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Recension Société

Les sciences sociales ont-elles un sexe ?

À propos de : D. Chabaud-Rychter, V. Descoutures, A-M. Devreux, E. Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre, La Découverte.


par Mathieu Trachman , le 2 février 2011


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En posant la question du genre aux sciences sociales « normâles », un ouvrage collectif enquête sur la dimension sexuée du travail sociologique, la mise à l’écart, l’invisibilisation, et les rares tentatives de prise en compte des rapports sociaux de sexe. Ce travail de relecture constitue également les sciences sociales, avec et contre elles-mêmes, en boîte à outils féministe.

Recensé : Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux, Eleni Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, 2010. 512 p., 29, 50 €.

Les théoriciennes féministes ont depuis longtemps montré la nécessité et la fécondité d’opérer une relecture critique des travaux sociologiques accomplis par des hommes : les théories et les impensés de Lévi-Strauss et Freud ont permis à Gayle Rubin de fonder une critique de l’économie politique du sexe [1] ; Nicole-Claude Mathieu, à partir des textes de Maurice Godelier et de Pierre Bourdieu, a mis en évidence l’androcentrisme de ceux-là mêmes qui s’attachent à analyser les rapports sociaux entre femmes et hommes [2]. Cette entreprise fondatrice est prolongée et systématisée par l’ouvrage collectif récemment paru, Sous les sciences sociales, le genre. Celui-ci propose des relectures critiques (faites dans leur grande majorité par des femmes) des travaux de sociologues, d’anthropologues et d’historiens (tous des hommes, à l’exception d’Hannah Arendt).

Travail sociologique et point de vue sexué

« À partir de quel moment, de quels éléments, de quels objets, la question de la définition et/ou de l’opposition du masculin et du féminin apparaît-elle dans le cheminement intellectuel des auteurs retenus ? À quel moment la question du genre affleure-t-elle et a-t-elle une influence sur l’œuvre, parfois sans être traitée en tant que telle ? » (p. 10). C’est à partir d’une telle grille d’analyse que les productions masculines sont questionnées. L’ouvrage n’a pas pour ambition de dénoncer le sexisme de tel auteur ou de telle théorie, mais de montrer comment le genre travaille la production intellectuelle en sciences sociales, que celles-ci le thématisent explicitement ou non.

Le livre met donc à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle le travail sociologique est largement tributaire d’un point de vue masculin. Le terme renvoie aux manières de voir mais aussi aux expériences masculines : ce point de vue est une position dans les rapports sociaux qui détermine pour une part le travail intellectuel. Il est également dépendant d’une division sexuée du travail, y compris théorique, qui a plusieurs dimensions. Elle rend d’abord les hommes disponibles au travail de théorisation. Élaborée d’un point de vue masculin qui n’apparaît pas comme tel, cette théorisation prend souvent la forme d’une occultation des rapports sociaux de sexe, à travers l’universalisation de ce point de vue masculin. Cette universalisation conduit enfin à négliger les expériences et les points de vue féminins, en particulier en ce que la situation d’oppression leur confère de spécifique. Invisibilisation des points de vue sexués par un point de vue masculin qui se pose comme neutre ; mise à l’écart des faits qui remettent en cause cette neutralité : les acquis des travaux de Colette Guillaumin [3] et de Nicole-Claude Mathieu sont ici décisifs.

Divisé en six parties thématiques (Structures, structurations, pratiques ; Acteurs, savoirs, régimes d’action ; interactions et production de l’ordre social ; Classes sociales ; Progrès, rationalité, dynamiques de l’Occident ; Critique de la modernité), l’ouvrage regroupe des articles qui lisent donc les grands hommes des sciences sociales avec les lunettes du genre. Son enjeu principal n’est cependant pas d’opposer à un aveuglement masculin la clairvoyance des dominées. Il s’agit plutôt de disséquer les modalités d’évitement et de prise en compte des rapports sociaux de sexe au sein de sciences sociales qualifiées par les auteures de « normâles ». Sans prétendre être exhaustif ni rendre compte de la richesse des analyses, on peut en dégager quatre.

Un travail d’invisibilisation

La question de l’invisibilisation, c’est-à-dire l’absence de prise en compte des différences sexuées, est centrale. Elle montre en effet que la question du point de vue sexué est une question théorique et politique. L’élaboration de théories de la société à partir d’un point de vue masculin ne repose pas seulement sur un aveuglement. La plupart des savants, dans l’écriture et la théorie, minore la spécificité du point de vue féminin, et de ce fait celle du point de vue masculin. Le travail sociologique prend alors sens dans un espace de lutte dont l’égalité des sexes et la reconnaissance de l’oppression féminine sont les enjeux.

Isabelle Clair montre ainsi, dans une lecture serrée d’Outsiders, comment Howard Becker choisit d’effacer les effets spécifiques des positions de genre dans sa théorie de la déviance, malgré des matériaux qui lui auraient permis de les prendre pleinement en compte. Elle pose la question de savoir si la volonté sociologique de mettre à distance les valeurs est tenable, « alors même que [le champ sociologique] est sans cesse traversé, dans ses objets et sa démarche scientifique, par les luttes féministes et antiféministes » (p. 300). Fatiha Talahite pose une question semblable à la sociologie de Luc Boltanski. On ne peut reprocher à un projet sociologique de ne pas prendre pour centre les rapports sociaux de sexe, ou même les rapports de pouvoir en général. Cependant, dans un moment historique où les luttes féministes revendiquent une autonomie par rapport aux luttes de classe, où certains objets comme l’avortement sont directement tributaires de ces luttes, la place secondaire accordée aux rapports de genre ne peut pas être anodine.

Ce travail d’invisibilisation apparaît également dans les modes de construction théorique du sujet femme. Les femmes ne sont pas seulement des acteurs sociologiques dont la position spécifique est niée, elles sont également des objets théoriques. Revenant sur Lévi-Strauss, Martine Gestin et Nicole-Claude Mathieu soulignent que pour l’anthropologue, la constitution des femmes en objets d’échange est au fondement de la Culture. Le fonctionnement de la pensée symbolique et sa théorisation sont des opérations masculines qui passent par la constitution théorique des femmes en signes échangés. Cependant, puisque les femmes sont, de l’aveu même de Lévi-Strauss, tout de même des personnes, les auteures se demandent avec ironie s’il faut supposer que « ce qui leur a permis d’accéder à la pensée symbolique était leur sens profondément sociologique d’être échangées » (p. 67). Dans le travail théorique dont l’objectif est d’analyser la constitution de la Culture, cette constitution est celle d’un groupe masculin, les femmes n’apparaissant pas comme un groupe social mais comme objets d’échange entre hommes.

Dans l’intimité des grands hommes

Les expériences et les positions masculines des sociologues déterminent leur production théorique. Celle-ci est souvent inscrite dans l’histoire, et on peut souligner que certains auteurs sont tributaires des présupposés « de leur temps ». Roland Pfefferkorn montre ainsi l’incapacité de Durkheim, malgré un intérêt affiché pour « les rapports des sexes », à penser ceux-ci hors d’une cellule familiale, hors d’une différence naturelle entre hommes et femmes, assignées à leur fonction maternelle. Cependant la sociologie n’est pas seulement la chambre d’écho de l’organisation des rapports entre les sexes, elle est tributaire des évolutions de ceux-ci, y compris dans les relations intimes des savants. Le travail sociologique n’est pas seulement le reflet des présupposés à propos des sexes, il est contemporain des remises en cause de la division sexuée du travail. Ces résistances féministes ne sont pas sans incidence sur les vies des intellectuels.

Pascale Molinier montre par exemple comment les conceptions que se fait Auguste Comte des rapports entre hommes et femmes sont tributaires de sa vie affective, comment ses choix intellectuels sont influencés par et déterminent sa biographie amoureuse. Ses relations avec Caroline Massin et Clotilde de Vaux témoignent d’un attrait pour des femmes qui refusaient le rôle passif qui leur était assigné, ce qui se traduit dans son travail par la reconnaissance d’une supériorité sociale et morale des femmes. Comte souligne pourtant dans son œuvre que cette supériorité doit néanmoins les conduire à reconnaître la nécessité de se subordonner aux hommes, ce que les compagnes du sociologue n’ont pas toujours eu l’intelligence et le bon goût de faire. L’expérience de Comte est celle « d’un intellectuel qui, singulièrement, aimait les femmes intelligentes sans toutefois en supporter la concurrence » (p. 29). Plus généralement, cette concurrence féminine semble être un élément fondamental : elle est le contexte dans lequel s’élabore la sociologie, celui d’une remise en cause d’une position savante masculine et d’une division du travail dans laquelle la femme assiste le grand homme et rend possible et pensable le travail théorique.

Des tentatives de prise en compte

L’émergence progressive et par à-coups de l’importance de la dimension sexuée des rapports sociaux dans le champ sociologique et politique amène certains auteurs à les intégrer dans leurs travaux. Les entreprises qui mettent au centre de leur analyse les rapports de pouvoir peuvent difficilement l’éviter, mais cette prise en compte est souvent ambiguë : Anne-Marie Devreux analyse par exemple la « lucidité aveuglée » de Pierre Bourdieu. Estelle Ferrarese montre comment, dans un effort de discussion, Jürgen Habermas surmonte progressivement sa cécité vis-à-vis de la dimension sexuée de la constitution de l’espace public, théorie qui tend à la fois à exclure les femmes d’une sphère publique où elles étaient présentes de fait, et à passer sous silence les implications de la constitution d’un espace masculin perçu comme le symbole de la modernité. La prise en compte des théories féministes le conduit à corriger ses travaux antérieurs à partir des phénomènes d’exclusion des femmes, et à discuter avec les théoriciennes du care dans l’élaboration d’une philosophie morale.

Ces prises en compte ne sont pas nécessairement des aménagements théoriques à la marge. Chez Garfinkel et Goffman en particulier, la question du genre est centrale. Danielle Chabaud-Rychter montre comment le premier, à partir du cas d’Agnès, qui possède des attributs féminins et un sexe masculin, explicite les méthodes par lesquelles se construit l’ordre naturel du genre. Pour Goffman les mises en scène de la masculinité et de la féminité sont un élément fondamental de la subordination des femmes et constituent des rappels à l’ordre constants. Même si ces travaux ne remettent pas en cause la bipartition sexuée du social, Azadeh Kian souligne leur utilité pour les études féministes : Judith Butler et Claude Zaidman notamment les constituent en outils descriptifs puissants qui ouvrent une politisation des expériences féminines.

La voie de la bandita : les concepts contre les grands hommes

Ce sont ces usages qui permettent de penser une dernière modalité du rapport au genre dans les sciences sociales. Celle-ci ne se situe pas au niveau des savants et de leur expérience sexuée, mais au niveau de leurs œuvres qui sont aussi des boîtes à outils féministes. Les coordinatrices de l’ouvrage, à la suite d’Iris M. Young, le soulignent dans l’introduction : il ne s’agit pas de faire table rase mais de suivre la voie de la bandita, celle « d’une hors-la-loi intellectuelle qui dévalise les philosophes masculins des concepts qu’elles trouvent utiles, laissant derrière elle tout le reste » (p. 23). Plusieurs contributions illustrent cette pratique théorique de brigandage, qui actualise les potentialités de certains concepts dans le domaine des rapports sociaux de sexe, mais qui tend également à déstabiliser la théorie initiale.

Certaines contributions montrent que des travaux se prêtent particulièrement à des usages féministes. Présenté par Adele E. Clarke, le travail d’Anselm Strauss, avec les concepts de travail d’articulation (les efforts de négociations effectués au cours des interactions), de travail invisible, de travail sentimental ont été des outils féconds dans les recherches féministes. La dimension empirique du travail sociologique selon Strauss, et la pertinence de certains concepts permettent de dépasser les limites qu’il a lui-même fixées à son travail.

D’autres contributions ouvrent des pistes qui doivent encore être explorées. Ilana Löwy montre comment le travail de Carlo Ginzburg, malgré une absence d’intérêt explicite pour le genre, ouvre des perspectives pour l’histoire des femmes : l’importance de remettre en cause l’histoire officielle pour saisir celles et ceux qu’elle invisibilise, d’identifier les rapports entre connaissances hautes et basses, les savoirs non formalisés sont des outils dont le féminisme peut s’emparer, et qui font d’ailleurs écho à certains travaux féministes. Finalement, l’ouvrage illustre les bénéfices critiques et créateurs de ces opérations de brigandages, qui montrent que si l’élaboration théorique est liée à une position sexuée dans l’espace social, celle-ci n’en détermine pas pour autant les usages qui peuvent être faits des concepts sociologiques élaborés par des hommes.

par Mathieu Trachman, le 2 février 2011

Pour citer cet article :

Mathieu Trachman, « Les sciences sociales ont-elles un sexe ? », La Vie des idées , 2 février 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-sciences-sociales-ont-elles-un

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Notes

[1Gayle Rubin, «  L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et système sexe/genre  », Les cahiers du Cedref, n°7, 1998, en ligne : http://cedref.revues.org/171.

[2Nicole-Claude Mathieu, «  Quand céder n’est pas consentir. De la conscience dominée des femmes et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie  », in L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes Editions, 1991  ; «  Bourdieu ou le pouvoir auto-hypnotique de la domination masculine  », Les Temps modernes, n°604, mai-juin-juillet 1999, p. 286-324.

[3Colette Guillaumin, «  Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées  », Sociologie et sociétés, n°2, 1981, en ligne : http://www.erudit.org/revue/socsoc/1981/v13/n2/001321ar.pdf

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