Recensé : Bernard Harcourt, The Illusion of Free Markets : Punishment and the Myth of Natural Order, Harvard UP, 2011, 336p., 27€
Avec The Illusions of Free Markets, Bernard Harcourt ajoute une pièce à son patient puzzle. Celui-ci dessine le paysage d’un monde pénal et d’un monde social libérés des illusions qui les étouffent. L’illusion de l’ordre, d’abord [1], et l’un de ses sous-produits majeurs, les politiques policières dites de tolérance zéro [2] ; l’illusion de la prédiction ensuite, et ses instruments actuariels sur la probabilité de récidive ou d’inclination au comportement criminel [3]. La pièce qu’ajoute Harcourt au puzzle est rien moins, aujourd’hui, que « l’ordre naturel ».
L’ordre naturel repose sur une double illusion. En premier lieu, l’illusion d’une liberté constitutive, nécessaire, naturelle, alors que le marché est d’abord le produit de la régulation. L’illusion, ensuite, qui masque l’envers du marché, l’incarcération, cette nécessaire mise hors d’état de nuire des délinquants, ceux qui empêchent la liberté des échanges, des commerces, des consommations. Ainsi, nous dit Harcourt, l’envers « naturel » de l’ordre naturel est l’immense complexe carcéral que l’on connaît aux États-Unis, où plus de deux millions de détenus sont sous les verrous, lorsque la France en compte, bon an mal an, 65 000. Au fil de ses publications, Bernard Harcourt dispose les pièces d’un vaste puzzle qui dépeint la pénalité moderne, sa généalogie, et les modalités de l’amender ou de l’infléchir. Nul doute que ce puzzle, une fois toutes les pièces réunies et ordonnées, constituera une pièce majeure dans la réflexion sur les politiques pénales. Mais une pièce de puzzle prise en elle-même, isolée de ses voisines, suscite bien sûr quelques réserves. Le lien entre la croissance des taux de détention et le triomphe du libéralisme peut-il être étudié séparément des autres dimensions productrices des variations du taux de détention, qui est l’indicateur ultime de la démonstration de Harcourt ? Alors que les ouvrages antérieurs de Harcourt considéraient les politiques ou les instruments pénaux comme le produit de doctrines pénales ou criminologiques, son dernier livre introduit une rupture, puisqu’il rapproche deux mondes a priori étanches l’un à l’autre (la doctrine économique et la décision d’enfermer). Y a-t-il une véritable corrélation entre ces deux mondes, ou une simple coïncidence entre deux phénomènes indépendants l’un de l’autre ?
L’influence de la criminologie
Pour simplifier, nous nous bornerons à la deuxième période étudiée par Harcourt, celle qui s’ouvre en 1973 (point de départ de la croissance exponentielle des taux de détention). Harcourt insiste sur la période de déploiement des idées libérales, ou monétaristes, à partir de la campagne de Barry Goldwater en 1964, jusqu’à Reagan, Clinton et Bush père et fils. Mais c’est en Reagan qu’il trouve son champion de la double rhétorique de l’ordre naturel (liberté sur les marchés, répression du criminel) :
This is precisely what we are trying to do to the bloated Fed Gvt today : remove it from interfering in areas where it doesn’t belong, but at the same time strengthen its ability to perform its constitutional and legitimate functions […]. In the area of pub order and law enforcement, for example, we’re reversing a dangerous trend of the last decade. While crime was steadily increasing, the Fed commitment in terms of personnel was steadily shrinking (intervention du Président Reagan au cours d’une soirée de collecte de fonds, citée p. 40-41).
Reagan est-il à ce point l’exportateur, dans le champ de la pénalité, du monétarisme dont il vante, par ailleurs, les mérites en termes de désengagement de l’État ? Rien n’est moins sûr. John Hagan, dans un ouvrage récent [4], montre une autre facette du personnage, différente de ses atours monétaristes : Reagan est un homme politique qui s’est, malheureusement pourrait-on dire, piqué de criminologie. Élu gouverneur de Californie en 1966, il livra un combat singulier contre l’école de criminologie de Berkeley, la première du genre aux États-Unis, fondée l’année même de son élection, et fit nommer son futur conseiller judiciaire, promoteur des doctrines pénales les plus discriminatoires, Erwin Meese, au conseil de l’école, pour la faire fermer dix ans plus tard (Hagan, p. 101-103). Sensible au monétarisme lorsqu’il est question de l’État et de sa politique économique, Reagan est tout simplement sensible à la criminologie lorsqu’il est question de crime. Les deux mondes sont distincts, et la doctrine criminologique ne présume pas celle de l’ordre naturel.
Et que promeut en ce temps-là la doxa de cette étrange discipline, qui tient tout entière dans une autre illusion, celle d’une autonomie scientifique indexée sur son objet, le crime et le criminel ? Dans le sillage des thèses fameuses de Patrick Moynihan, pour lequel la structure de la famille noire américaine présentait des potentialités fortement « pathologiques », comme la propension à la délinquance, la criminologie des années 1970 développe deux idées fortes : le « noyau dur » et à la « carrière criminelle ». La première notion renvoie à l’idée selon laquelle, dans toute cohorte d’hommes, une part minime est appelée à commettre un maximum d’infractions. Ces criminels, repérables dès le plus jeune âge, resteront criminels tout au long de leur vie : le crime est, pour ainsi dire, leur « carrière ». Écoutons le président Reagan devant une assemblée de cadres policiers à la Nouvelle-Orléans en 1981 :
Study after study has shown that a small number of criminals are responsible for an enormous amount of the crime in American society. A study of 250 criminals indicated that over an 11-year period, they were responsible for nearly half a million crimes. Another study showed that 49 criminals claimed credit for a total of 10 500 crimes (cité par Hagan, op. cit., p. 108).
La doctrine pénale, une politique raciale
Le point de vue de Reagan se veut empirique, en réponse à la croissance du crime (phénomène que Harcourt, curieusement, évoque peu dans son ouvrage) :
It’s time for honest talk, for plain talk. There has been a breakdown in the criminal justice system in America. It just plain isn’t working. All too often, repeat offenders, habitual law-breakers, career criminals, are robbing, raping, and beating with impunity and, as I said, quite literaly, getting away with murder. The people are sickened and outraged. They demand we put a stop at it (cité par Hagan, op. cit., p. 108).
On le voit : Reagan ne répond pas à l’urgence d’une nécessité philosophique, mais au crime. Le taux de « crime constaté » (c’est-à-dire porté à la connaissance des autorités de poursuite, donc susceptible d’être jugé), cet agrégat informe d’infractions les plus diverses, est multiplié par trois de 1960 à 1980. Évoquons le plus spectaculaire, le crime de sang : on compte 9 500 meurtres aux États-Unis l’année où Reagan est élu gouverneur de Californie ; 22 000 l’année où il devient président des États-Unis, agrégat qui ne tombera pas sous la barre des 16 500 sous sa double présidence [5]. La réponse au crime est, nous l’avons dit, nourrie de criminologie et de la théorie du noyau dur de criminels-nés. C’est elle qui a nourri la politique constante de « lock away and incapacitation from future offending » (J. Hagan, p. 111), et la croissance des taux de détention. L’influence d’un James Q. Wilson sur Reagan est directe : son ouvrage Thinking About Crime (1975) déploie l’argument de la monstruosité du criminel, irréductible danger pour la société. L’influence d’Erwin Meese, qui transforma la doctrine pénale en politique raciale, est également centrale. On lui imputera la guerre à la drogue et son corollaire, la doctrine du 1 à 100 entre crack et cocaïne, qui a conduit à la sur-incarcération des Noirs. On lui imputera également l’instauration des peines planchers (les « mandatory sentences ») dont les effets ont été multiplicateurs non pas tant sur les incarcérations (les flux entrants en prison) que sur les durées prononcées des peines, et donc sur les taux de détention. Pensées par ses promoteurs démocrates (Joe Biden, Ted Kennedy, Alan Dershowitz, etc.) comme un instrument de lutte contre le pouvoir discrétionnaire et potentiellement raciste de certains juges, la loi sur les peines planchers adoptée sous la pression de Reagan consista en réalité en une administration politique et centralisée des peines prescrites, appelant une sur-condamnation des délits de stupéfiants, et aboutissant donc à une surpénalisation des Noirs.
Si Harcourt voit une continuité monétaristo-carcérale à partir de 1973, on pourrait estimer qu’à partir des années 1980 la prison est tout simplement l’instrument majeur de l’« incapacitation » des classes urbaines masculines noires. En ce sens, la politique carcérale, pour bifide qu’elle soit, s’est bien autonomisée autour d’un projet propre, un projet racial.
Hagan et Harcourt qualifient de manière semblable les élites productrices des politiques pénales sous Reagan, voyant Meese « rassembler et galvaniser un groupe d’idéologues militants et cultivés de conservateurs religieux et de défenseurs du marché désigné comme le mouvement d’analyse économique du droit » [6]. Mais la proximité de deux univers cognitifs n’appelle pas nécessairement que l’un soit à la source de l’autre. Au contraire : il n’est pas requis de disposer d’un point de vue moniste sur le monde pour en déployer une perception cohérente. Lorsque les Républicains puis, leur emboîtant le pas, les Démocrates, pensent le crime, ils le pensent bien comme un objet en soi, intelligible au moyen d’une discipline particulière, la criminologie, et non nécessairement comme le revers d’une doctrine économique, celle de l’ordre naturel.
Construire la relation entre la détention et le libéralisme ne saurait être un isolat explicable en soi, mais constitue bien la pièce particulière d’un puzzle plus large. Du reste, dans l’ouvrage qui précédait, Against Prediction, Harcourt faisait usage des éléments que nous avons cités sur les théories criminologiques du noyau dur et de l’incapacitation, pour démontrer leur lien avec, cette fois, non pas le libéralisme, mais la croissance du nombre d’États utilisant les outils actuariels de prédiction de la récidive, instruments de la doctrine de la neutralisation sélective [7].
La croissance des taux de détention, qui hante la conscience démocratique états-unienne, est donc bel et bien imputable à une multitude de facteurs. Bernard Harcourt a insisté, cette fois, sur le climat libéral. Sans doute a-t-il survalorisé sa démarche généalogique. Le dernier tour de main à son puzzle ne sera vraisemblablement pas une ultime pièce, mais la cartographie de la circulation des idées et des hommes qui ont permis à diverses pensées et divers instruments de gouvernement de faire des États-Unis un cas unique d’enfermement à grande échelle de ses populations, et de ses populations noires en particulier. Les pièces du puzzle sont désormais à assembler.
Bernard E. Harcourt, directeur du Département de sciences politiques de l’Université de Chicago, vient de publier The Illusion of Free Markets. Punishment and the Myth of Natural Order, Cambridge, Harvard University, 2011.
À l’occasion de la sortie de ce livre, le Département de sciences sociales de l’ENS Ulm a organisé le 4 mars 2011, par l’intermédiaire de Corentin Durand, un débat auquel participaient, outre l’auteur, Laurent Bonelli (GAP, Paris X Nanterre), Claire Lemercier (CSO, Sciences Po) et David Spector (PSE, ENS).
Intéressant aussi bien les sociologues de la délinquance, les économistes, les philosophes et les historiens de la prison, cet ouvrage fait ici l’objet de quatre lectures différentes, suivies d’une réponse de Bernard E. Harcourt :
- « Libéralisme et prison : corrélation ou concomitance », par Fabien Jobard (ci-dessus)