L’imposante biographie que Claire Weill consacre à Konrad von Moltke est l’occasion de décrire les processus qui ont permis de mettre les enjeux environnementaux sur l’agenda politique des instances internationales et européennes.
À propos de : Claire Weill, Petite et grande histoire de l’environnement. Konrad von Moltke (1941-2005), éditions Museo
L’imposante biographie que Claire Weill consacre à Konrad von Moltke est l’occasion de décrire les processus qui ont permis de mettre les enjeux environnementaux sur l’agenda politique des instances internationales et européennes.
Normalienne et ingénieure des ponts, Claire Weill, après avoir créé une équipe de recherche à l’École des Ponts et chaussées et enseigné à l’université de Marne La Vallée, entend en 1999 s’orienter dans l’action en faveur d’une reconnaissance internationale des enjeux environnementaux. Elle rejoint ainsi l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) créé en 2002 à l’initiative de Laurence Tubiana. C’est là qu’elle rencontre Konrad Von Moltke avec qui elle aura de multiples occasions de collaborer. Elle était encore en relation avec lui au sujet du projet de règlement européen REACH (Enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques) lorsqu’il meurt en 2005. Elle s’est alors s’engagée dans une longue enquête pour illustrer le parcours de Konrad, associant à l’étude des archives, celle des textes qu’il a écrits et des entretiens avec ses collaborateurs. On a, avec l’imposante biographie qu’elle lui consacre, le résultat d’un travail méticuleux, agréablement écrit, et fort instructif. Relater l’histoire personnelle de Konrad von Moltke offre en effet à Claire Weill l’occasion de décrire les processus qui ont permis de mettre les enjeux environnementaux sur l’agenda politique des instances internationales et européennes.
Né en 1941, Konrad von Moltke est issu d’une famille aristocratique de Prusse orientale, possédant château et domaine à Kreisau (devenue Krzyżowa en Pologne). Son père, Helmuth James, avait démissionné de son poste de greffier au tribunal de Grande instance de Berlin lors de l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Avec son épouse Freya, il a contribué à organiser un réseau de résistance pacifique au nazisme qui sera qualifié plus tard de « cercle de Kreisau ». Helmuth James fut pendu début 1945 pour avoir comploté contre le nazisme. En 1948, Freya décide de partir en Afrique du Sud (où elle a de la famille) à l’invitation du général Smuts… qui fut l’un des premiers théoriciens du holisme et le dernier rempart contre l’apartheid. Ne supportant pas l’apartheid qui s’est imposé après l’éviction de Smuts, Freya rentre en Allemagne en 1956 et ses enfants la suivent. Konrad a néanmoins profité de sa scolarité au Cap pour apprendre à parler couramment l’anglais mais aussi l’afrikaner, ce qui lui permettra plus tard de comprendre le néerlandais. Freya rejoint alors Eugen Rosenstock-Huessy, un intellectuel spécialiste d’histoire du droit qui avait connu Helmuth James et qui enseigne à Dartmouth. Ayant achevé ses études secondaires, Konrad part retrouver sa mère et son beau-père aux USA. Il y fait d’abord des études supérieures de mathématiques au Dartmouth collège. Après quelques années à Munich où il suit une formation en histoire de l’Allemagne médiévale, il revient à Dartmouth, obtient son diplôme de mathématiques et entame aussitôt une thèse d’histoire à Göttingen. Il épouse alors Ulrike von Haeften dont les parents furent associés au « cercle de Kreisau ».
De retour aux USA, Konrad devient professeur assistant en histoire à l’université de Buffalo où il développe des programmes interdisciplinaires pour les étudiants de premier cycle. En 1973, il part en Allemagne, car il tient à ce que ses enfants y fassent leurs études. Ayant diverses activités en sciences de l’éducation, il rencontre Raymond Georis, secrétaire général de la Fondation européenne de la culture. Ce dernier lui propose de prendre la direction de l’Institut pour une politique européenne de l’environnement (IPEE), qu’il entend installer à Bonn. Konrad avait jusqu‘alors aidé Georis à lancer l’Institut européen d’éducation et de politique sociale, mais n’avait pas eu l’occasion de se préoccuper d’environnement. Il accepte néanmoins la proposition et va diriger l’IPEE de 1977 à 1985. Dès lors sa voie est tracée : il mobilisera toute son énergie pour promouvoir la prise en compte des questions relatives à l’environnement dans les politiques publiques.
L’Institut est installé dans l’immeuble de l’IPA, une structure de lobbying environnemental dirigée par Wolfgang Burhenne qui avait largement contribué à l’élaboration de la Convention sur les espèces sauvages menacées d’extinction, et à la création du WWF (en 1961). Il y côtoie le Centre de droit international de l’UICN qui y dispose de locaux. La conjoncture est favorable : le « rapport Meadows » sur les limites de la croissance est paru en 1972, les pays européens se sont dotés d’institutions spécialisées et une diplomatie environnementale a été engagée pour préparer la conférence de Stockholm en 1972.
Konrad von Moltke va se révéler être l’homme de la situation et pouvoir influencer la mise sur agenda politique des problèmes environnementaux en Europe. Il dispose dans l’immeuble où est installé l’IPEE d’une documentation importante et bénéficie des connaissances juridiques du Centre de l’UICN. Il va patiemment construire un réseau de relations tant aux USA qu’en Europe mettant en relation des acteurs convaincus de l’importance des enjeux environnementaux : scientifiques, hommes politiques, fonctionnaires nationaux et internationaux, membres de think tanks et activistes d’ONG environnementales. Parlant et écrivant couramment l’anglais, l’allemand et le français, comprenant même le néerlandais, il va servir de facilitateur (ou de go-between) entre ces différents milieux. C’est un homme de réseaux avant internet. C’est ainsi qu’il va contribuer à faire avancer de nombreux dossiers.
Konrad construit l’IPEE comme une sorte de think tank, qui entend informer et convaincre des parlementaires nationaux et européens, grâce à un travail d’expertise fondé sur des résultats des recherches scientifiques et d’une bonne connaissance des juridictions environnementales des pays occidentaux. Il engage une collaboration avec la Conservation Foundation (think tank fondé par Aldo Leopold en 1948), dont il fera partie après son retour aux USA – et qui fusionnera avec le WWF en 1990. En 1978 l’IPEE ouvre un bureau à Paris et, deux ans plus tard, un autre bureau à Londres, dirigé par Nigel Haigh.
Peut-être fatigué de l’Allemagne et certainement désireux de contribuer à rapprocher les politiques environnementales d’Europe et d’Amérique, il quitte son poste de directeur de l’IPEE en 1985 et s’installe à Norwich, dans le Vermont. Tout en assurant des cours au Dartmouth College, il devient collaborateur senior de la Conservation Foundation et va passer sa vie entre Norwich et Washington, voyageant infatigablement entre l’Europe, les États Unis et le Canada.
Dès son retour aux États-Unis, Konrad von Moltke joue un rôle non négligeable dans l’inscription du principe de précaution dans le traité de Maastricht. Celui-ci est issu du Vorsorgeprinzip érigé par les Allemands en Europe au sujet des pluies acides. La Grande-Bretagne s’en inquiète et la Commission royale sur la pollution commande une analyse de ce principe à l’IPEE, qui demande à Konrad de s’en charger. La Royal Commission publie son rapport en 1988, et parvient à convaincre Margaret Thatcher d’accepter que le principe de précaution soit adopté au niveau européen, les autres pays d’Europe y étant ralliés (ce qui sera fait en 1992).
Grâce à sa bonne connaissance des institutions et des politiques nationales, Konrad va ainsi, en mobilisant son réseau et par le truchement de rapports, de conférences, de séminaires et de colloques, intervenir indirectement dans la « bataille de l’ozone » qui aboutit au protocole de Montréal. On peut aussi remarquer que, si ce citoyen du monde a également contribué à faire avancer le dossier international sur le changement climatique et la création du GIEC, il a eu lui-même, du fait de ses pérégrinations, un bilan carbone désastreux. Mais il intervient aussi dans la préparation du sommet de Rio. Satisfait de ce que les questions du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité y aient été associées, il admet qu’il ne suffira pas de se focaliser sur les conférences internationales qui s’ensuivront, mais qu’il faudrait tenter de s’engager dans la recherche de résultats. Dans cet objectif, il tente vainement de promouvoir l’introduction d’objectifs environnementaux dans les missions de l’OMC. Grâce à la dynamique créée par les négociations sur l’entrée de la Chine à l’OMC (décembre 2001), il voulut à la fin de sa vie engager avec le gouvernement chinois un travail de prise en compte des enjeux environnementaux, tout en se préoccupant des négociations délicates qui ont abouti au règlement REACH en Europe.
Claire Weill profite de cette biographie pour décrire le parcours des dossiers qui ont abouti à la mise en place de politiques et d’institutions consacrées à l’environnement tant au niveau européen qu’international. Elle montre ainsi comment, par le truchement de rapports, de conférences, de colloques, de programmes de recherche, et de projets politiques, les enjeux environnementaux ont été mis sur l’agenda des négociations politiques. Cet ouvrage est ainsi une contribution remarquable à l’histoire de la globalisation de l’environnement et des politiques qui lui sont consacrées. Ce faisant, il rend justice à une multitude de grands serviteurs de l’environnement : scientifiques, fonctionnaires nationaux, européens et internationaux, membres d’ONG ayant pignon sur rue et de think tanks, qui ont contribué aux négociations et aux décisions aboutissant à la globalisation des politiques environnementales.
Resterait maintenant à faire une autre histoire de l’environnement. Face à la succession de conférences mondiales qui produisent des accords qui ne sont jamais vraiment appliqués, il y a en effet de par le monde, une multiplicité de luttes et d’expérimentations citoyennes, s’opposant aux injustices environnementales et sociales, et voulant maintenir ou améliorer des milieux de vie. Ce serait une autre histoire de l’environnement, qui ne soit pas celle des politiques internationales, mais celle des hommes et des femmes en lutte, de leurs réussites et de leurs échecs.
par , le 29 octobre 2021
Raphaël Larrère, « Les réseaux de l’environnement », La Vie des idées , 29 octobre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-reseaux-de-l-environnement
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