Antoine Vauchez est directeur de recherche au CNRS, membre du Centre européen de sociologie et science politique (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, EHESS). Ses travaux portent sur la formation d’un centre de pouvoir européen, le rôle des « pouvoirs indépendants » (cours, agences, banques centrales) et la recomposition des rapports entre droit, économie et politique à l’échelon français et européen. Il a récemment publié L’Union par le droit (Presses de Sciences Po, 2013), Démocratiser l’Europe (Seuil, 2014) et Sphère publique, intérêts privés (Presses de Sciences Po, 2017).
Prise de vues, montage et retranscription de l’entretien : Mélanie Cournil
La Vie des idées : Quelle différence peut-on faire entre influence, lobbying, intermédiation et corruption ?
Antoine Vauchez : Ce sont des mots bien évidemment difficiles. Lorsqu’on est sociologue, il faut se poser la question des usages qui sont faits de ces mots. Avant même de pouvoir répondre complètement à cette question, je pense qu’il faut prendre acte du fait que ce sont des mots piégés, qui résistent à l’analyse, car ce sont avant tout des catégories indigènes, mobilisées des acteurs eux-mêmes. Ce que l’on voit bien, c’est que la réalité sociale ne tombe pas naturellement dans ces différentes catégories que vous évoquez. Au contraire, dans une certaine mesure, la construction de ces frontières, et tout particulièrement de la frontière entre les pratiques corrompues et les pratiques d’influence, sont un enjeu social considérable pour toute une série d’acteurs. Ces acteurs peuvent être des lobbys, des professions de l’influence qui ont l’intention de proposer à leurs clients pas seulement des notes ou de la veille juridique, mais aussi une capacité d’intermédiation. Du côté de ces professions, on tendra à avoir une vision assez large des services qu’on va proposer. De l’autre côté, il y a également des institutions publiques comme le Parquet National Financier récemment créé, qui de son côté va chercher à proposer une définition extensive de ce que c’est que la corruption, de ce que ce sont les atteintes à la probité publique, etc.
Nous sommes dans un jeu où ces frontières sont véritablement un enjeu social, un enjeu de définition de périmètre professionnel, et un enjeu de périmètre institutionnel. Évidemment, on voit bien que depuis une dizaine d’années, un travail permanent est mené autour de la définition de ces frontières. Il y a ainsi une série de lois presque ininterrompue depuis certaines affaires, notamment autour de l’affaire Clearstream et de l’affaire Bettencourt. Certains, à l’instar du vice-président du Conseil d’État, disent qu’on vit un « moment déontologique ». Ce qui est vrai, c’est que depuis une dizaine d’années, une série de lois en ce sens ont été adoptées, comme celle qui a fait suite à l’affaire Cahuzac, qui a conduit à la création du Parquet National Financier, et la toute dernière adoptée cet été et portant sur la moralisation de la vie publique. Avant même de pouvoir construire des catégories d’analyse, il faut donc prendre acte du fait qu’on est sur un terrain assez miné, sur le fait que les catégories qu’on va utiliser sont celles des acteurs eux-mêmes et que peut-être que le sociologue ou le politiste doit faire un pas de côté avant de commencer lui-même à proposer ses définitions et ses découpages. Il faut prendre acte du fait que le travail de labellisation des pratiques à la frontière du public et du privé, de l’économie et de l’État, est un travail politique, une matière en ébullition depuis quelques années, et essayer plutôt de faire apparaître des systèmes de transactions, en observant ce qui se passe à la lisière du public et du privé, des formes de circulation, des nouvelles formes d’échanges. C’est peut-être en commençant par là qu’on pourra peut-être ensuite jeter un regard sur les différents types de pratiques, qu’est-ce qu’est l’échange corrompu, etc.
La Vie des idées : Comment les formes de rapport entre État et entreprises ont-elles évolué au cours des dernières décennies ?
Antoine Vauchez : Pour répondre à cette question très vaste, je pense qu’il est intéressant de repartir de la mutation libérale et européenne des États de l’Union européenne, de repartir de ce qui était la promesse du paradigme néolibéral qui a émergé à partir des années 80, et qui était justement celui d’une clarification des relations entre l’État et le marché, notamment sur la base d’une critique des effets de rente du public. Un certain nombre d’enquêtes le montrent, tout comme le travail que j’ai réalisé récemment avec Pierre France sur les cabinets d’avocats : en réalité, au terme d’une trentaine d’années de transformations des modes d’actions de l’État, notamment en relation avec la régulation de l’économie, du marché, cette frontière, cette relation entre le public et le secteur économique s’est au contraire considérablement brouillée. On pourrait peut-être faire apparaître deux transformations qui se sont en quelque sorte croisées qui ont construit une sorte de dépendance mutuelle entre ces deux secteurs public et privé. Un premier élément est la dépendance croissante des grandes entreprises par rapport à ce qui se joue à l’intérieur de la sphère publique. Paradoxalement, cette mue libérale, européenne s’est accompagnée d’un réinvestissement sous d’autres formes du public dans la « régulation » – c’est le mot-clé de cette mutation – des marchés privés. Ce qui a émergé, c’est une fabrique publique des marchés privés. Jusque là, il me semble que dans une large mesure, le rôle de l’État dans l’économie s’organisait autour d’un secteur public économique très vaste.
Ce qu’on observe à partir du milieu des années 80, c’est le fait que la mission que se donnent les autorités publiques est surtout désormais d’éviter les défaillances des marchés privés, d’organiser les marchés privés. Il y a donc une dépendance beaucoup plus forte des entreprises qui dépendent d’agréments, d’autorisations de mise sur le marché, de la part de ces agences publiques de régulation, que ce soit à Bruxelles ou à Paris. C’est le premier phénomène de dépendance croissant des entreprises publiques par rapport à cette fabrique publique des marchés privés. Et puis inversement, il y a l’État qui a voulu apparaître dans ce mouvement comme un acteur économique comme les autres, comme le dit la Cour européenne de justice : « un investisseur privé d’économie de marché ». C’est comme cela qu’elle juge le caractère licite ou illicite des aides d’État. Cet État comme investisseur, actionnaire, commanditaire de grands contrats publics, a voulu en quelque sorte apparaître comme un acteur économique comme les autres, et donc s’accompagner, construire ses contrats en s’appuyant sur des avocats et des banques d’affaires. Par exemple, en matière de partenariats public-privé, ou en matière de cessions d’actifs de grandes entreprises publiques, ou en matière de grands investissements publics. Il s’agit d’apparaître comme un acteur professionnel des marchés privés. Ce qu’on voit donc au final c’est une forme de dépendance croisée des grandes entreprises par rapport à cette fabrique publique des marchés, et de l’État qui s’appuie de plus en plus, pour construire sa crédibilité, sur des professionnels des marchés, notamment des cabinets d’avocats et des banques d’affaires. C’est là que se joue le brouillage des rôles et des institutions de part et d’autre de la frontière public-privé.
La Vie des idées : Quelles sont en France les façades les plus légales de la chaîne d’intermédiation entre État et intérêts privés ?
Antoine Vauchez : Paradoxalement, on a encore du mal à répondre à cette question. On connaît encore assez mal les professionnels de l’intermédiation qui se sont développés à la périphérie de l’État, autour de l’État. Il y a toute une série de données qui ont été produites par les institutions qui s’occupent aujourd’hui de la déontologie publique, mais ces données, que l’on appelle parfois « données de la transparence », comme par exemple les données de « La Haute Autorité pour la déontologie et la transparence de la vie publique » sur le patrimoine et les conflits d’intérêts potentiels des dirigeants publics, n’ont pas encore été agrégées ; elles n’ont pas encore fait l’objet d’une connaissance publique, de rapports, ni d’ailleurs de travaux de chercheurs. On attend encore que ces institutions mettent à disposition des chercheurs les données très riches qu’elles ont accumulées. C’est le premier point.
Le second point, c’est que l’on connaît certains milieux, par exemple le monde du lobbying, ou le monde des cabinets d’avocats, mais on connaît beaucoup moins le monde de la banque d’affaires, de la banque privée et de ses relations avec l’espace du pouvoir. Je pense que cela reste encore un angle mort du point de vue des travaux universitaires. Ce qu’on peut relever, c’est qu’il y a effectivement une multiplication des professionnels (privés) des affaires publiques. Progressivement, ces structures sont devenues des grosses structures, et ont accumulé une connaissance de la chose publique, de l’État, dans toutes les relations qu’elles ont construites pour représenter leurs clients, les entreprises devant les agences de régulation, mais aussi en travaillant pour le compte de l’État — lorsqu’il s’agit de préparer des partenariats public-privé, des grands investissements publics, des cessions d’actifs des grandes entreprises publiques, etc. Ce qui est frappant, c’est la multiplication de ces intermédiaires, la capacité d’expertise et la connaissance de l’État qui s’est accumulée au fur et à mesure à l’intérieur de ces institutions. Un cabinet d’avocats peut compter aujourd’hui 100 à 200 avocats, parfois jusqu’à 1000. On sait que les très gros cabinets recrutent beaucoup du côté de la haute fonction publique, du côté des milieux politiques et que donc ils ont acquis une forme de capacité politique qui est inédite.
J’ajouterai également le fait que ces grosses structures ont une vue transversale de la régulation publique, parce qu’un des éléments de cette transformation, de cette mue libérale, européenne que j’évoquais, est qu’il n’y a pas « un » État, qui serait à la manœuvre, mais désormais une multiplicité d’autorités publiques — le Parlement, les ministères, Bercy, mais aussi les agences de régulation, la Commission européenne, certaines organisations internationales… Ces cabinets d’avocats, de ces grands cabinets de lobbying ont la capacité d’avoir cette vue transversale sur la régulation publique, d’offrir à leurs clients la possibilité d’agir sur différentes arènes et de suivre les enjeux de régulation qui concernent les marchés de leurs clients. C’est un élément de leur capacité politique ressenti assez fortement du côté des institutions publiques, qui ont, elles, une vision assez segmentée de la régulation.
La Vie des idées : L’histoire du monde des affaires a été marquée par le rôle central de personnalités sulfureuses comme Takieddine ou Foccart. Ces intermédiaires du pouvoir constituent-ils des exceptions ou jouent-ils un rôle structurel dans le fonctionnement de notre économie ?
Antoine Vauchez : Les figures que vous évoquez sont liées à la facilitation de contrats économiques internationaux. C’est la figure de la Françafrique et de ses grands intermédiaires. Ce type de pratiques n’a pas disparu mais depuis cette période de Foccart et de Takieddine de grands procès ont eu lieu, autour d’Elf, des pratiques du groupe Bolloré en Afrique, etc. qui ont conduit à disqualifier en partie certains types de pratiques d’affaires, certains usages commerciaux, notamment dans la passation des grands contrats en matière d’énergie, d’infrastructures, en particulier avec l’Afrique et le Moyen-Orient. Il faut reconnaître qu’il y a eu tout un mouvement à l’intérieur des grands groupes, notamment sous la pression de l’OCDE, de grandes organisations économiques internationales, toute une stratégie de mise en avant d’un label de déontologie, de moralisation, de professionnalisation de ces relations d’affaires, internationales et nationales. On peut penser à ce qui s’est passé chez Compagnie générale des eaux-Vivendi dans les années 1990. Ceci dit, ce type de figures d’intermédiaire n’a pas complètement disparu ; je pense qu’elles ont été réintégrées à l’intérieur de ces stratégies de moralisation. Je pense au fait que maintenant les cabinets d’avocats proposent à la fois des services ultra-professionnalisés sur la construction de contrats juridiques internationaux, mais également, en recrutant des hommes politiques ou des « conseillers politiques » comme Claude Guéant ou Robert Bourgi, offrent la capacité de sécuriser politiquement les deals économiques qui vont être menés à l’international. Il est donc très important pour ces cabinets d’avocats de ne pas être seulement des experts du droit ou des contrats, mais d’être aussi capables de proposer quelque chose qui prenne en compte le risque politique, et qui donc permette d’accompagner les investisseurs en proposant ce type de services. Ces figures permettent d’avoir des rapports directs avec les pouvoirs en place, notamment en Afrique. Il ne faut pas opposer le formel et l’informel car tous deux font partie de la palette des services que proposent ces gros cabinets de conseil.
La Vie des idées : Le lobbying et l’influence, quand elles restent dans les limites de la loi, sont-elles souhaitables ? Ou constituent-elles un danger pour la démocratie, un premier pas vers des formes de relations plus incestueuses ?
Antoine Vauchez : Pour répondre, il faut évoquer tout ce courant de la lutte anti-corruption qui valorise l’idée qu’il y a la possibilité d’un bon lobbying, vertueux, qui viendrait aider l’État, le public, à accomplir ses missions. Je pense que pour comprendre cette question, il faut voir ce qui a émergé autour de l’OCDE à partir des années 2000 : tout un nouveau registre de la bonne gouvernance, qui couvre celle des entreprises, de l’éthique et des affaires, et la bonne gouvernance publique autour de la transparence, de la prévention des conflits d’intérêts, etc. Ce paradigme s’est considérablement diffusé, et il a trouvé à Bruxelles un point d’appui considérable. C’est là qu’a émergé le premier Répertoire public des lobbys, c’est-à-dire que le Parlement et la Commission européenne ont constitué un répertoire commun du lobbying avec l’idée que l’enjeu est moins d’interdire le lobbying que de le rendre transparent, et de suivre son empreinte normative autour de ces institutions publiques. C’est aussi le travail des ONG, comme Transparency International. La loi Sapin 2 qui a été adoptée en 2016 a repris cette boîte à outils, l’a importée en France, avec l’idée d’un répertoire du lobbying. Ce qui est intéressant dans cette réflexion, c’est qu’on est en train de redéfinir les espaces de la démocratie. L’idée est de considérer que les lobbys doivent être reconnus à condition qu’ils respectent un certain nombre de règles, qu’ils soient effectivement transparents, qu’on puisse suivre leur empreinte normative. Mais après tout, ils sont porteurs d’intérêts, comme bien d’autres acteurs sont porteurs d’intérêts ; dans ce cadre, l’empreinte du Parlement n’est qu’une empreinte normative parmi les autres, parce qu’il y a aussi celle de toute une série d’intérêts, de lobbys. Ces doctrines de la « bonne gouvernance » proposent ce faisant une forme de redéfinition en actes des espaces de la démocratie, de la délibération qui part de la reconnaissance d’une forme de brouillage du public et du privé. Sous cet angle, nous sommes tous en quelque sorte des porteurs d’intérêts, qu’il s’agisse des entreprises publiques, les administrations, les parlementaires, les lobbys. Et la tâche du politique est alors seulement celle d’organiser l’empreinte normative de chacun et de chacune, plus que de ramener à l’intérieur des espaces de la délibération démocratique cette construction des normes et du droit.