Historiquement, la jupe est le symbole d’une féminité construite comme un genre spécifique, comme l’Autre du référent « universel » porteur du pantalon – un genre joli, mais pas très intelligent. Elle n’a pas perdu sa connotation traditionnelle, comme en témoignent les propos de Mgr André Vingt-Trois, sur Radio Notre-Dame, le 6 novembre 2008, à propos du rôle des femmes dans la célébration des offices : « Le plus difficile, c’est d’avoir des femmes qui soient formées. Le tout n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir quelque chose dans la tête. » Pour cette phrase, repérée par Le Canard enchaîné, l’archevêque de Paris a obtenu le « macho d’or » 2008 des Chiennes de Garde et une plainte a été déposée (quelques jours seulement, le temps d’obtenir des excuses) au tribunal ecclésiastique de Paris. Enfin, une association est née, retournant le stigmate : le comité de la jupe. Son analyse : « Si de telles paroles jaillissent, c’est qu’on avait oublié de refermer la porte de son inconscient et qu’elles se sont échappées, les coquines ! Et voilà la vérité : jupe = rien dans la tête ». Demeure, dans ce symbole de la jupe, un fonds traditionnel que l’on ne peut évacuer comme s’il ne s’agissait que d’un passé révolu.
Quand jupe égale pute
L’alternative possible du pantalon féminin ayant facilité cette évolution (car on le suppose plus décent ce qui est loin d’être toujours le cas), la jupe a pris aussi le sens de fille facile. Mot de vieux, car aujourd’hui on dit plutôt « pute », au point d’empêcher l’immense majorité des collégiennes d’enfiler le vêtement traditionnel de leur genre, pourtant hypervalorisé par la mode. En 2006, Diam’s chantait : « Dans ma bulle, le romantisme a pris une gifle, / Les actrices de films X sont devenues des artistes. / Dans ma bulle, on critique les femmes en jupe, / Mais t’as pas besoin d’venir d’la ZUP pour te faire traiter de pute. / Dans ma bulle, ça parle cash, ça partage, ça parle mal, / Ca part au quart de tour, ça part au chtar, / Dans ma bulle, l’amour est en garde à vue, / Non, y’a plus de love dans les rues de ma bulle. » Fadela Amara évoque dans les quartiers difficiles l’existence de « résistantes » à la féminité « agressive », hypermaquillées. Les violences sexistes cristallisées par l’allure vestimentaire, l’association « Ni putes ni soumises » les dénonce depuis 2003. L’équation « jupe = pute » s’est banalisée, partout et pas seulement dans les cités.
En 2006, au lycée agricole privé d’Étrelles, dans le canton de Vitré, à 40 km de Rennes, très blanc et très catholique, l’association « Libertés couleurs », spécialisée dans la prévention des conduites à risques, anime un atelier sur la sexualité. Habilement guidés par l’éducateur-animateur, les élèves de première prennent conscience de ce que représente désormais la jupe : un nouveau tabou. La documentariste Brigitte Chevet suit ces débats avec sa caméra. Les adultes découvrent une culture juvénile trans-classes marquée par un mélange de puritanisme plus ou moins religieux, aucune religion n’en ayant l’exclusivité, et une influence du « porno » et de ses avatars [1].
La jupe, symbole de quelle résistance ?
C’est de ce lycée qu’est partie l’initiative de la « Journée de la jupe et du respect », reconduite d’année en année. Trente établissements en 2009 ont décidé d’en faire un moment d’expression et de création sous la forme de spectacles – rap, danse, photographie. L’immense besoin des jeunes de parler de sexe, d’amour et de genre trouve enfin un espace pour être, un peu, assouvi.
En 2006-2007, Ségolène Royal étonnait avec une stratégie vestimentaire inhabituelle, toujours en robe ou en jupe. Une candidate en phase avec des « résistantes » en jupe dans tous les milieux, de tous âges, dans tous les quartiers, alors que des féministes lui demandent un pantalon de temps en temps, au moins pour offrir de quoi s’identifier à l’immense majorité des femmes. Mais Ségolène Royal porte le genre féminin en drapeau, dans un climat inquiétant de violence symbolique. Et lorsqu’elle se rend au cours de la campagne à Clichy-sous-Bois, pour une fois en pantalon, les critiques fusent [2] : a-t-elle renoncé aux atours de la séduction parce qu’elle se rendait dans un des « territoires perdus » de la République ?
Puis vient le film de Jean-Louis Lilienfeld et son succès considérable, en mars 2009. Un projet commencé en 2006, dont le titre contient une revendication « certes un peu kitsch mais emblématique », selon le réalisateur. Pour Isabelle Adjani, le personnage de la prof qui prend en otage sa classe « porte sa jupe comme un symbole de révolution, car le pantalon est devenu une armure, un voile pour les filles des cités ». Sonia Bergerac, la professeur de français incarné par Adjani, va jusqu’à demander l’institution d’une « Journée de la jupe » au collège, par laquelle l’État affirmerait que l’on peut mettre une jupe sans être une pute. La fiction a rejoint la réalité.
Le pantalon sous la jupe
Vêtue d’un tailleur-pantalon, la ministre de l’Intérieur s’écrie : « Et pourquoi pas une nuit du string ? » Par une sorte de réflexe féministe élémentaire, la Journée de la jupe dérange : les femmes n’ont-elles pas mis des années, des siècles à conquérir le droit au pantalon ? Les mieux renseignés sauront d’ailleurs que l’ordonnance de la préfecture de police de Paris interdisant en 1800 aux femmes de s’habiller en homme n’a jamais été abrogée. Question de décence, dans la mesure où la culotte ou le pantalon mouleraient trop les formes féminines ? Question de principe plutôt. Le principe de la différenciation symbolique des sexes est sacralisé par la religion. Il est écrit dans le Deutéronome (XXII, 5) : « Une femme ne portera pas un costume masculin et un homme ne mettra pas un vêtement de femme. Quiconque agit ainsi est une abomination à Yahvé, ton Dieu ». La confusion des sexes, annonciatrice de la fin du monde, fait partie des grandes peurs de l’Occident.
En différents points du monde, et sous l’empire des trois grandes religions monothéistes, des femmes sont victimes de violence parce qu’elles transgressent les lois vestimentaires imposées à leur sexe. « Un jeune homme a tué sa sœur hier à Batman, une ville du sud-est de la Turquie à moitié kurde, parce qu’elle avait revêtu un pantalon pour assister à un mariage. Après l’avoir blessée d’un coup de fusil, il l’a jetée du haut du toit du domicile pour faire croire à un suicide » [3]. Des dizaines de femmes, au Soudan (dans le sud, région chrétienne) sont battues par la police et emprisonnées pendant une journée parce qu’elles portent un pantalon « moulant » [4]. Dans les quartiers ultra-orthodoxes de Jérusalem, en juin 2008, des militants de choc veulent imposer aux femmes un vêtement « modeste » : des jupes longues, les bras couverts et le col fermé. Ils s’en prennent notamment à une femme divorcée qui porte le pantalon, la passent à tabac et la menacent de mort [5]. En France, le cabinet de Valérie Pécresse réclame par pétition qu’elle cesse de ne porter que des pantalons [6]. La ministre de l’Enseignement supérieur promet de faire un effort. L’incident, qui pourrait passer pour un poisson d’avril, est révélateur. Ces exemples le montrent : le pantalon permet formidablement d’analyser la sexualité, les identités sexuées et les relations entre les sexes, car c’est un vieux symbole du pouvoir. Ne dit-on pas « porter la culotte » ?
Vive la jupe pour hommes !
Que la victime « retourne » le stigmate, elle restera toujours spécifiée, altérisée. N’est-ce pas le cas encore pour Ségolène Royal ? [7] Ou pour la prof en jupe ? Pour ébranler l’ensemble du système symbolique du genre, la contribution des hommes est essentielle. On connaît bien la dissymétrie qui veut que la femme masculinisée, bien qu’en état de transgression, s’élève dans la hiérarchie, tandis que l’homme efféminé s’avilit. C’est cette hiérarchisation même dont les innovations vestimentaires du XXe siècle ne viennent pas à bout. Les femmes ont conquis une liberté (relative) qui devrait leur offrir le choix entre le vêtement fermé et le vêtement ouvert. Une forme d’identification masculine peut leur permettre de sortir du rôle féminin. Les hommes, eux, n’ont pas encore le choix. Ils héritent du modèle vestimentaire bourgeois, uniforme, gris ou noir, qui les fait libres, égaux et frères si l’on remonte à la signification originelle du pantalon pour les sans-culottes de l’an II. En réalité, il les fait surtout « hommes », détenteurs de privilèges afférents à leur classe de sexe.
On peut s’interroger sur ce qui s’est perdu dans le rejet de l’ordre vestimentaire aristocratique, qui a survécu chez les dandys du XIXe siècle, et réfléchir à ce que les hommes ont à gagner dans l’extension de leurs libertés vestimentaires. Les séduisantes créations de la haute couture, depuis la fameuse collection de Jean-Paul Gautier en 1985, ne touchent qu’un public limité. La jupe des folles, le kilt gay, les falbalas des drag queens (et la soutane des sœurs de la Perpétuelle indulgence) sont également minoritaires. La jupe pour hommes est pourtant homosexualisée, comme la figure de la femme en pantalon le fut en son temps. L’Association des hommes en jupes, créée en 2007, tente de l’hétérosexualiser et de la banaliser. La tâche est rude, mais l’argumentaire est solide, et la multiplication des sites commerciaux montre que la skirt attitude a le vent en poupe. À la manière de celles qui ont osé le pantalon, vaste club informel de marginales qui ont apporté à l’art, la culture, la vie des idées, des contributions décisives, les pionniers de la jupe masculine produiront peut-être du nouveau, éviteront au moins de reproduire l’ancien. Comme le résume Bruno Lodts, créateur de jupes pour hommes, issu du milieu gothique, « Je vois mal les soldats américains attaquer l’Irak en jupe. […] La jupe ne donne pas envie de taper. Elle rend doux ».
Si la Journée de la jupe est une ruse de plus pour conduire les femmes à « assumer leur féminité », pour reprendre l’expression consacrée, elle portera de nouvelles contraintes et n’émancipera pas grand monde. Qu’est-ce en réalité que cette féminité qu’il faudrait assumer ? Le modèle de la presse féminine adolescente ? Le modèle de la pornographie ? Quel corps faudra-t-il dévoiler ou cacher-montrer subtilement ? Un corps mince, musclé, travaillé, valide… La sportive qui n’aime pas les fanfreluches, la lesbienne qui n’a jamais joué à la poupée, la pudique asexuelle qui ne voit pas pourquoi elle montrerait ses jambes, elles sont nombreuses, celles qui n’ont aucune envie de passer la jupe, même pour un jour, au nom du « respect ». La contrainte historique à la « féminité », qui s’est relâchée depuis les années 1960, a pesé suffisamment fort pour qu’on laisse aujourd’hui les jeunes filles trouver leur propre respiration, leur propre inspiration. La pluralité vestimentaire est gage de liberté intérieure : que vivent jupes et pantalon, pantalons sous la jupe, jupes-culottes, robes longues et courtes, shorts, etc. Et que vive la Journée de la jupe, à condition qu’elle soit mixte, à condition de la bi-genrer, c’est-à-dire dans un premier temps de la dé-genrer. Ce que nous avons fait pour le pantalon, nous pouvons le faire pour la jupe – et ce sera une vraie révolution.