En pleine crise économique, à la suite de l’effondrement de la banque d’investissement Bear Stearns et du marché des prêts immobiliers titrisés, Barack Obama, alors candidat démocrate à la présidence, déclarait que « l’économie de marché est le meilleur mécanisme jamais inventé pour répartir efficacement les ressources afin d’optimiser la production… Et je pense également qu’il existe un lien entre la liberté de marché et la liberté en général » [1]. Il faisait ainsi écho à la thèse principale de Milton Friedman, idée fondatrice de l’École de Chicago selon laquelle « la liberté économique est un moyen indispensable pour atteindre la liberté politique » [2] .
Au cours de cette même année 2008, les États-Unis battaient de nouveaux records mondiaux : plus de 2 300 000 personnes incarcérées (soit presque la moitié de la population du Danemark). Cette année-là, un adulte sur cent se trouvait derrière les barreaux. Pire encore, un homme sur 9 parmi les Afro-Américains âgés de 20 à 34 ans – soit 11 % de cette population – passait sous les verrous. Au total, 7,3 millions d’adultes – soit un adulte sur 31 aux États Unis – se retrouvera sous surveillance (en prison ou en milieu ouvert), et pour un coût total supérieur à 47 milliards de dollars américains par an.
Le pays qui symbolise la liberté économique, qui célèbre le « free market » et qui se vante d’une liberté politique indissociablement liée à la première, détient le taux d’incarcération ainsi que le nombre brut de prisonniers les plus élevés au monde.
Le rasoir d’Ockham
C’est un « paradoxe qui n’en est pas vraiment un », suggère David Spector. Certes, il est vrai que du point de vue américain, il n’y a guère de paradoxe. The Illusion of Free Markets se donne précisément pour tâche de le soulever, de le rendre lisible (étant donné la conception radicalement différente de l’État en France [3], je pensais que ce paradoxe serait plus visible depuis l’Hexagone). Peut-on le résoudre facilement ? Peut-on avancer des explications plus simples telles que, comme le proposent David Spector et Fabien Jobard, « l’hostilité aux pauvres », « la question raciale » ou « la doctrine criminologique » ? En ce qui concerne les causes immédiates, oui, en bonne partie. Mais ce travail-là a déjà été fait par des criminologues, des juristes et des sociologues – entre autres Katherine Beckett, Angela Davis, Marie Gottschalk, David Garland, Jonathan Simon et Loïc Wacquant [4]. Il ne s’agit plus de nous interroger sur les causes immédiates de ce phénomène, mais sur ses conditions de possibilité. Or il est un peu trop facile de montrer du doigt le mouvement néoconservateur, de viser Goldwater, Nixon, Reagan et Bush – ou même le président démocrate, Bill Clinton, responsable de la peine de mort à l’échelle fédérale et de tant d’autres initiatives pénales problématiques. La question qui se pose aux États-Unis et qui motive le livre, c’est comment nous – nous autres libéraux – avons laissé faire cette explosion carcérale.
« Ne serait-il pas plus simple de postuler que les phrases de Ronald Reagan qui parlent d’économie et celles qui parlent du crime ne lui viennent pas des mêmes conseillers et qu’il ne considère pas – ou que ses électeurs ne considèrent pas – qu’il est nécessaire qu’elles découlent d’une même philosophie ? », se demande Claire Lemercier. C’est précisément à cette étanchéité que je résiste. Et il ne s’agit pas simplement de l’existence d’une même philosophie, mais d’un ordre épistémologique qui crée les conditions rendant intelligibles la pensée et les pratiques politiques – en d’autres termes, d’une certaine manière de penser qui rend le paradoxe invisible, qui le rend illisible. Cette forme de rationalité remonte à une conception de l’ordre naturel – à la possibilité même d’un espace qui n’est pas gouverné – introduite de nouveau dans la pensée économique et politique au XVIIIe siècle, et qui s’étend des approches laissez-faire du début du XIXe siècle jusqu’aux théorèmes mathématisés sur l’efficacité du marché concurrentiel de l’École de Chicago à la fin du XXe siècle.
Un ordre punitif
Je n’oserais pas résumer, pour un lecteur français, les écrits des physiocrates. Je vous demande donc de relire patiemment quelques passages, et non pas simplement leurs commentaires [5]. Retournons ensemble au fameux entresol de François Quesnay à Versailles et écoutons-le s’exprimer en 1767 :
Les loix naturelles et fondamentales des sociétés sont la règle souveraine et décisive du juste et de l’injuste absolu, du bien et du mal moral, elles s’impriment dans le cœur des hommes, elles sont la lumière qui les éclaire et maîtrise leur conscience : cette lumière n’est affaiblie ou obscurcie que par leurs passions déréglées. Le principal objet des loix positives est ce dérèglement même auquel elle[s] oppose[nt] une sanction redoutable aux hommes pervers : car en gros de quoi s’agit-il pour la prospérité d’une nation ? De cultiver la terre avec le plus grand succès possible et de préserver la société des voleurs et des méchans. La première partie est ordonnée par l’intérêt, la seconde est confiée au gouvernement civil. Les hommes de bonne volonté n’ont besoin que d’instructions qui leur développent les vérités lumineuses qui ne s’aperçoivent distinctivement et vivement que par l’exercice de la raison [6].
Les phrases qui parlent d’économie et celles qui parlent du crime ne découlent-elles pas d’une même philosophie ? D’un même ordre politique, même. D’un côté, celui des hommes de bonne volonté, celui de l’économie, du commerce, de l’agriculture, où il n’y a que l’ordre naturel. L’intérêt ordonne cet espace, y intervenir serait un crime. Nul besoin de lois positives. Au contraire, ici « les hommes ne peuvent y ajouter que du désordre, et ce désordre qu’ils ont à éviter, ne peut être exclu que par l’observation exacte des loix naturelles [7] ». D’un autre côté, le lien direct avec le pénal. « Dans un même souffle [8] » – le même souffle, on pourrait même penser, étrangement, que celui de Reagan ou même de Richard Posner – le rapport direct au besoin d’une police, ici sévère : « Il est donc nécessaire que chacun contribue à l’établissement et à l’entretien d’une force et d’une garde assés puissantes et dirigées par l’autorité d’un chef pour assurer la défense de la société contre les attaques extérieures, maintenir l’ordre dans l’intérieur, prévenir et punir les crimes des malfaiteurs [9] ».
Revenons aussi à Pierre-Paul Le Mercier de la Rivière, auteur de L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques publié la même année, en 1767, le seul physiocrate déclaré qui aura l’occasion de gouverner : le droit de propriété, l’essence même de l’ordre naturel, donne naissance au pénal. C’est que « ce premier droit est la première loi du juste absolu » et tout désordre découle du viol de la propriété personnelle et mobilière : « Nous ne nous réunissons en société que pour prévenir et empêcher ce désordre évident ; ce désordre qui anéantiroit un droit dont la nécessité et la justice absolues nous sont évidentes [10] ». Encore une fois, prêtons attention à ses mots : « Attaquer la propriété, c’est attaquer la liberté… Propriété, sûreté, liberté, voilà donc l’ordre social dans tout son entier ; c’est de là, c’est du droit de propriété maintenu dans toute son étendue naturelle et primitive que vont résulter nécessairement toutes les institutions qui constituent la forme essentielle de la société [11] ».
Quant à Pierre Samuel Du Pont de Nemours, réagissant en 1769 à Beccaria qui venait de proposer de punir les marchands contrebandiers autant que les voleurs : « S’il y a donc relativement à la contrebande un véritable délit qui mérite la prison & la servitude, ce n’est pas celui des contrebandiers, mais celui […] des Réglementaires qui ont proposé, qui proposent, qui ont fait & qui font adopter dans un trop grand nombre de Royaumes des Ordonnances qui gênent le commerce, & une Inquisition fiscale ou Monopolaire attentatoire aux droits naturels des Citoyens, à leur propriété, à leur liberté civile, décourageante pour les travaux utiles, & aussi redoutable pour la richesse publique que pour celle des particuliers [12] ».
Certes, « la proximité de deux univers cognitifs n’appelle pas nécessairement que l’un soit à la source de l’autre [13] ». Mais, ici, la vision économique est intégralement liée à la théorie pénale : l’ordre naturel est la condition même de la pensée politique. Ces phrases découlent du même ordre. Et l’on peut faire remonter le lien qui mène au contemporain à des personnages tels que Benjamin Franklin (qui publiait dans Les Ephémérides de Du Pont de Nemours), à la relation entre François Quesnay et Adam Smith (entre médecin et tutor, tous deux au chevet du Duke de Buccleugh et de son frère), aux parallèles avec Jeremy Bentham (« be quiet » du côté économique, la prison panoptique de l’autre), et, enfin, aux raisonnements de l’École de Chicago (marché naturellement efficace et le pénal pour le contournement du marché).
Sans doute aurais-je pu m’attarder davantage sur le XIXe siècle. L’idée même du rôle du gouvernement dans un régime de laissez-faire, réduit à la figure du « night-watchman », est révélatrice. Ce n’est pas par hasard que l’acte de gouverner se réduit à la police. La création du concept de société civile – d’une sphère autonome de la société – relève du même mirage. Il faudrait aussi, comme le suggère Claire Lemercier et comme l’a fait Foucault dans ses cours de 1979 sur La Naissance de la biopolitique, retracer l’histoire des ordo-libéraux de l’entre-deux-guerres. Mais, peut-être sous l’effet d’une trop grande impatience, je voulais en venir au présent. Non pas tant aux politiques publiques des néolibéraux, non pas tant à leurs « prescriptions pratiques [14] », mais plutôt à leurs conditions de possibilité. Ce ne sont pas tant les pratiques, mais les idées libérales que j’étudie, car c’est cette manière de penser qui nous a empêchés de résister au paradoxe ou même de nous en apercevoir. C’est cette façon de regarder, cet ordre dans lequel on pose la liberté économique si loin des prisons, qui m’intéresse.
Ce que les théorèmes nous apprennent
En ce qui concerne les implications des deux théorèmes de l’économie du bien-être [15], je ne doute aucunement que l’on puisse utiliser les mécanismes de marché en conjonction avec la nationalisation des terres ou des industries, la redistribution des richesses, ou encore le socialisme. Ce que j’écris – et c’est l’un des thèmes les plus importants du livre – c’est que l’idée même d’un marché « concurrentiel » – concept, comme je le démontre, très malléable – repose en réalité sur des structures et des interventions gouvernementales importantes. Pour qu’il existe un « wheat pit » à la Chicago Board of Trade, il fallait qu’il y eût, entre autres, une criminalisation forte des autres lieux de commerce (les « bucket shops ») ainsi que tout un complexe de règles, régulations, et surveillances constantes. Dans ce sens, The Illusion of Free Markets n’affirme pas seulement que les hypothèses soutenant les théorèmes ne sont pas réalistes : cela va de soi. Mais plutôt que la vraie leçon que nous apprennent les théorèmes n’est pas simplement que les marchés « concurrentiels » peuvent donner lieu à des équilibres « efficaces », ni que des équilibres peuvent être obtenus après la réallocation de richesses ; mais plutôt qu’il faut une intervention massive de l’État pour permettre l’existence même de marchés. Bien sûr, la naturalisation de la distribution n’est ni nécessaire, ni inévitable. Mais aux États-Unis, c’est une réalité. Et elle est étroitement liée à deux éléments. Premièrement, au fait que 71 % des personnes interrogées aux États-Unis sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « le système de libre entreprise et de marché libre (free market economy) est le meilleur système sur lequel on puisse assurer l’avenir du monde [16] ». Et, deuxièmement, à l’idée que cette liberté économique et politique n’implique pas l’État dans les distributions qui en résultent.
En conclusion
Aux États-Unis la forte croyance dans les idéaux du libre marché a rendu possibles la naissance et l’expansion de la sphère pénale. Ce fut le cas au début du XIXe siècle qui a vu naître les prisons au cours d’une période connue sous le nom de « Révolution des marchés ». Ce fut également le cas à la fin du XXe siècle, marquée par une croissance exponentielle de la population carcérale au cours d’une période dite néolibérale. Il faut donc accepter l’invitation de David Spector et retourner aux intuitions du frère franciscain Guillaume d’Ockham : non pas pour son rasoir, mais pour son nominalisme ; non pas pour « constituer un nouveau glossaire [17] », mais plutôt, comme Corentin Durand l’explique si bien, pour « se débarrasser des illusions et des catégories trompeuses que sont le marché libre, l’ordre naturel, la liberté et la discipline » [18] ; afin, plus immédiatement, de dénaturaliser la distribution des richesses et démonter l’ordre punitif américain.
Bernard E. Harcourt, directeur du Département de sciences politiques de l’Université de Chicago, vient de publier The Illusion of Free Markets. Punishment and the Myth of Natural Order, Cambridge, Harvard University, 2011.
À l’occasion de la sortie de ce livre, le Département de sciences sociales de l’ENS Ulm a organisé le 4 mars 2011, par l’intermédiaire de Corentin Durand, un débat auquel participaient, outre l’auteur, Laurent Bonelli (GAP, Paris X Nanterre), Claire Lemercier (CSO, Sciences Po) et David Spector (PSE, ENS).
Intéressant aussi bien les sociologues de la délinquance, les économistes, les philosophes et les historiens de la prison, cet ouvrage a fait l’objet de quatre lectures différentes :