L’autrice sud-coréenne, prix Nobel de littérature en 2024, raconte dans l’un de ses romans la décision implacable d’une jeune femme qui rompt avec la viande et le sexe. Ce faisant, la littérature fait sécession avec une société emportée par sa vitesse et ses oublis.
La romancière sud-coréenne Han Kang a reçu le prix Nobel de littérature le 10 octobre 2024 « pour sa prose poétique intense qui affronte les traumatismes historiques et expose la fragilité de la vie humaine ». Le communiqué peut apparaître pesant, quelque peu bureaucratique dans sa formulation. Il faut pourtant avouer que ce n’est pas mal vu.
Sociologie de La Végétarienne
Tout semble en effet précaire dans ce que Han Kang décrit. La vie humaine n’apparaît guère dans son œuvre que comme une chandelle qu’on souffle. Ses héroïnes elles-mêmes s’illustrent par leur santé vacillante, au point que la « végétarienne » éponyme de son récit le plus connu n’a de cesse d’y dépérir.
Mais justement, si « fragilité » il y a, le contraste n’en apparaît que plus spectaculaire avec ce qu’elles ont d’inflexible. On les voit prendre des décisions sur lesquelles elles ne daignent pas revenir. Elles n’en partagent pas non plus vraiment les motifs. Le lecteur, au début du moins, n’en sait pas beaucoup plus que leur entourage. Elles se mettent à l’écoute de rêves dont elles dévident le fil, selon un mode d’exposition qui frappe par son étrangeté – du point de vue occidental en tout cas – et nécessite quelques mots d’explication.
La Végétarienne présente l’intérêt de la brièveté. Les grands thèmes et procédés de l’autrice s’y retrouvent concentrés en à peine une cinquantaine de pages. L’intrigue est très simple. Comme dans La Métamorphose de Kafka, on suit la réaction d’une famille à la transformation inexpliquée qui se produit dans le corps de l’héroïne (qui n’est pas la narratrice). Le style n’est pas non plus sans ressemblances. Il donne le plus souvent une impression de neutralité, presque de désaffection, jusque dans les épisodes de violence.
Mais, contrairement à Gregor Samsa, la végétarienne choisit ce qui lui arrive en changeant de régime. Plus exactement, même si elle n’en est pas maîtresse, elle donne le sentiment d’embrasser la mutation qui se produit en elle. Elle ne cède pas sur son désir ; elle n’en démord jamais. Elle ne tente pas comme, chez Kafka, de se faire oublier dans un coin de sa chambre. Non qu’elle cherche à s’imposer d’aucune manière, mais elle ne consent nullement à sa propre élimination.
Sa décision passerait inaperçue en Europe. Si elle cause un tel scandale, c’est que le barbecue est une véritable institution en Corée. Son lourd fumet de charbon, de chair et de gras imprègne chaque soir des rues entières et, par ricochet, le cinéma du pays où ils sont omniprésents. C’est tout naturellement, par exemple, que la famille de Parasite décidait d’y célébrer sa nouvelle prospérité.
Sur une péninsule qui mourait de faim il y a à peine deux générations, la viande dit la réussite matérielle autant que la communauté – dans la mesure où elle se partage. Elle renvoie aussi, comme dans d’autres médecines traditionnelles, au sexe et plus largement à la vitalité. S’abstenir d’en consommer dans ce cadre, c’est donc faire œuvre de sécession, d’un seul coup, à tous les niveaux.
Le dégoût pour la viande et le sexe
Le lien ne va pas de soi en Occident, où beaucoup de cadres se tournent vers des régimes végétariens surprotéinés. Mais pour sortir de Corée, au Japon par exemple, il est courant de parler des « herbivores » pour désigner une classe de jeunes hommes qui semblent se désintéresser de tous les plaisirs de la chair au sens large, qu’ils mettent dans le même sac. Ils se nourrissent de graines, ils vivent de petits boulots et restent indéfiniment vierges (ou quasi). La métaphore se passe d’explications en général. Dans la conscience populaire, c’est tout un.
L’héroïne de La Végétarienne abandonne elle aussi la sexualité, sans drame, comme elle se débarrasserait d’une peau morte. Quand elle déclare à son mari, qui s’en plaint, que « son corps sent la viande » (ou mot à mot dans l’original, « de ton corps sort une odeur de viande »), les connotations sont nombreuses et terribles, qui se perdent dans la traduction.
Pour dire « toi », elle n’utilise pas le pronom familier, mais une formule générique qui apparaît aussi dans les documents et avis en tout genre (le « vous » abstrait de « si vous voulez » en français, qui ne s’adresse à personne en particulier). Son mari n’est donc pas le seul concerné.
Le mot « viande » renvoie de surcroît à quelque chose de plus épais qu’en français. « Manger de la viande », sans plus de précision, signifie souvent partager un barbecue. L’auteur joue sur des nuances quotidiennes, en évitant le vocabulaire sophistiqué.
La végétarienne
Affiche coréenne de l’adaptation cinématographique du roman de Han Kang (2009)
Lim Woo-Seong (Réalisateur)
« De ton corps sort une odeur de viande » : l’expression est d’autant plus évocatrice que l’« odeur des gens », c’est justement la façon dont la langue coréenne rend l’idée de chaleur humaine ou de convivialité, le bien-être qu’on éprouve en se lovant parmi les siens. Quand, dans le texte, la peau humaine des carnivores évoque l’« ail brûlant » (puisqu’on le fait justement griller avec la viande sur le barbecue, filant la métaphore), on voit les conséquences qui s’ensuivent en termes de monde à partager.
Il n’en reste rien. C’est d’ailleurs l’idée-force de l’adaptation cinématographique qui a suivi deux ans plus tard, laquelle insiste beaucoup plus sur le côté sexuel de l’histoire. L’héroïne paraît s’y libérer à mesure qu’elle se décharne, se refuse à son mari et au monde.
La littérature comme sécession
Pourquoi une telle sécession ? Le premier indice intervient très tôt sur le rôle décisif que joue la littérature dans cette affaire. Le mari (qui fait office de narrateur) vend la mèche, pour ainsi dire contre son gré. Quasiment dès les premières lignes, il a soin de revendiquer son conformisme, son heureuse médiocrité. C’est parce qu’il pensait sa femme faite du même bois qu’il l’avait choisie, dit-il, pour s’épargner des soucis inutiles.
Mais, quand il se demande à voix haute ce qui la distingue des autres, c’est la littérature qui lui vient tout de suite à l’esprit. Un seul trait lui paraissait incompréhensible chez elle : le goût de la lecture. Elle montrait une capacité mystérieuse à s’immerger des heures durant dans des « livres d’apparence si ennuyeuse que, pour mon compte, il me répugnait même de les ouvrir ».
Quand elle passe au végétarisme, il s’inquiète surtout de ce que vont penser les autres. Jusque dans sa solitude et son désarroi, c’est toujours à la société qu’il tente de se raccrocher, comme à la puissance antilittéraire par excellence. Il tente ainsi de fournir à sa femme autant qu’à lui-même des raisons socialement acceptables, d’ordre bouddhique ou diététique par exemple, pour expliquer le changement qui s’est produit en elle. Peu lui importe que ces mots soient démonétisés. Au contraire même, c’est dans la mesure où ils ne valent rien qu’il les convoque, espérant noyer le poisson.
L’explication qu’il attend ne viendra pas. La première concernée n’en dira pas davantage. À chaque fois qu’on lui demandera de se justifier, elle s’y refusera avec obstination. La violence dont elle sera plus tard victime, quand sa famille en furie tentera de la nourrir de force, n’y fera rien non plus. « J’ai fait un rêve » (ou « des rêves », puisqu’il y en a plusieurs dans le contexte et que le pluriel ne se marque que facultativement en coréen), se contentera-t-elle de répondre à chaque fois. Et ce sont d’autres songes, de plus en plus impératifs et sanglants, qui lui dicteront sa ligne de conduite jusqu’au bout.
Il n’est pas sans incidence que le narrateur change uniquement pendant ces intermèdes oniriques. L’héroïne prend soudain la parole, en italiques. Ce sont les seuls moments où le lecteur se retrouve en prise directe avec elle, à la première personne. Elle se contente de retranscrire ses visions sans les analyser, ce qui leur donne encore plus de poids. La prolixité inquiète de son mari se révèle par contraste ce qu’elle est : pur et simple bavardage.
Bien qu’elle ne décrive pas les sentiments qui l’animent, ils se déduisent sans peine : « C’était une forêt sombre. Il n’y avait personne. Je me frayais un chemin parmi des arbres aux feuilles acérées, des cicatrices surgissaient sur mon visage, sur mes bras. » Le style reste familier, les mots aussi concrets, les tournures aussi « domestiques » que possible. La figure humaine y brille par son absence. L’héroïne use toujours du niveau de conjugaison le plus bas, qui suggère un degré d’intimité plus grand que le tutoiement français – ainsi lorsqu’on s’adresse à un confident ou à soi-même, tandis que le mari écrit spontanément comme s’il rédigeait un rapport.
Ce qui permet de suggérer une interprétation plus littéraire qu’à l’ordinaire, en Corée même. Comme ce monologue obstiné est celui d’une femme et que sa famille cherche à la faire taire, le livre n’a pas tardé à devenir un classique du féminisme. Les articles savants ou militants sont légion, qui glosent sur le passage suivant pour lui donner un air de roman à thèse : « En cinq ans de mariage, j’entendais pour la première fois avec surprise mon beau-père patriarcal prononcer des mots d’excuse. »
Le mot de « patriarcal » fait dans le texte l’effet d’une bombe, mais ce n’est pas une raison pour le prendre au pied de la lettre. C’est le mari qui l’emploie, ce narrateur antilittéraire à l’extrême, avec les faibles moyens que ne cesse de lui prêter l’autrice. Que peut signifier dans sa bouche cet adjectif qui appartenait bien davantage aux sciences sociales qu’au langage courant en 2007, surtout en Corée du Sud ?
Il surgit dans le récit à l’instar d’un chien dans un jeu de quilles, exactement comme les références qui ont précédé au bouddhisme ou à la diététique. Ce n’est bien sûr pas à dire qu’il aurait connu une épiphanie féministe. On est plutôt à la limite de la satire. Le pauvre homme se raccroche comme il peut à tout ce qui traîne dans l’air du temps, en sautant en catastrophe d’un système explicatif à l’autre, sans susciter davantage de réactions chez sa femme.
« Vite, vite »
Le procédé est d’autant plus frappant qu’on le retrouve chez d’autres écrivains asiatiques. On a du mal à se représenter depuis l’étranger l’omniprésence des administrations et des académies, le côté écrasant du social dans ces pays. Les auteurs y sont par conséquent nombreux, chez qui le discours ment, tandis que c’est la voix intérieure, celle du rêve, qui dit la vérité.
La Fin des temps
Haruki Murakami
On peut prendre un exemple de langue japonaise mieux connu du public français. Voyez le chef-d’œuvre de Murakami Haruki, La Fin des temps, qui repose sur une narration parallèle similaire à LaVégétarienne. Là encore, la vie du héros est d’abord décrite sous les couleurs les plus ternes qui soient. Mais, au fil du récit, des rêves épouvantablement concrets prennent de plus en plus de place, dans des chapitres séparés.
Ces visions donnent l’impression de contaminer le quotidien, jusqu’à l’envahir. Plus le narrateur s’efforce à la minutie, plus l’invasion est complète. L’étrangeté fondamentale de ce qu’il voit se révèle à lui, au point que l’affrontement entre ses visions et son quotidien finit par prendre des allures de thriller.
Chez Han comme Murakami, c’est toujours la même façon de dépouiller la langue de ses scories et de réaffirmer la primauté de la littérature sur tous les discours spécialisés, d’où qu’ils surgissent. Ironie subtile, qui risque de passer inaperçue en traduction. À quoi il faut ajouter que Han produit un effet plus « littéraire », parce qu’elle est moins directement descriptive. Sans rien perdre de sa fluidité, son style permet plusieurs niveaux d’interprétation en même temps.
En quoi elle se détache nettement de la concurrence, surtout à ce niveau de tirage. Pressée au XXe siècle par l’urgence du témoignage, la littérature coréenne, pour sa plus grande part, demeure marquée par une tendance au réalisme qui se prête peu aux recherches formelles. Fille en revanche d’un poète très connu dans son pays, Han a baigné comme très peu de ses contemporains dans les livres depuis son plus jeune âge – ce qu’elle a d’ailleurs raconté dans un de ses ouvrages – alors que les manuels envahissaient tout.
La Corée est plus scolarisée qu’aucun pays au monde (elle compte autour de 70 % de diplômés du supérieur à l’heure actuelle), ce qui est loin de toujours représenter une bénédiction, d’un point de vue littéraire en tout cas. « Vite, vite » (« 빨리빨리 », ppal-li-paal-li) : c’est la formule qui revient le plus souvent dans la bouche des Coréens pour définir leur société. Le développement tous azimuts a conduit à une forme de « délittérarisation » massive, jusqu’à aujourd’hui. La chose saute aux yeux dans le métro, surtout par contraste avec le Japon. Là où beaucoup de passagers lisent à Tokyo, la chose est rarissime à Séoul (Bible et manuels de développement personnel mis à part). La péninsule bouillonne de créativité, mais comme on sait, celle-ci s’exprime en général bien davantage dans le domaine de l’image ou de la musique.
Tout écrivain se retrouve forcément en porte-à-faux dans ce cadre, ce qui permet de comprendre à la fois l’effort d’abstraction dont témoigne l’œuvre de Han et le soulagement qu’on éprouve en la lisant. Les auteurs coréens sont rarissimes aujourd’hui qui peuvent se comparer à elle.
Mais il y a davantage, dans la mesure où ce style modeste et puissant qui la caractérise lui sert à « affronter les traumatismes historiques » dont parle le communiqué du Nobel. L’écrivaine n’est en effet pas seulement le produit d’un pays, mais aussi d’une région particulière. Elle a passé les premières années de sa vie à Gwangju, la grande ville du Sud-Ouest célèbre pour ses révoltes – dont l’une, la plus meurtrière, se retrouve au cœur d’un autre de ses romans, traduit en français sous le titre Celui qui revient. Des centaines d’étudiants qui manifestaient contre la dictature avaient été massacrés en quelques heures au printemps 1980, pour certains dans des corps-à-corps qui s’achevaient à la baïonnette.
Mais là n’est pas l’essentiel, littérairement en tout cas. Comme dans son dernier ouvrage, Impossibles Adieux (couronné par le prix Médicis étranger en France), ce ne sont pas tant les carnages qui en fournissent la matière que l’effort pour s’en souvenir, se décrasser de l’oubli qui préside au « vite, vite ». Lequel n’a d’autre hâte que de tourner la page.
Loin de moi l’idée que l’auteur détournerait le regard. Elle exécute en quelques lignes d’une netteté parfaite l’action des milices gouvernementales d’alors, soutenues sans ciller par l’Occident lors du bref intervalle qui sépare le départ des Japonais du déclenchement de la guerre civile :
Après la constitution du gouvernement en 1948, la ligue Bodo avait été formée en regroupant des gens classés à gauche pour, soi-disant, les réformer et les convertir. Il suffisait qu’un membre de la famille ait assisté à un rassemblement politique progressiste pour que tous soient enrôlés dans la ligue. S’y trouvaient aussi des gens dont les noms avaient été arbitrairement donnés par les chefs de village, pour atteindre les quotas du gouvernement, et bien d’autres qui s’y inscrivaient volontairement en échange de riz ou d’engrais. Certains étaient incorporés avec femme, enfants et aïeux. Quand la guerre a éclaté à l’été 1950, ils ont tous été arrêtés en suivant les listes, et fusillés. Entre 200 et 300 000 victimes auraient été enterrées dans le plus grand secret, partout dans le pays. [1]
Le roman n’a pourtant rien d’une reconstitution. L’action se situe sur un autre plan. Il est frappant de noter que, tout comme La Végétarienne, Impossibles Adieux s’ouvre sur un long rêve que fait la narratrice. Non pas tant cette fois sanglant que sépulcral et enneigé, il lui servira à nouveau de boussole. Elle y demeurera tout autant fidèle :
Et pour la première fois, je m’étais dit que cette marée furieuse qui montait pour arracher les ossements aux tombes ne représentait sans doute pas les victimes du massacre ni les temps douloureux qui suivirent. Qu’il s’agissait peut-être d’une prophétie personnelle. Que cet endroit avec ses tumuli noyés, ses sépultures silencieuses, me donnait à voir ce que serait ma vie.
Dans ces lignes, à les lire de près, ce n’est pas « moi » qui fixe le cap. La narratrice le dit elle-même : elle a plutôt le sentiment d’une « marée furieuse » qui l’emporte, laquelle est en même temps une « prophétie personnelle ». Tout l’enjeu consiste à rompre avec les impostures des carnivores. Il s’agit de chercher inlassablement le mot simple et juste, pour ensuite ne jamais céder sur l’appel qui se donne à entendre.
Christophe Gaudin, « Loin des carnivores. À propos de Han Kang »,
La Vie des idées
, 4 juillet 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Loin-des-carnivores
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Notes
[1] Je reprends ici l’impeccable traduction de Choi Kyungran et Pierre Bisiou chez Grasset.