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Dossier / 2022, l’énergie du politique

Les préfets, une exception française ?


par Jean-Michel Eymeri-Douzans & Gildas Tanguy , le 26 avril 2022
avec le soutien de AFSP



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Le préfet, figure aussi mythique que méconnue du pouvoir de l’État, renvoie à une fonction largement répandue en Europe et dans le monde. À l’heure où l’institution préfectorale semble, en France, menacée d’extinction, cet essai propose une typologie du métier préfectoral à l’échelle européenne.

Costume de préfet de l’Empire. collection du Musée des Tissus de Lyon.
wikipedia

Si les préfets et les sous-préfets sont des figures bien connues de l’incarnation de l’État dans les territoires depuis 1800 [1] – symbolisées notamment par les bâtiments préfectoraux, l’uniforme ou la présence du préfet dans les cérémonies officielles –, les représentants de l’État demeurent (à l’exception de quelques moments dans notre histoire contemporaine) paradoxalement des acteurs peu visibles du pouvoir. Et pourtant, leurs rôles multiples, leurs missions très complexes et très diverses en font des acteurs décisifs et incontournables de la mise en œuvre de l’action publique et plus largement de l’action de l’État dans tous les territoires de la République. Dans le cadre la « transformation » de la haute fonction publique française voulue par Emmanuel Macron, la suppression en voie de réalisation du corps préfectoral que vient d’acter la publication du décret du 6 avril 2022 sur le statut d’emploi de préfet et de sous-préfet [2] – mais non des fonctions de préfets et de sous-préfets [3] – a replacé l’institution préfectorale, déjà très sollicitée par la gestion de la crise pandémique, puis le pilotage de la sortie de crise et du Plan France Relance, sous les feux de l’actualité française. Plusieurs ténors politiques ont, à cette occasion, pris la défense de l’institution préfectorale comme « colonne vertébrale de l’État ». Soulignons que, durant ces débats de l’année 2021, « la Préfectorale » a été considérée, plus ou moins implicitement, comme l’une de nos fameuses « exceptions françaises » : une sorte de curiosité institutionnelle héritée de la tradition napoléonienne de construction de l’État en France, qui serait inconnue du reste du monde (où il est vrai que les deux pays anglophones de référence, États-Unis et Royaume-Uni, sont dépourvus d’équivalents fonctionnels des préfets).

Or la réalité est bien plus complexe. L’exploration comparative, au rebours des stéréotypes culturels, que la présence d’un représentant territorial de l’État central est une figure commune à un grand nombre de pays, en Europe comme hors d’Europe d’ailleurs. Dans les pays dits de tradition administrative napoléonienne [4], l’institution s’inspire à ce point du modèle français que le mot « préfet » y a simplement été traduit : c’est le cas en Italie, en Roumanie, en Grèce, en Suisse ou en Turquie.

Les noms des préfets en Europe et dans le monde. Quelques exemples

Pays-Bas : Commissaris van de Koning (commissaire du Roi)

Espagne : Gobernador civil puis Delegado del Gobierno

Belgique : Gouverneur de province

Suède : Landshövding

Italie : Preffeto (traduction littérale de préfet)

Norvège : Fylkesmann

Allemagne : Regierungspräsident

Autriche : Landeshauptmann

Turquie : Valî (traduction littérale de préfet)

Russie, Bulgarie : « Губернатор » (phonétiquement, « guvernator ») qui dirige chaque « oblast » (province)

Pologne : Voïvode (Wojewód)

Maroc, Algérie : Wali

Mexique : Jefe Politico

Chine : Dìqū (ou Dìjíshì)

Japon : Todofuken (préfectures instaurées en 1871 – sur le modèle français – à l’ère Meiji)

Inde : District Magistrate (au niveau du district) et Chief Secretary (au niveau des États régionaux)

Voilà autant de dénominations qui témoignent bien d’une circulation intense et d’une acclimatation de cette institution en des trajectoires nationales d’« étaticité » ou de State-building pourtant fort différentes… et parfois de ses plurielles inventions en chaque contexte sociopolitique national, et sans aucun emprunt attesté au « modèle » français. Au total, le représentant territorial de l’État central, le plus souvent nommé par le gouvernement central (mais parfois élu, comme dans quelques cantons en Suisse) pour être placé au sommet et au cœur du réseau d’institutions publiques chargées de gouverner et d’administrer les subdivisions politico-administratives territoriales de chaque pays, s’avère être bien davantage une figure commune aux États modernes qu’une prétendue particularité française.

Dès lors, la figure du représentant territorial de l’État nous semble pouvoir fonctionner comme sismographe pour mieux comprendre et expliquer les recompositions en cours de l’État en Europe : profondes évolutions des rapports centre-périphérie produites par les réformes de décentralisation, déconcentration, régionalisation voire fédéralisation parfois conduites en maints pays d’Europe depuis un demi-siècle ; recompositions néo-managériales de l’État administratif et de l’action publique sous l’effet du New Public Management depuis à peine moins longtemps (d’où des transformations des logiques de carrière, une fonctionnalisation, voire la suppression du représentant territorial de l’État au Danemark en 2007 ou au Portugal en 2011) ; recompositions du rôle préfectoral lui-même en association et rivalité avec des exécutifs territoriaux de plus en plus puissants. Si la fonction préfectorale n’est donc pas partout occupée par les membres d’un seul et même corps administratif – et, d’ailleurs, ne le sera plus à terme en France –, en revanche partout en Europe celles et ceux qui exercent cette fonction délicate sont confrontés à des dilemmes d’action et d’incarnation comparables, sur lesquels il est fécond de réfléchir [5].

Des institutions multiples, mais des rôles partagés

Les représentants territoriaux de l’État appartiennent à des configurations politico-administratives très différentes. État unitaire, régional ou fédéral ; État « fort » contre État « faible » [6] ; institutionnalisation et histoire de l’État dans les imaginaires politiques ; simple transfert d’un modèle institutionnel (le préfet en Italie, Roumanie ou Turquie a ainsi été calqué sur l’institution française) ou invention d’une forme institutionnelle ad hoc : tous ces facteurs influent sur la place de l’institution préfectorale au sein de société politique européenne. Dès lors, quels sont les éléments constitutifs essentiels de la figure préfectorale en Europe ? Selon nous, la figure préfectorale en Europe peut être stylisée, de façon idéal-typique, comme suit :


 a/ Il s’agit d’un office, d’une fonction publique dont l’occupant est une personne bien identifiée (le préfet), souvent (mais pas dans tous les pays) secondée par une bureaucratie dédiée (la préfecture) placée sous ses ordres.

 b/ C’est une figure héritée du passé et façonnée par l’historicité – même lorsqu’elle a été rétablie depuis peu – qui est chargée de la mission symbolique – plus ou moins solennelle selon les pays – de représenter, d’incarner l’État ou la Couronne dans les territoires plus ou moins éloignés du centre politique, quel qu’il soit (fédéral, national, fédéré).

 c/La mission préfectorale de représentation de l’État, de sa continuité et de sa logique n’est pas seulement symbolique, mais aussi pratique et implique souvent un rôle dans la protection et la promotion de l’État de droit/Rechtstaat/rule of law par le biais d’un contrôle juridique exercé sur les actes émis par les gouvernements locaux/provinciaux/régionaux, ainsi qu’une responsabilité éminente dans le maintien de l’ordre public et la gestion des crises.

 d/ La figure préfectorale est chargée de coordonner la mise en œuvre des politiques publiques sur le terrain et, surtout dans les pays où il existe des administrations locales d’État spécialisées de coordonner et de contrôler leur activité.

 e/ La figure préfectorale est toujours double : ses occupants sont à la fois des administrateurs publics en chef, soucieux des règles et des procédures, et des « animaux politiques » nommés par le gouvernement central en place et responsables devant lui.

 f/ La figure préfectorale est souvent un intermédiaire entre le gouvernement central, avec son appareil administratif complexe, et les autorités ou élites territoriales, qui agit comme une sorte d’ambassadeur intérieur qui fait circuler dans les deux sens, de la capitale au territoire et inversement, les enjeux, les problèmes et les demandes.

 g/ Enfin, la figure préfectorale exerce souvent – mais pas toujours – une forme de leadership territorial inclusif en tant qu’« ensemblier », sorte de rassembleur et de facilitateur qui jouit d’une nodalité dans les réseaux multi-acteurs et les jeux de pouvoir de la gouvernance territoriale actuelle, ce qui lui permet de rassembler les élites influentes, les parties prenantes pertinentes et les forces socio-économiques d’un territoire donné afin de favoriser des initiatives conjointes et des solutions partagées dans tous les domaines d’intérêt commun.

Cet idéal-type de la figure préfectorale dans l’Europe d’aujourd’hui met ainsi en exergue les points communs et les diversités entre les figures réelles de préfets, de commissaires ou de gouverneurs observables en des pays aux trajectoires nationales différentes de création et de construction de l’État. Parmi les pays dotés d’une figure préfectorale, l’on trouve ainsi des États de petite taille (cantons suisses), de taille moyenne (Italie, Turquie) ou de grande taille (Fédération de Russie) ; des États unitaires peu décentralisés jusqu’à présent (Roumanie et Bulgarie) ou plus ou moins fortement décentralisés (France, Suède) ; des États anciennement centralisés qui sont allés jusqu’à un modèle régionalisé (Espagne) voire fédéral (Belgique) ; des États fédéraux dont la figure préfectorale n’apparaît qu’au niveau des subdivisions de leurs États membres fédérés (Allemagne) ; et enfin, des États qui ne sont pas ou peu décentralisés (Croatie ou Chypre, par exemple). Nous trouvons également des « préfets » dans des pays où l’État a traditionnellement la prétention d’être « fort » dans ses relations avec la société (typiquement la France ou l’Espagne), ainsi que dans des pays où l’État se veut « faible » (typiquement les Pays-Bas « consociatifs » ou les pays scandinaves). Tous ces États européens ont pourtant en commun d’avoir créé, puis maintenu sur une longue période, une institution pivot entre le centre politique et ses périphéries.

Si les sept éléments constitutifs susmentionnés sont des traits communs, c’est l’intensité de chacun de ces traits, leur combinaison et leur composition avec d’autres variables contextuelles qui peuvent expliquer pourquoi et comment l’institution préfectorale prend telle ou telle « coloration » spécifique en tel pays. Par exemple, la représentation et l’incarnation de l’État est un rôle très intense dans les pays à forte tradition préfectorale, comme la France, l’Italie ou la Turquie, où s’observent maints indices de la solennité de l’institution. En revanche, cette solennité est bien moindre, voire inexistante ailleurs, par exemple en Allemagne, en Autriche ou en Finlande. La figure préfectorale jouit ainsi tant d’une forte résilience que d’une étonnante plasticité ou ductilité.

Une figure, des institutions

Plus qu’un « modèle » napoléonien du préfet qui aurait été exporté de manière uniforme en Europe et dans le monde – récit mythique qui ne correspond pas à la vérité historique –, notre recherche comparée donne à voir, sur le seul continent européen, des représentants territoriaux de l’État divers et variés. Leur statut juridique, leurs missions, leurs prérogatives légales, leurs rôles administratifs, politiques, économiques et sociaux sont très différents. Par conséquent, le métier réel qu’ils et elles sont chargés d’exercer est différent d’un contexte à l’autre. Qu’y a-t-il de commun entre le métier – c’est-à-dire le rôle prescrit et le métier, au sens d’art que doit posséder son occupant pour remplir sa mission – d’un Oberamtmann suisse exerçant dans le paysage de montagnes tranquilles d’une petite subdivision cantonale et le métier du préfet de police de Paris, chargé de la sécurité des plus hautes autorités constitutionnelles de la 5e puissance mondiale et de la sécurité des millions d’habitants d’une capitale souvent secouée par des mouvements sociaux et des attentats terroristes ? Qu’y a-t-il de commun entre le métier d’un gouverneur de comté norvégien et le métier d’un préfet turc ? La manière dont leurs « mondes » sont construits en termes objectifs et subjectifs, et leurs visions du monde produites et reproduites, sont à l’évidence différentes... sans pour autant être incomparables, encore une fois. On peut alors essayer de faire un pas en avant pour proposer une typologie qui distingue et rassemble, en même temps, trois variantes de cette figure préfectorale européenne.

Les « préfets de carrière » : la filière administrative

Cette variante de la figure préfectorale se rencontre dans les pays où l’empreinte napoléonienne est forte au début du XIXe siècle, la France évidemment, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, les Pays-Bas, ainsi que les pays où le modèle français a servi plus tard d’inspiration, comme la Roumanie, la Pologne, la Turquie, etc. Le « préfet de carrière », première variante de la figure préfectorale européenne, joue un rôle majeur et nodal dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques, qu’il coordonne dans une plus ou moins large mesure au niveau territorial. En outre, ce type de préfet bénéficie d’une forte légitimité symbolique, conférée tant par le statut juridique, le protocole, la résidence officielle qui en font l’incarnation principale de l’État, que par le cadre juridique et les procédures bureaucratiques qui en font le chef effectif des services de l’État sur un territoire donné. Un tel préfet napoléonien, qui jouit à la fois du pouvoir et du prestige, est un acteur majeur de l’histoire de l’État moderne dans les pays considérés. Le préfet de carrière est entouré et bien soutenu par une administration préfectorale forte, la préfecture, avec ses employés préfectoraux placés sous son commandement et son contrôle directs, et parfois aussi par un réseau de sous-préfectures dirigées par des sous-préfets (quel que soit leur titre). En outre, dans un tel système, chaque préfet fait partie d’une chaîne continue d’autorité et de légitimité, appartenant à un corps préfectoral ou à une carrière préfectorale, ce qui assure forte continuité et cohérence à toute l’administration préfectorale, et confère donc une force « collective » à chaque titulaire de la dignité préfectorale. En un mot, cette première variante de notre figure préfectorale idéale-typique est consubstantielle à l’existence d’une institution préfectorale solide et bien développée, dotée de capacités administratives démontrées, soutenue par des routines institutionnalisées robustes, et animée par une culture institutionnelle commune.

Ce que l’on subsume comme « préfet de carrière » renvoie en réalité à des situations différenciées entre elles. Dans les États comme la France, l’Italie, la Roumanie ou la Turquie, les administrateurs territoriaux appartiennent à un corps de la haute fonction publique avec ses traditions, ses rites, ses us et coutumes ou ses codes. L’on peut ainsi affirmer que le métier de préfet – entendu ici comme la « production de représentations, de pratiques et de savoir-faire qui lui donnent corps et assurent sa reproduction » [7] – est indissociable de procédures instituées, plus ou moins codifiées et contraignantes (cursus spécialisé, procédures routinisées de recrutement et de carrière, normes éthiques et techniques, ou encore évaluation par les pairs). Pour le dire autrement, la carrière préfectorale s’apparente à un système où la logique de corps vient normer la vie de et dans l’institution. Dans des États où la figure du représentant territorial est pourtant particulièrement bien ancrée (delegados del Gobierno en Espagne, commissaris des Konings aux Pays-Bas, wojewoda en Pologne notamment), les fonctions préfectorales ne s’inscrivent pas ou peu dans la logique du métier et/ou de la profession. La fonction préfectorale renvoie alors davantage à une logique de mission, sans que cela interdise d’inscrire ces figures dans la catégorie du « préfet de carrière ». L’on ne peut ainsi prétendre intégrer la fonction préfectorale qu’à l’issue d’un processus plus ou moins institutionnalisé et rigide. Donnons-en quelques exemples. Les trajectoires biographiques et professionnelles des delegados del Gobierno ou des commissaris des Konings obéissent à des parcours normés. Ainsi, aux Pays-Bas, sur douze commissaires du roi actuellement en poste, cinq ont exercé des fonctions politiques locales (bourgmestres de grandes agglomérations), quatre ont exercé des fonctions de représentation institutionnelles (Fédération nationale du Transport, président de l’Association nationale des directeurs de départements sociaux municipaux…) ou syndicales nationales, deux sont universitaires (dont un président d’université) et le dernier est une figure politique, ancien secrétaire d’État aux affaires sociales et à l’Emploi.. L’on retrouve des parcours similaires en Espagne – avec quelques nuances – parmi les dix-neuf delegados del Gobierno. La plupart ont développé une trajectoire professionnelle « locale » au sein de leur communauté autonome de naissance ou d’études. Les parcours mêlent en général des activités politiques au sein des parlements locaux ou de la communauté autonome à Madrid (sénateur, député), des hautes fonctions politico-administratives régionales (direction de l’enseignement scolaire, professionnel, des activités touristiques, de la politique agricole, du commerce et de l’industrie, de l’urbanisme…) ou nationales (secrétaire général de ministère ou directeur d’administration centrale). Si ces trajectoires professionnelles ne relèvent pas d’un système de carrière préfectorale, elles se situent dans un entre-deux. En effet, il n’est pas rare (sans que cela soit un point de passage obligé comme en France ou en Italie) que les delegados del Gobierno aient antérieurement occupés des fonctions de subdelegados del Gobierno dans l’une des subdelegaciónes de la communauté autonome. Il y aurait ainsi une « première carrière » identifiée comme telle au sein de la fonction. Si l’on ne peut prétendre ou espérer faire carrière au sein de l’institution préfectorale – la fonction relevant davantage de la mission –, l’accès aux postes préfectoraux est néanmoins le résultat d’un parcours professionnel séquencé et balisé par des marqueurs de professionnalité attendus. Au-delà de la notion de carrière, ce sont aussi les critères de nomination et les prérequis (formation, cursus, diplôme…) nécessaires (c’est-à-dire reconnus par l’État) qui situent ce premier modèle de trajectoires professionnelles : ce que nous définissons ici comme la filière administrative. Ces administrateurs territoriaux sont nommés par le pouvoir central (décret en conseil des ministres) avec des critères et des marqueurs d’entrée attendus. Diplômés de prestigieuses universités, anciens élèves de grandes écoles très sélectives de formation de la haute fonction publique (École Nationale d’Administration [ENA] en France, Scuola Superiore dell’Amministrazione [SSA] et Scuola Superiore dell’Amministrazione dell’Interno [SSAI] en Italie, École d’administration des Mülkiye devenue Faculté des Sciences politiques d’Ankara en Turquie, Instituto Nacional de Administración Pública [INAP] en Espagne, Contest commission en Roumanie), les représentants de l’État reçoivent un socle commun de formation académique (droit public, sciences économiques, science politique, droit international…) et pratique (mise en situation, stages opérationnels dans les administrations) où les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être enseignés sont essentiellement administratifs et bureaucratiques. C’est aussi une filière dans laquelle la logique de la formation initiale – le principe du concours – est déterminante (mais pas exclusive) dans leur trajectoire de carrière.

Les préfets fonctionnels : la filière politique

Le deuxième modèle observable en Europe est celui que nous définissons comme les préfets fonctionnels. Le principe de la carrière et la logique de corps n’existent pas ou peu, dans leur cas. Ces administrateurs territoriaux sont nommés (parfois pour de très longues années comme certains gouverneurs de province en Belgique qui exercent leur mission depuis douze, voire vingt-cinq ans !) dans un poste sans que cela s’inscrive dans un processus professionnel normé, codifié et ritualisé.

Les débats politiques et institutionnels autour de leur maintien sont d’ailleurs souvent légion. C’est le cas en Suisse, où la fonction de préfet représentant l’État fédéral dans chaque canton a été supprimée dès 1803 (Acte de Médiation attribuant une nouvelle constitution à la Suisse). Si elle était maintenue dans plusieurs cantons – le préfet représente le pouvoir cantonal dans les différents districts –, elle fait cependant l’objet de fréquentes réflexions institutionnelles. L’on retrouve des débats similaires ailleurs : le Portugal en est un bon exemple. En effet, la figure du gouverneur civil, construite sur le modèle du préfet français au début des années 1830, a fait l’objet d’interrogations constantes depuis la Révolution des Œillets d’avril 1974. Des atermoiements politiques et institutionnels répétés ont abouti à la suppression du gouverneur civil en 2011. En revanche, si l’institution a fait l’objet tant de réformes structurelles, parfois importantes, que de débats réguliers sur son rôle dans les États où elle tient une place forte (France, Italie, Turquie), son existence même n’y a jamais été remise en cause, sans doute car elle est une clé de voûte du système politico-administratif de ces États. L’on remarque a contrario que, dans les pays où l’institution a davantage un rôle fonctionnel – pays où elle est moins incarnée et incarnante –, les débats autour de sa suppression sont perçus comme plus légitimes et recevables.

Cette dimension fonctionnelle de l’institution justifie, par ailleurs, d’autres mécanismes de recrutement : c’est la filière politique. Les intéressés ont le plus souvent mené une carrière politique (élus locaux et régionaux, figures du syndicalisme, anciens députés ou sénateurs, responsabilités partisanes régionales et/ou nationales…) longue avant d’être nommé. C’est le cursus honorum et la « capillarité socio-politique » [8] qui jouent dans le processus de qualification à la fonction : diplôme(s) universitaire(s), expériences politiques municipales, régionales ou provinciales, militantisme et responsabilités partisanes ou syndicales, expérience politique nationale (député, sénateur, fonctions ministérielles). Les trajectoires biographiques des gouverneurs de provinces belges, des Regierungspräsidenten allemands ou des préfets suisses illustrent cette filière de recrutement. Tel est ce gouverneur belge qui, après des études de droit et son diplôme d’avocat, a mené une carrière politique locale (bourgmestre) puis nationale (député, secrétaire d’État, ministre) avant de prendre ses fonctions. Tel de ses collègues, après des études à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), occupe diverses fonctions de cabinet à l’échelon local puis national (auprès de divers ministres) avant de s’investir dans la direction d’un grand parti de gouvernement. Un autre encore accède à la fonction de gouverneur après une carrière politique provinciale fulgurante (échevin, conseiller provincial, président de l’assemblée provinciale). L’on retrouve la même surreprésentation du topos politique en Allemagne, en Autriche et en Suisse (même s’ils sont plus « localisés » à la vie politique cantonale). L’expérience politique locale surtout (réseaux localisés, connaissance fine du territoire) et parfois nationale (vie parlementaire et ministérielle) constituent ainsi des déterminants majeurs d’accès à la fonction.

Les préfets-dignité : récompenser une carrière politique exemplaire

Le préfet-dignité – que l’on désigne ici par analogie avec la façon elliptique dont, au Quai d’Orsay, on a coutume de désigner les très rares ambassadeurs en toute fin de carrière qui reçoivent l’honneur d’être « élevés à la dignité d’ambassadeur de France » et conservent ainsi quelques missions intuitu personae – est une émanation essentiellement scandinave. Cette troisième variante ne désigne certes pas des préfets « honoraires » qui n’en auraient que le titre et pas le rôle. L’identification des préfets-dignité caractérise d’abord le processus particulier de leur accès à cette fonction. Leur nomination s’inscrit dans un schéma de « troisième carrière », au bénéfice de figures politiques nationales de premier plan (dirigeants de grands partis de gouvernement, présidents de chambre parlementaire, ministres voire Premiers ministres) qui souhaitent, ou doivent, se retirer du jeu politique. Elle fonctionne comme un « honneur bureaucratique » [9] : à l’instar des autres formes d’honneurs d’État (médailles, prix, décorations, voire anoblissement), la désignation comme représentant territorial de l’État participe ici d’une logique de distinction et de rétribution d’une carrière politique reconnue comme exemplaire au service de la collectivité nationale. Elle est ainsi un « signe de considération » des autorités gouvernementales et étatiques à l’égard de celles et ceux qui se sont dévoués et investis dans la vie politique nationale. L’une des meilleures indications de la nature honorifique, et non professionnelle, de telles nominations est une anecdote narrée par une gouverneure de comté suédoise, qui disait avoir eu à choisir entre ce poste de gouverneur de comté, ou celui d’ambassadeur de Suède au Brésil.

Au reste, ce « modèle scandinave » ne se dissocie guère que comme une variante du type du « préfet fonctionnel » : professionnels aguerris de la politique, les bénéficiaires accèdent au gouvernorat d’une province après une carrière politique plus ou moins longue. Ainsi, en Suède et en Norvège en particulier, la fonction de représentant territorial de l’État constitue un « sas honorifique » (une sortie de carrière) avant l’admission à la retraite. Tel fylkesmann norvégien, nommé à 62 ans, a été député au Storting pendant 12 années, président de l’un des principaux partis de gouvernement du pays pendant près de 10 années, ministre à deux reprises ; tel autre, nommée à 65 ans pour six années, a été députée pendant près de 17 années et ministre à deux reprises. Les dernières nominations sont plus précoces (vers l’âge de 55 ans environ), mais avec des carrières politiques toujours aussi denses : tel gouverneur, nommé à 55 ans, a été député pendant 16 années et ministre de la Justice pendant 6 années. L’on observe des trajectoires similaires, parlementaires et ministérielles, parmi les gouverneurs de comtés suédois. Ainsi, le trait distinctif majeur de ces préfets-dignité scandinaves est d’avoir une riche carrière politique nationale à haut niveau, alors que les « préfets fonctionnels » du type précédent n’ont en général qu’un horizon régional, voire local.

Que retenir de cette pérégrination dans les carrières préfectorales européennes ? Si les missions, les prérogatives, les fonctions ou les rôles politico-administratifs sont in fine assez communs – et ce malgré l’incommensurabilité des types d’États (centralisé, décentralisé, régionalisé, fédéral) –, les femmes et les hommes qui donnent corps à cette « figure préfectorale » appartiennent à deux types d’élites bien distincts. D’un côté, ce sont des administrateurs-fonctionnaires, qui appartiennent à l’élite d’État : les « préfets de carrière ». De l’autre, ce sont des administrateurs issus de l’élite politique : les « préfets fonctionnels » et les « préfets-dignité ». Les premiers sont façonnés par l’État : passage par des grandes écoles de formation très sélectives dont la finalité première est de former une élite dotée du « sens de l’État », intégration d’un « grand corps » (la préfectorale en l’occurrence) à l’issue de la formation qui les conduira à réaliser, le plus souvent, une carrière complète au sein du corps (développant ainsi un esprit de corps avec ses rites d’institutions et sa pression interne à la conformation). Ceci est particulièrement vrai pour une partie des préfets de carrière issus de la filière administrative (France, Italie, Turquie, Roumanie). Cette homogénéité structurelle et sociologique (formation, statut, esprit de corps, rites d’institutions), sans y être inconnue, n’a cependant pas la même force en Espagne, aux Pays-Bas ou en Pologne, pays où l’institution préfectorale hybride logique de carrière et logique fonctionnelle.

Au rebours, les « préfets fonctionnels » et les « préfets-dignité », germaniques,
septentrionaux et scandinaves, sont pour l’essentiel façonnés par la politique : vie parlementaire (nationale et européenne) et partisane longue et dense, responsabilités au sein des exécutifs (ministre ou conseiller du Prince), responsabilités exécutives et politiques locales (maire, présidence de collectivités territoriales). Ce sont bien leurs « première » et « deuxième » carrières de professionnels de la politique qui conditionnent leur accès à la fonction préfectorale. Il est attendu d’eux qu’ils mettent à profit leur connaissance fine des règles du jeu politique pour servir et représenter l’État dans les territoires. Leur longue expérience politique accumulée fonctionne alors comme un brevet de compétence. Nulle formation, nul prérequis ne sont exigés : ces administrateurs de l’État en ses territoires sont bombardés dans leur nouvelle fonction après vingt ou vingt-cinq ans (et même parfois plus) dans les méandres de la vie politique. Ces « élites politiques reconverties » font ainsi l’objet de ce que nous avons appelé un « parachutage bureaucratique » qui constitue dès lors une norme d’accès commune à la fonction [10]. Si ces reconversions sont le plus souvent tardives et limitées dans le temps (Norvège, Suède, Allemagne, Suisse), elles peuvent parfois conduire à des situations plus originales, comme celle de ces gouverneurs belges « parachutés » puis « oubliés » dans le même poste plus de vingt ans. L’on souhaite conclure ce texte en soulignant que la plasticité institutionnelle de la figure préfectorale est sans doute pour beaucoup dans la remarquable capacité de cette institution à résister à l’usure du temps, et même à se réinventer face aux défis que lui lancent les processus contemporains de recomposition des États comme la crise lancinante qui affecte nos démocraties libérales.

Conclusion. Une figure préfectorale résiliente

Au terme de plusieurs décennies déjà de restructurations et recompositions de l’État en Europe [11], d’où de profondes réorganisations des appareils administratifs, la figure préfectorale fait montre de sa pérennité et demeure – là où elle existe – une institution pivotale, nodale des jeux d’échelles et de pouvoirs de la gouvernance multi-acteurs et multi-niveaux de nos démocraties européennes. À l’exception de rares cas de suppression (Danemark en 2007, Portugal en 2011) ou de remplacement par des directeurs généraux d’agences régionales de l’État (Finlande en 2010), l’institution préfectorale a fort bien survécu, dans l’ensemble, aux divers processus de redéfinition, par des réformes de décentralisation politique et de déconcentration administrative, des rapports centre-périphérie, comme aux réformes néo-managériales de l’État observés depuis la fin du siècle dernier. Si le périmètre de ses missions comme sa place dans l’organisation des États a pu être discutée à de multiples reprises en de nombreux pays européens, la figure préfectorale continue de persister dans son être, telle la garante d’une continuité de l’État dans un monde qui change de plus en plus vite, et la garante d’un équilibre politique essentiel entre le centre étatique et ses territoires et périphéries.

Mieux, une analyse poussée donne à voir combien l’institution préfectorale, en ses formes concrètes diverses et variées, se trouve impliquée dans les principales tensions et nœuds de contradictions qui touchent au gouvernement de nos sociétés européennes : les tensions entre les aspirations démocratiques nouvelles et plus participatives et les attitudes conservatrices, les tensions entre le « retrait », l’« évidement » et/ou le « retour » de l’État, les tensions entre la poursuite de l’intégration européenne et l’européanisation de nos sociétés, voire la transnationalisation des politiques publiques et/ou les tendances à une renationalisation promue par de nombreux leaders populistes, les tensions entre le mouvement durable de « dévolution » ou de décentralisation politique qui a accéléré les transferts de compétences depuis les États centraux vers les régions, provinces (quel que soit leur nom) et municipalités, auto¬administrées par leurs assemblées délibérantes et leurs exécutifs élus (présidents et maires), ce mouvement allant jusqu’à une « dualisation » [12] de l’État au Royaume-Uni, en Espagne et en Italie ou à sa fédéralisation (Belgique) et/ou des tentatives du centre politique de recentraliser le système (voir les récentes réformes en Hongrie, mais aussi au Royaume-Uni), ou enfin, les tensions entre une administration de plus en plus électronique et un « État plateforme » dont les interfaces avec les citoyens et les entreprises deviennent des « apps » et/ou les besoins forts des populations vulnérables à la « fracture numérique » et des territoires éloignés (campagnes, montagnes et îles) de ne pas être « abandonnés » par l’État. La figure préfectorale et l’ensemble de l’administration préfectorale se trouvent bel et bien au cœur – comme un nœud ou un épicentre ? – de ces tensions et contradictions de nos États et de nos sociétés politiques en recompositions.

par Jean-Michel Eymeri-Douzans & Gildas Tanguy, le 26 avril 2022

Pour citer cet article :

Jean-Michel Eymeri-Douzans & Gildas Tanguy, « Les préfets, une exception française ? », La Vie des idées , 26 avril 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-prefets-une-exception-francaise

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Notes

[1Pierre KARILA-COHEN, Monsieur le Préfet. Incarner l’État dans la France du XIXe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2021  ; Gildas TANGUY, «  Administrer ‘autrement’ le département. ‘Les préfets en tournées’ (1880-1940). Entre folklore républicain, rituel bureaucratique et pratiques informelles  »., in Laurent LE GALL, Michel OFFERLÉ et François PLOUX (dir.), La politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique informelle (XIXeXXe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, pp. 35-50.

[2Pris en application de l’ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de la haute fonction publique, ce texte – qui entrera en vigueur au 1er janvier 2023 – tire les conséquences de la création d’un nouveau corps interministériel des administrateurs de l’État. Il acte ainsi l’extinction du corps préfectoral et la fonctionnalisation des préfets et sous-préfets. Le nouveau décret préserve toutefois une filière métier propre à travers toute une série de dispositions spécifiques (nomination, classement, gestion des emplois) qui sanctuarise la carrière préfectorale.

[3C’est même la tendance contraire… Emmanuel Macron a ainsi annoncé dans sa lettre aux maires adressée le 26 mars dernier son intention de rouvrir des sous-préfectures pour mieux accompagner les collectivités et les élus dans leur travail.

[4Guy PETERS, «  The Napoleonic Tradition  », International Journal of Public Sector Management, 21 (2), 2008, p. 118-132.

[5Pour de plus amples détails, nous nous permettons de renvoyer à l’ouvrage que nous avons coordonné, rassemblant les contributions de vingt-quatre collègues étudiant douze cas nationaux : Gildas TANGUY & Jean-Michel EYMERI-DOUZANS (dir.), Prefects, Governors and Commissioners. Territorial Representatives of the State in Europe, Londres, Palgrave Macmillan, 2021. Ce livre est le fruit d’une exploration comparative, conduite au cours des années récentes dans l’espace scientifique animé par le Groupe européen pour l’administration publique (GEAP/EGPA), Bruxelles.

[6Bertrand BADIE, Pierre BIRNBAUM, Sociologie de l’État, Paris, Pluriel (1979), 2018.

[7Jacques CHEVALLIER, «  Présentation  », in Yves POIRMEUR, Pierre MAZET (dir.), Le métier politique en représentations, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 13.

[8Mattei DOGAN, «  Les filières de la carrière politique en France  », Revue française de sociologie, 8, 1967, p. 475.

[9Olivier IHL, Le mérite et la République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard, 2007, p. 167-219. Nous renversons ici l’expression de notre collègue : la «  bureaucratie des honneurs  ».

[10Signalons que de tels «  parachutages bureaucratiques  » dorés ne sont pas inconnus pour autant dans les États où la logique de carrière est centrale, la France et l’Italie. Dans notre pays, chacun se remémore des cas de créatures politiques, souvent issus des cabinets de l’Élysée et de Matignon, qui sont «  récompensés  » par une nomination directe comme préfet, et une intégration au corps préfectoral au bout d’un an.

[11Vincent WRIGHT, Sabino CASSESE (dir.), La recomposition de l’État en Europe, Paris, La Découverte, 1996  ; Jacques CHEVALLIER, L’État post-moderne, Paris LGDJ, 2017 [2003]  ; Desmond KING, Patrick LE GALÈS, «  Sociologie de l’État en recomposition  », Revue française de sociologie, 52 (3), 2011, pp. 453-480  ; Geert BOUCKAERT, Werner JANN (dir.), European Perspectives for Public Administration : The Way Forward, Leuven, Leuven University Press, 2020.

[12Alistair COLE, Ian STAFFORD, Devolution and Governance : Wales between Capacity and Constraint, Londres, Palgrave Macmillan, 2015.

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