Le lien entre nazisme et sexualité n’est pas un champ de recherche neuf. On a beaucoup écrit sur l’addiction au sexe de Goebbels, sur les lettres très crues que Himmler adressait à sa maîtresse, sur la question de savoir si Hitler était doté d’un micropénis. Mais tous ces projets visant aborder l’histoire par le (tout petit) bout de la lorgnette échouaient à rendre compte du rôle joué par la sexualité pour les simples citoyens et citoyennes qui ont vécu le nazisme.
Redéployer la sexualité
On le sait, les idéologies totalitaires ne se sont pas arrêtées à la porte des chambres à coucher. Elles cherchaient à imprégner les individus jusque dans leur intimité, et non pas seulement à contrôler leurs agissements publics [1]. Le régime nazi abordait la question sexuelle de manière radicalement rationnelle : elle a été théorisée, au même titre que la résorption du chômage ou la stratégie militaire.
Primo Lévi a écrit de magnifiques pages pour rendre compte de son effarement devant la barbarie nazie. Sa rationalité et sa morale ne lui permettaient pas d’accéder à la logique de ce régime. Et, de fait, il n’est pas facile d’avoir une approche « compréhensive » de l’histoire du nazisme (même si Elissa Mailänder n’emploie à aucun moment ce terme).
Très souvent, le nazisme demeure l’altérité absolue, l’inintelligible, soit que les chercheurs ne puissent ou ne veuillent s’aventurer dans les méandres de cette idéologie criminelle, soit que l’on pathologise la psychologie des responsables nazis, ramenée à de la folie. De plus, l’historiographie a eu tendance à réduire le nazisme à un épiphénomène monstrueux sans solution de continuité avec l’histoire du XXe siècle, à un déchaînement de barbarie absolue, donc anhistorique.
En quoi la sexualité est-elle une clé pour comprendre l’adhésion au national-socialisme des dizaines de millions de femmes et d’hommes, allemands et autrichiens, et ses continuités avec l’avant et l’après ? Que faire du paradoxe apparent entre confiscation de la liberté politique et promotion de la liberté sexuelle ?
Le prisme de la sexualité est fécond pour expliquer que beaucoup aient eu le sentiment de trouver leur place dans le Troisième Reich (à condition évidemment d’être hétérosexuel et « aryen »). Le nazisme s’est adroitement servi de la sexualité, non pas pour la réprimer, mais pour la redéployer en fonction de ses objectifs et la réinventer selon des critères racistes. Les individus étaient encouragés à vivre une hétérosexualité ludique dans un but à la fois reproductif et récréatif. Selon Christian Ingrao, le nazisme est « affaire de haine et d’angoisse, […], mais il est aussi affaire d’espérance, de joie, de ferveur et d’utopie [2] ». Penser la sexualité sous le nazisme comme une sexualité opprimée et disciplinée serait une vision très réductrice, et Elissa Mailänder en fait une démonstration magistrale.
Histoires du quotidien
Les sources de Mailänder sont très variées dans leur nature : lettres, journaux intimes, albums photographiques (notamment la Sammlung Frauennachlässe de Vienne, collection de fonds privés de femmes), films de propagande, film de Billy Wilder La Scandaleuse de Berlin (1947), documents de l’administration militaire américaine entre 1944 et 1949, témoignages des lecteurs du magazine Liebe und Ehe. L’auteure est consciente de l’impossibilité de vérifier l’authenticité de ces témoignages, mais elle part du postulat que l’intérêt heuristique ne réside pas dans la vérité, mais plutôt dans le « statut de vérité » dont jouit un récit dans une société donnée.
La méthode est celle de l’Alltagsgeschichte, l’histoire du quotidien, qui est aussi une histoire des représentations. Il s’agit de tenter de restituer, en assumant le caractère fragmentaire des sources, la subjectivité des individus [3]. Le livre doit aussi beaucoup à Alf Lüdtke. Son concept de « quant-à-soi » (Eigensinn) permet de saisir les mécanismes d’appropriation (ou non) des contraintes extérieures par les individus. Comme le concept de Resistenz de Martin Broszat, il est souvent utilisé, également dans la recherche sur la RDA, pour comprendre comment les individus « vivaient » la dictature.
D’ailleurs, l’auteure aurait pu s’appuyer sur James Scott et l’« infrapolitique » des gens ordinaires, un outil important pour penser la domination sans l’aliénation : l’enjeu est de mettre en lumière les actions de résistance fragmentaires, dissimulées hors du champ de vision du pouvoir, ce que James Scott nomme le « texte caché » (« hidden transcript »). Il aurait été très opérant pour décrire le cas des juges autrichiens étudiés par Mailänder, qui profitent de la petite marge dont ils disposent pour interpréter le droit matrimonial nazi [4].
Les femmes et le régime nazi
L’architecture de l’ouvrage est bien pensée, en sept chapitres complètement différents qui sont autant de coups de projecteurs. La périodisation (1930-1950, et non pas 1933-1945) surprend au premier abord. En fait, l’ouvrage traite la période du début des années 1930 aux années 1950, et cette périodisation permet de faire ressortir le fait que le nazisme n’était justement pas une parenthèse.
Compte tenu du caractère patriarcal, viriliste et antiféministe du régime nazi, il est surprenant de constater que c’est justement ce régime-là qui a considérablement développé et professionnalisé le travail des femmes. De nombreuses jeunes femmes ont été heureuses de ces opportunités professionnelles, de sortir de leur foyer familial sans devoir se marier, d’acquérir un statut social, de la considération (le nazisme leur donnait le sentiment qu’il les prenait au sérieux), de profiter de loisirs dont elles ne saisissaient pas la portée politique, comme le montre Mailänder [5]. Le sport, par exemple, a renforcé leurs liens affectifs avec le nazisme.
Ce régime véhiculait aussi une image de modernité. On pense par exemple à l’accueil sans condamnation morale des femmes enceintes célibataires dans les Mutter-Kind-Heime : un vent de modernité, qui rompait avec la ligne catholique et ultra-conservatrice de l’austro-fascisme en Autriche et, plus généralement, avec la pudeur bourgeoise. Le régime a, de ce fait, comme le montre Mailänder, créé un phénomène nouveau : des femmes pour qui il est impensable de sacrifier sur l’autel du mariage l’autonomie professionnelle, économique, mais aussi sexuelle et émotionnelle.
De la même façon, grâce aux rencontres (soirées dansantes par exemple) organisées entre soldats et femmes du Service du travail du Reich ou de la Ligue des jeunes filles allemandes, la guerre elle-même a fini par être vue comme une entreprise joyeuse et divertissante, dotée d’une forte charge érotique, comme le montrent les correspondances étudiées par l’auteure. Mailänder montre que le nazisme « motivait les gens à […] intérioriser les règles tout en leur laissant l’espace pour s’épanouir sur le plan personnel » (p. 187).
L’histoire du quotidien permet de tirer des conclusions sur bien davantage que le quotidien : le cas de la jeune Erika, qui change très souvent d’objet de désir, dit quelque chose de la transformation, induite par le nazisme, des relations de genre, brutalement secouées dans leurs aspects les plus traditionnels (p. 178). C’est la même chose pour le succès très relatif des efforts de l’armée américaine, après 1945, pour désenchanter le sexe avec les Allemandes, en offrant aux soldats des alternatives (les épuiser par le sport) ou en tentant de leur inculquer l’idée que ce n’est pas l’acte sexuel qui fait l’homme (p. 290).
Affirmer la domination nazie
L’observation par en bas confirme également le constat que les frontières de la domination sexuelle sont poreuses. Dans la zone occupée par les États-Unis, les cas de « fraternisation sexuelle » sont nombreux, en raison du pouvoir financier des soldats, ce qui montre que la frontière entre coercition et consentement peut être fluide. Les développements de l’auteure sur le marché sexuel patriarcal en zone d’occupation américaine font écho à des débats très actuels.
Mailänder montre aussi les contradictions du système nazi : promouvoir la fidélité et la satisfaction dans le couple, mais aussi encourager une sexualité libérée. La Wehrmacht était la seule armée européenne à entretenir ses propres bordels, à distribuer chaque semaine des préservatifs à ses soldats et à construire des postes sanitaires post-coïtaux. Les crimes de guerre sexuels étaient plus ou moins tolérés, notamment sur le front de l’Est, où le sexe représentait une « puissante manière d’affirmer la domination nazie » (p. 252).
Il y a quelques thèmes qui demeurent trop peu abordés, mais il était évidemment impossible de tout dire sur un tel sujet. On peut regretter que l’auteure ne consacre pas de développement à l’ancrage de la Freie Körper Kultur (naturisme) en Allemagne. De même, elle montre que l’instruction politique, par exemple l’instruction à la maternité nazie, se cachait habilement dans des programmes de loisirs et des « pédagogies douces ayant davantage recours à la séduction et à la motivation » (p. 66) et que cela est une conséquence du développement des sciences de l’éducation depuis le début du XXe siècle. Il aurait sans doute fallu creuser le rôle de Steiner, par exemple.
Quelques affirmations pourraient être nuancées. À propos des films de propagande, Mailänder écrit : « Ils et elles furent sans doute peu nombreux à percevoir la propagande raciale sous-jacente derrière ces images, qui rendent leur message politique d’autant plus efficace » (p. 206). On manque de sources pour le savoir.
De la même façon, l’affirmation que le nazisme « agissait moins par coercition et répression que par incitation et participation » (p. 362) semble trop rapide : il est difficile de faire la part des choses sur ce point, et le fait d’étudier « l’incitation et la participation » ne doit pas revenir à minimiser la répression. Foucault avait certes déjà insisté sur le fait que réduire les techniques de pouvoir à des éléments répressifs était une erreur majeure, mais montrer que le nazisme a puisé sa force dans le divertissement et les énergies sexuelles n’invalide pas les connaissances sur les mécanismes de répression extrêmement brutaux, eux aussi à la source de la « force » du nazisme.
Je crois que ce que l’ouvrage montre in fine, c’est qu’en lui-même le concept de « libération sexuelle » n’a rien de fondamentalement progressiste ou émancipateur. C’est là une idée très importante. Elissa Mailänder enrichit considérablement notre perception des enjeux sexuels et affectifs de la Seconde Guerre mondiale. J’ai personnellement beaucoup appris. Le nazisme n’est pas une doctrine figée ; il est étonnamment flexible. Cet ouvrage le confirme de façon très convaincante.
Elissa Mailänder, Amour, mariage, sexualité. Une histoire intime du nazisme (1930-1950), Paris, Seuil, 2021. 512 p., 24 €.