de la production et de l’industrie cinématographiques pour illustrer la pertinence de ces analyses. L’internationalisation du cinéma américain livre une illustration précise d’un processus qui passe par différentes étapes au cours du XXe siècle en opérant différemment selon les continents et les pays. À l’heure où la Chine vient de se hisser au premier rang de cette activité, il est bon de revenir sur ce passé qui nous concerne tous puisqu’elle a forgé l’imaginaire occidental du siècle dernier. Encore hantés par le souvenir de l’américanisation de la France (La Belle Américaine de Robert Dhéry, 1961), nous oublions ou ignorons que la pénétration hollywoodienne a suivi d’autres voies chez nos voisins. Ainsi « les films réalisés à Hollywood-sur-Tibre, comme on surnomme alors Cinecittà, ont largement contribué à la popularité du cinéma hollywoodien [au cours de la guerre froide] autant qu’à la prospérité du cinéma italien dans son ensemble ». Avec le triomphe des péplums et la vogue du western-spaghetti la production cinématographique italienne s’est ainsi haussée au deuxième rang mondial.
Autrement dit, pas d’étude de l’américanisation sans l’analyse de sa réception et des stratégies de délocalisation qu’elle a mises en œuvre pour contourner les défenses élevées par les gouvernements, stratégies qui consistent souvent à tabler sur la collaboration des pays colonisés. L’offensive hollywoodienne peut également se heurter à une fermeture totale (la Chine de Mao) ou, plus exceptionnellement, à une réponse cinématographique à la hauteur de la pression qu’exercent les studios californiens : c’est le cas de l’Inde. Mais c’est l’examen des mécanismes d’ouverture de la Chine et de sa capacité à domestiquer le monstre hollywoodien – au point aujourd’hui d’en être, semble-t-il, venu à bout – qui retiendra davantage l’attention tant la manière dont l’empire du Milieu neutralise l’expression la plus spectaculaire et la plus pénétrante de l’imaginaire occidental, préfigure l’action qui pourrait être la sienne dans d’autres domaines tout aussi cruciaux.
L’apport de l’Europe
Mais si l’ouvrage nous confronte aux mécanismes qui opèrent au sein des métissages intercontinentaux qui brassent traditions et créateurs, il nous rappelle également l’origine métisse des formes apparues au sein des États-Unis. Avant d’exporter ses productions, Hollywood a bénéficié de l’afflux de cinéastes européens. C’est, selon les termes de Ludovic Tournès, « l’hybridité du cinéma hollywoodien qui lui permet de créer à la fois de l’américanité et de la mondialité », ajoutant que la production de Blanche-Neige et les Sept Nains est « l’illustration parfaite des mélanges opérés par les studios ». Derrière les mots « patchwork », « bricolage », « concaténation » ou « composite », on restitue sans peine les mécanismes multiples qui sont à l’origine du cinéma américain : adaptation de genres et des styles graphiques européens, standardisation et industrialisation de la production, concentration verticale, innovation technique. La complexité des métissages qui affectent la plupart des expressions de l’existence de cette nation – mais qui opèrent également au cœur de la formation de l’ensemble des nations latino-américaines – nous est soigneusement décrite à travers nombre d’exemples qui permettent d’en suivre les mécanismes, les virages et les aboutissements.
Et le reste de l’Amérique ?
On n’épuise pas pareil sujet en 450 pages. Et il serait facile de relever des lacunes dans l’analyse et le parcours. Contentons-nous d’indiquer quelques pistes qui pourraient prolonger cette lecture et renouveler davantage encore nos perspectives. D’abord sur la notion d’américanisation. Elle est toujours abordée sous l’angle des États-Unis alors qu’on observe un autre processus d’américanisation, cette fois de portée continentale, des siècles avant la création des États-Unis : nous pensons à la manière dont, de la Terre de Feu à la Californie, les colonisations espagnole et portugaise ont fini par subir le contrecoup d’un processus d’américanisation déclenché par les vagues de métissages qui répliquèrent aux multiples formes de l’expansion ibérique. Admettons que l’on fasse l’impasse sur cette préhistoire même si on se rend compte aujourd’hui, dans le cadre d’une histoire globale, qu’elle marque le coup d’envoi des mondialisations qui se sont succédé depuis la fin du XVe siècle [1].
Mais pourquoi, puisqu’il s’agit d’une « histoire mondiale », ne pas prolonger l’enquête en approfondissant les effets de l’américanisation hors des États-Unis ? Si « l’hybridité des objets culturels états-uniens est un facteur indéniable d’américanisation » (p. 94), cette hybridité apparaît dans tous les pays du Nouveau Monde. Comment ne pas songer à la musique afro-brésilienne lors de l’évocation du jazz américain ? Les métissages ibériques sont-ils différents des métissages états-uniens ? Alors qu’aujourd’hui la population d’origine latina occupe toujours davantage de terrain sur le sol de Gringolandia on a envie d’interroger l’incidence de cette progression sur les destins de l’américanisation. Avec raison, l’auteur consacre au cinéma de nombreuses analyses. Dans une histoire mondiale, la trajectoire à peine esquissée du cinéaste mexicain Alejandro Gonzalez Iñarritu aurait pu judicieusement prolonger et actualiser l’analyse des transformations de la production cinématographique en sortant des sentiers battus (de Kurosawa à Sturges) pour évoquer le cheminement des cinéastes mexicains des années 1930 à nos jours.
Il est possible enfin qu’en confrontant américanisation et américanisation, autrement dit des phénomènes aussi distants que l’américanisation du Mexique dans les années 1950 et l’américanisation de la France ou de la Belgique, on obtienne une image plus fine des processus mis en œuvre aux USA et des diverses modalités de leur réception locale. Ce serait aussi l’opportunité de mieux distinguer ce qui relève du « culturel » des enjeux politiques, économiques et financiers qu’on associe d’ordinaire à l’impérialisme américain.
À vrai dire, envisager sérieusement tous ces enjeux et ces mécanismes aurait doublé le volume de l’ouvrage et il aurait fallu mobiliser d’autres compétences et sortir de l’angle choisi par l’auteur. La planétarisation de l’American Way of Life et ses impasses sont des processus complexes qui exigent la prise en compte de dynamiques et de temporalités multiples sur les cinq continents. Cet ouvrage a le mérite d’ouvrir le débat en nous livrant quantité de matériaux et de réflexions, sans jamais cesser d’être d’une lecture agréable ni imposer au lecteur le jargon souvent décharné des sciences sociales dans leur version « américanisée ».
Ludovic Tournès, Américanisation ? Une histoire mondiale (XVIIIe-XXIe siècle), Paris, Fayard, 2020. 452 p., 25 €.
Pour citer cet article :
Serge Gruzinski, « L’Amérique fait-elle encore tourner le monde ? »,
La Vie des idées
, 1er mars 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Ludovic-Tournes-Americanisation-histoire-mondiale
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