Alors qu’approche le dixième anniversaire de la disparition de Stuart Hall, co-fondateur des Cultural Studies britanniques et important théoricien du racisme, une vaste entreprise d’édition de son œuvre, principalement composée de nombreux essais parus de manière éparse dans des revues et ouvrages collectifs, a été lancée par plusieurs de ses ancien.ne.s élèves et collaborateur.e.s. Neuf volumes ont ainsi vu le jour à Duke University Press [1], complétés par un récit autobiographique [2]. Le présent ouvrage, composé d’un cycle de conférences données au printemps 1994 à l’université de Harvard – dont les presses ont édité la version originale en 2017 –, complète la liste de ces publications posthumes. Hall s’y efforce d’établir des liens entre les expériences et les théorisations de la race et du racisme en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ces réflexions sont intéressantes à plusieurs égards : elles témoignent d’une reformulation des problèmes théoriques autour du racisme qui occupent l’auteur depuis le début de sa carrière ; elles réarticulent des stratégies politiques antiracistes et elles ouvrent des pistes intéressantes pour conceptualiser la nation.
Du marxisme au poststructuralisme
Dans ses travaux des années 1970 et 1980, Hall a émis deux propositions pour penser la race et le racisme fortement intégrées dans un cadre de pensée marxiste. La première, très gramscienne, était notamment soutenue par une étude du changement d’hégémonie dans la société britannique des années 1970 développée par la suite dans ses essais sur le thatchérisme. Hall y concevait la race comme « lentille » et comme « cadre » à travers lequel un basculement néolibéral de l’État-providence britannique est à la fois perçu et expérimenté [3]. Avec ses collaborateurs, il constatait ainsi que « les thèmes de race, crime et jeunesse – condensés dans l’image de l’“agression” – en sont arrivés à servir d’articulateurs de la crise, comme son conducteur idéologique » [4]. Les représentations sociales liées aux assignations collectives raciales sont identifiées par Hall comme un élément crucial de l’efficacité politique du nouveau « populisme autoritaire » émergeant en Grande-Bretagne à cette époque. Celles-ci assurent en grande partie l’adhésion au projet hégémonique du thatchérisme [5].
La deuxième proposition pour penser le racisme formulée par Hall dans cette période, fortement influencée par Louis Althusser, consiste à saisir la race comme une position particulière dans la conjonction de différents modes de production qui coexistent dans les sociétés (post-)esclavagistes et (post-)coloniales, notamment dans les Caraïbes et en Afrique du Sud.
Il est nécessaire de comprendre la manière dont les différents groupes raciaux et ethniques ont été politiquement insérés, ainsi que les relations entre ces différents groupes qui ont eu tendance à transformer, éroder, ou au contraire préserver ces distinctions à travers le temps – non seulement comme des traces ou des résidus des modes précédents, mais également comme des principes actifs et structurants de l’organisation actuelle de la société. Les catégories raciales sont incapables à elles seules de rendre compte de ce phénomène. [6]
Hall souligne ainsi que la race n’est pas « juste » une idéologie, mais qu’elle est située au niveau de la structuration sociale, elle-même constituée de dimensions indissociablement politique, économique et culturelle.
Le cycle de conférences de 1994 présente un nouveau changement de perspective illustrant un glissement vers une théorisation poststructuraliste. Hall soutient maintenant la thèse
selon laquelle la race est, socialement, historiquement et politiquement, un discours ; selon laquelle elle opère comme un langage, comme un signifiant glissant ; selon laquelle ses signifiants réfèrent non à des faits génétiquement établis, mais à des systèmes de signification qui se sont enchâssés dans les classifications de la culture ; et selon laquelle ces significations ont des effets réels non pas en raison de quelque vérité inhérente à leur classification scientifique, mais du fait de la volonté de puissance et du régime de vérité qui sont institués dans les rapports discursifs instables que de telles significations établissent avec nos concepts et idées dans le champ signifiant (p. 41-42).
Le racisme désigne par conséquence « un système de signification, […] une manière effective d’ordonner le monde et de lui conférer une signification » (p. 29).
Cette nouvelle perspective permet Hall de mieux saisir ce qui se joue dans la confrontation avec les théories critiques de la race aux États-Unis. Au-delà du geste qui se contente de rejeter les référents biologiques de la race, il cherche à expliquer « pourquoi ces systèmes de classification raciale persistent […] et surtout pourquoi les actions du quotidien et le langage ainsi que la pensée qui relève du sens commun […] continuent tous à reconduire les effets de cette trace “biologique” qui paraît pourtant faible, infondée, intenable et qui semble presque, même si pas tout à fait, raturée » (p. 39). Ce sont des systèmes de classification, c’est-à-dire des opérations de signification, qui établissent ces effets de naturalisation. Contrairement à ceux et celles qui pensent que l’établissement d’une définition socio-historique et culturelle de la race suffirait pour remplacer une conception biologisante, Hall soutient qu’il est « très peu probable que la trace biologique disparaisse entièrement du discours de la différence raciale, même si le marquage fondateur du phénotype et de la génétique a été radicalement atténué par le discrédit dans lequel sont tombées les définitions scientifiques de la race après la Seconde Guerre mondiale » (p. 55). Cette persistance du référent biologique est pour Hall la preuve même de la complexité du racisme. L’approche discursive permettrait ainsi selon lui de comprendre comment le travail historique et politique accompli par la culture reconstruit et réarticule le signifiant biologique.
Ce qui manque cependant à cette conceptualisation de la race et du racisme, c’est ce qui faisait une des forces des analyses halliennes des années 1970 et 1980 : l’enracinement dans des conjonctures de rapports de forces socio-politiques et dans les rapports de production. Ce n’est pas pour autant que Hall a rompu totalement avec le matérialisme : les « régimes de vérités » qui sous-tendent la race et le racisme sont en effet toujours conçus par lui comme opérant à travers des institutions, des pratiques sociales quotidiennes, des relations de pouvoir à l’échelle mondiale, etc. Mais tout se passe comme si ces éléments sortaient de plus en plus de sa focale en faisant notamment place à l’analyse des productions artistiques.
Les stratégies politiques
Malgré les évolutions qui s’opèrent autour des concepts de race et du racisme au sein de l’œuvre de Hall, il reste une remarquable constante : la signification de la race et l’articulation du racisme sont conçues comme étant variables selon les contextes. « Il y a eu de nombreux racismes sensiblement différents – chacun étant historiquement spécifique et s’articulant de manière différente avec les sociétés dans lesquelles ils sont apparus » [7], écrit Hall en 1978. En 1985, il constate que le mot « noir » a pu changer de sens « en vertu de la lutte autour des chaînes de connotations et des pratiques sociales qui rendaient le racisme possible à travers la construction négative des “noirs” » [8]. Et dans le cycle de conférences de 1994, Hall revient à l’historicité du signifiant racial : dans la Grande-Bretagne des années 1970, « noir » est devenu « la catégorie organisatrice et mobilisatrice de l’identification adoptée à la fois par les Afro-Caribéens et les Asiatiques » (p. 90).
Selon Hall, deux enjeux stratégiques importants résultent de cette analyse. Premièrement, il ne peut exister une identité noire homogène car une politique qui, au lieu de reconnaître sa variabilité historique, mettrait une telle identité en avant ne ferait que refléter les rapports de domination. Hall trouve ainsi « particulièrement frappant et surprenant que les politiques d’opposition aux systèmes racistes de classification opèrent si souvent, en tant que discours, exactement de la même façon que les systèmes qu’elles contestent, à savoir à travers une conception essentialisée de la race » (p. 69). Compte tenu de la ré-essentialisation du sujet antiraciste qu’opère ces derniers temps en France le courant de « l’antiracisme politique » [9], cette critique ne semble guère avoir perdu son actualité.
Deuxièmement, comme « signifiant politique » (p. 93), l’étiquette de « noir » était pour l’antiracisme britannique des années 1970 une ressource qui permettait « l’unification politique des deux groupes, celui des Asiatiques et celui des Afro-Caribéens : ils avaient en partage l’histoire de la colonisation et de l’impérialisme » (ibid.). L’ethnicité qui, sur la scène britannique, fait son retour dans les années 1980 et qui « privilégie la différence culturelle par rapport à la politique de l’antiracisme » (p. 95) n’a jamais eu cette potentialité émancipatrice. La race en revanche désigne un niveau structurant d’inégalité sociale comme l’illustrent les États-Unis où elle représente « une des dynamiques essentielles – un fait historique fondateur – de la société et de l’histoire américaines, alors que l’ethnicité, en particulier dans son acception multiculturelle, est d’origine plus récente » (p. 84). Cette dernière fait partie de la représentation des États-Unis comme melting pot fusionnant positivement les différences des migrations successives tandis que la première est liée à l’esclavagisme. La perspective britannique diffère sensiblement sur ce point. Même si l’ethnicité n’a pas eu le potentiel unificateur de la lutte antiraciste, elle a le mérite de constituer, et cela depuis les premières références politiques qui en sont faites à partir des années 1960, « une rupture discursive majeure pour l’acceptation et la valorisation de la différence, pour la reconfiguration de la différence culturelle en tant que foyer positif d’identité et d’identification, et cette reconnaissance en est venue par la suite à redéfinir le champ plus vaste des antagonismes sociaux dans la politique contemporaine en général » (p. 88).
Penser race et ethnicité dans la perspective de Hall revient en fait à poser la question de l’« essentialisme stratégique » [10] : comment se référer politiquement à une identité sociale résultant des mécanismes de domination sans pour autant perdre de vue sa variabilité historique ? Pour Hall, cette question est intimement liée au « nouveau moment post-Lumières de la politique de l’identité culturelle » (p. 88). Il soutient que les interrogations féministes adressées à l’universalisme ont ouvert cette brèche depuis le XVIIIe siècle, mais que l’antiracisme ne s’y est engouffré qu’à partir des années 1960. L’auteur pense ici à la tension entre « d’une part, l’égalité revendiquée sur la base de l’universalité ou de l’identité et, d’autre part, l’égalité revendiquée sur la base de la différence » (p. 87). Dans l’historiographie du féminisme, c’est Joan Scott qui a théorisé cette contradiction comme « paradoxe féministe » qui consiste dans « la nécessité d’affirmer et de refuser à la fois la ‘différence sexuelle’ » [11] ; il saisit la contrainte des féministes de soutenir « la pertinence et la non-pertinence de leur sexe en politique » [12]. En inscrivant l’antiracisme dans cette problématique d’émancipation plus large, Hall a le mérite de soulever des défis qui, notamment en France, restent souvent inaperçus, s’ils ne sont pas tout simplement ignorés sous forme d’un plaidoyer de retour au statu quo ante [13].
Nation et diaspora
La troisième conférence dédiée à la nation amène plus loin des réflexions critiques à ce sujet. Hall y reproche aux analyses historiques canoniques en la matière, c’est-à-dire aux travaux d’Ernest Gellner, de Benedict Anderson et d’Eric Hobsbawm [14], leur oubli de la race et du genre. Ce dernier relèverait d’un problème théorique plus large à propos de l’idée que ces approches se font de l’identité nationale. « En réalité, écrit Hall, ce qui est représenté comme originaire, essentiel et commun à tous au sein de l’identité nationale a toujours été construit par la différence et à travers elle, étant donné que les distinctions culturelles de milieu et d’éducation, de classe, d’histoire ethnique et raciale, de genre et de sexualité sont précisément les matériaux dont sont faites les identités nationales. » (p. 138) Il a fallu l’intervention d’Immanuel Wallerstein et d’Étienne Balibar [15] d’un côté et de Nira-Yuval Davis [16] de l’autre pour élucider ces processus complexes d’altérisation qui s’opèrent dans la construction des identités nationales. Cependant, la critique de Hall reste une nouvelle fois d’actualité si on relève qu’en France, des travaux récents sur la nation retombent dans l’oubli de la race et du genre [17].
Un autre apport des réflexions de Hall réside dans l’importance qu’elles attribuent dès le début des années 1990 à la mondialisation. Les échanges internationaux de population, de biens, de cultures, etc. ne sont certes pas des phénomènes nouveaux. Mais les « processus de multiculturalisation et d’hybridation des conceptions fermées et homogènes de l’identité culturelle nationale » (p. 147) de la fin du XXe siècle ont des implications originales. Ils érodent en effet « des frontières symboliques entre l’“intérieur” culturel et son “extérieur” constitutif » (ibid.). Selon Hall, tout un ensemble de phénomènes émergents dans différentes parties du monde doivent être compris comme une réaction à ces processus : le repli identitaire des vieux États-nations, les culture wars aux États-Unis ainsi que le « renouveau des mouvements fondamentalistes musulmans » (p. 154).
Deux autres réflexions de Hall à ce sujet méritent d’être soulignées. La première concerne la « multiaccentualité » (Mikhaïl Bakhtine) de la nation. L’idée que la signification politique que prend la nation dépende d’une articulation spécifique des éléments du discours national a été avancée par Ernesto Laclau à partir de la fin des années 1970 [18]. Hall soutient que « la “nation” est un Janus » (p. 156). Son ambivalence est ainsi pleinement à l’œuvre dans les différentes formes du nationalisme noir, que ça soit dans le discours national libérien ou la Nation of Islam : « Cette question était tout à fait essentielle pour les luttes menées dans les années 1960 par les Africains-Américains et d’autres Noirs de la diaspora qui s’opposaient à la conception dominante et souvent raciste des États-Unis comme une nation blanche, cette conception reposant elle-même sur une compréhension fermée de l’appartenance nationale. » (Ibid.)
La seconde consiste à mettre l’accent sur le concept de « diaspora » en résonance avec le travail de Paul Gilroy [19]. Celui-ci opère « une relecture transnationale de l’histoire des Noirs » (p. 159), mais présente le même risque d’essentialisation que celui d’identité noire : « En effet, la diaspora peut tout à fait être lue comme l’histoire linéaire de la dispersion d’un “peuple élu” exilé de sa patrie natale, originelle ; de la préservation de son ethnos – du sens profond de sa différence culturelle – face à toutes les adversités ; de la façon dont ses membres conservèrent avec piété leurs textes sacrés et transmirent fidèlement leurs traditions par les voies de la parenté et de la filiation » (p. 160). Pour éviter cela, Hall appelle de ses vœux une « déconstruction discursive » : « c’est uniquement si nous parvenons à déstabiliser ces schémas [de fermeture] et à établir une chaîne d’équivalences alternatives que le terme de diaspora commence à fonctionner comme un signifiant de la traduction entre des différences » (p. 161).
La pensée de Stuart Hall vaut surtout par sa capacité d’articuler des approches différentes et d’ouvrir des voix de réflexions fécondes. La présente publication est fidèle à cette entreprise : en établissant des liens entre des ressources théoriques venant de différents contextes, Hall nous invite à repenser la race et le racisme et à reformuler des stratégies politiques pour en finir avec eux.
Stuart Hall, Race, ethnicité, nation. Le triangle fatal, trad. par Jérôme Vidal, Paris : Amsterdam, 2019, 208 p., 14 €.