Recherche

Recension Société

Les ouvriers, vaincus de l’histoire britannique ?

À propos de : O. Jones, Chavs. The demonization of the working class, Verso, 2011


par Ismaïl Ferhat , le 4 juin 2012


En Grande-Bretagne, les jeunes des quartiers pauvres sont encore aujourd’hui perçus comme un danger et présentés comme les premiers responsables de leur sort plus que comme les victimes éventuelles d’injustices et d’inégalités. Un livre de réflexion militant présente la crainte et le mépris que ressent une partie des sociétés occidentales vis-à-vis des classes populaires.

Recensé : Owen Jones, Chavs. The demonization of the working class, London : Verso Press, 2011, 256 p.

« The last hurrah of the working-class » (p. 59). C’est par cette formule tranchée qu’Owen Jones définit la grève des mineurs de 1984-1985, le chant du cygne du mouvement ouvrier britannique selon lui. L’auteur, militant du TUC (Trade-Union congress, confédération des syndicats britanniques) et journaliste indépendant, livre ici son premier ouvrage, au succès inattendu outre-Manche. Ce retentissement est en soi révélateur du malaise du Royaume-Uni vis-à-vis de sa classe ouvrière, et plus particulièrement des jeunes qui en sont issus. Comme le souligne Owen Jones, les violences urbaines et les pillages qui ont eu lieu dans certaines villes britanniques en 2011 ont été ainsi l’occasion chez certains commentateurs d’un véritable retour au thème des « classes dangereuses ». Comme au XIXe siècle, la partie la plus appauvrie des populations urbaines est perçue telle un danger [1], plus que comme la victime éventuelle d’injustices et d’inégalités. Les jeunes des quartiers populaires, surreprésentés parmi les émeutiers, étaient plus encore perçus par une partie de la presse britannique comme un groupe nuisible. Owen Jones souligne combien l’insulte ou la métaphore humiliante (« meute d’orphelins sauvages » selon l’expression d’un journaliste du Daily Mail) [2] ont été employées pour disqualifier ces jeunes.

L’auteur rappelle en effet que, outre un niveau élevé d’inégalités, la société britannique connaît des rapports sociaux plus hiérarchiques que nombre de sociétés européennes. Si l’image de la « Cool Britannia », c’est-à-dire une Grande-Bretagne tolérante, multiculturelle, et interclassiste avait été répandue depuis les années 1990, Owen Jones souligne la permanence des fortes différences socio-culturelles dans son pays. La notion de « chavs », popularisée dans les années 2000, le symbolise.

Les « chavs » : la construction d’un groupe social diabolisé

Le titre de l’ouvrage, chavs (d’ailleurs surmontée d’une casquette, sur la couverture de l’ouvrage) est au cœur de la démonstration menée par l’auteur. Chavs renvoie au mot argotique (issu de la communauté gipsy) qui désignait les enfants de manière affectueuse à l’origine. À partir des années 2000, le mot perd à la fois sa signification initiale et sa connotation positive. En effet, chavs devient un terme largement utilisé lors de la décennie pour (dis)qualifier les jeunes d’origine populaire, ainsi que leur apparence (argot, survêtements et casquette, démarche chaloupée). En France, le mot est présenté par Sylvie Laurent en 2007, qui l’avait comparé au terme de « White trash » aux États-Unis [3] et à celui de « racaille » en France. Dans les trois cas, ces mots sont autant de stigmates contre la partie la plus appauvrie et déclassée du prolétariat urbain. Il existe cependant des différences très sensibles entre ces trois termes, liées à des contextes nationaux différents. La notion de chavs est d’abord liée aux mutations multiformes de la classe ouvrière britannique, qui a perdu sa cohérence, depuis l’ère thatchérienne. La réduction du tissu industriel affecte de plein fouet les ouvriers britanniques, à la fois économiquement et socialement (chômage, précarité), mais aussi culturellement et politiquement (crise du syndicalisme, déclin du mouvement ouvrier, dissonance croissante avec le Labour Party). La « fierté ouvrière », qui s’exprimait dans une culture revendiquée, allant du politique au sportif, serait dès lors selon l’auteur aujourd’hui réduite à quelques aspects (pub, football, accent), dont in fine, le chav. Alors que depuis le début du XXe siècle, la culture ouvrière avait une forme de dignité, bien décrite dans le travail de Richard Hoggart, le délitement du mouvement ouvrier renvoie celle-ci à une situation de mépris social mais aussi d’absence d’intelligibilité. Le chav est précisément le symbole d’un mépris social vis-à-vis des couches populaires les plus fragilisées. Or, souligne l’auteur, ce mépris a une longue généalogie dans l’histoire britannique.

La classe ouvrière étant économiquement et politiquement marginalisée depuis les années 1980, ses comportements (réels ou supposés) sont la cible de critiques croissantes. Owen Jones, sans nier les problèmes existant au sein des couches populaires britanniques, souligne combien ces critiques sont souvent coupées de tout contexte social. Ainsi, il cite le discours de David Cameron, venu soutenir en 2008 le candidat conservateur à la députation de Glasgow-est. C’est alors le district le plus pauvre d’Écosse, où l’espérance de vie des hommes dans certains quartiers est de 54 ans, et où la moitié des enfants vivent sous le seuil de pauvreté. Pourtant, le discours de David Cameron s’en prit d’abord aux comportements « immoraux » supposés des milieux populaires : « social problems are often the consequence of choices people made » (p.74). Les jeunes des quartiers pauvres sont présentés comme les premiers responsables de leur sort. L’image de déréliction sociale accolée à la classe ouvrière est d’ailleurs présente jusque dans la production artistique grand public : la série télévisée à succès « Little Britain » (2003-2006) met ainsi en scène le personnage caricatural de Vicky Pollard, qui cumule les tares supposées du monde ouvrier britannique : fille-mère, délinquante, au parler incompréhensible… Vicky Pollard devient ainsi la première figure qualifiée de « chav » dans les grands médias, ainsi que sur la BBC, en 2005 [4].

Enfin, la classe ouvrière britannique serait stigmatisée non plus pour son attachement à des idéologies progressistes ou révolutionnaires, mais au contraire pour ses comportements décrits comme réactionnaires, passéistes et archaïques. Considérée comme rétive à la modernité, hostile aux minorités, elle est vue désormais comme un frein au progrès social. Ce retournement historique est un phénomène européen, tant le thème de la « droitisation des couches populaires » est débattu aujourd’hui [5]. Le chav, comme une partie des classes ouvrières européennes, n’est pas seulement critiqué et craint pour son comportement supposément « antisocial », il est aussi celui qui s’opposerait à la « société ouverte », à la diversité culturelle et à la mondialisation. Or, et Owen Jones conclut l’ouvrage sur ce point, certaines fractions du monde ouvrier britannique risquent de basculer effectivement dans un vote protestataire, symbolisé par la percée électorale du parti d’extrême-droite BNP, vue comme une réaction ouvrière ou « backlash » (p. 221-246). Cette idée rejoint celle développée, entre autres, par le démographe Emmanuel Todd, qui affirmait que le vote Front national était pour certains ouvriers une manière d’affirmer une conscience de classe.

Un ouvrage stimulant et discutable

L’essai d’Owen Jones est un livre de réflexion militant, ce dont l’auteur ne se cache pas. Le riche matériau de l’ouvrage va des travaux statistiques sur les inégalités à des entretiens individuels avec des britanniques de groupes sociaux et géographiques différents. En soulignant combien l’image des couches populaires s’est dégradée, précisément au nom d’une posture progressiste, il rejoint une idée développée par d’autres essayistes. On peut citer notamment l’écrivain américain Thomas Frank ou le journaliste de l’Independent Nick Cohen, qui avaient dès les années 2000 dénoncé le mépris parfois attaché aux classes ouvrières [6].

Cependant, l’ouvrage peut être discuté. En effet, l’auteur tend lui-même à faire du « chav » une figure générique, dans un sens plus positif certes, mais qui finit par englober l’ensemble des couches populaires elles-mêmes, au-delà de la signification du mot (qui vise les jeunes des milieux populaires). Il semble tomber ici dans le travers qu’il entend dénoncer, celui de la généralisation. Or, faire de la classe ouvrière britannique un bloc – présenté qui plus est comme homogène – est problématique du fait de sa diversité (sociale, économique, politique).

De plus, Owen Jones semble idéaliser le monde et le mouvement ouvriers britanniques, sous-estimant par exemple l’existence de tendances autoritaires ou xénophobes en leur sein depuis le XIXe siècle. De ce point de vue, le recrutement chez les « chavs » du BNP (British National Party) ou de l’organisation hostile aux musulmans English Defence League n’est pas que le fruit d’une protestation sociale, mais aussi une tradition d’une fraction minoritaire du monde ouvrier britannique. Il existe une forme de xénophobie populaire violente contre les Irlandais au XIXe siècle (Karl Marx en était d’ailleurs un témoin indigné). De même, le député conservateur Enoch Powell avait acquis une certaine popularité dans le monde ouvrier britannique en prononçant un célèbre discours contre l’immigration en avril 1968. Si la percée de l’extrême droite a été jusque-là contenue, c’est que le Parti libéral et le Parti travailliste ont successivement organisé l’expression politique majoritaire des ouvriers britanniques jusqu’aux années 1980.

L’ouvrage d’Owen Jones est cependant doublement stimulant : en montrant ce que la notion de « chavs » dit (ou ne dit pas), il questionne la Grande-Bretagne dans son rapport historiquement complexe au monde ouvrier et plus généralement aux classes populaires. Dans le même temps, il illustre par un exemple national la crainte diffuse que ressent une partie des sociétés occidentales vis-à-vis des jeunes des quartiers pauvres. En ce sens, les « chavs » ne sont pas peut-être pas si « britanniques » que cela, et semblent surtout être la déclinaison nationale d’un phénomène bien plus répandu.

{{}}

par Ismaïl Ferhat, le 4 juin 2012

Pour citer cet article :

Ismaïl Ferhat, « Les ouvriers, vaincus de l’histoire britannique ? », La Vie des idées , 4 juin 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-ouvriers-vaincus-de-l-histoire

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Selon l’ouvrage de Louis CHEVALLIER, Classes laborieuses, classes dangereuses pendant la première moitié du 19ème siècle, Paris : Plon, 1958

[2Owen JONES, «  L’ordre moral britannique contre la ‘racaille’  », Le Monde diplomatique, septembre 2011

[4BBC, «  ’Asbo’ and ’chav’ make dictionary”, 8 juin 2005

[5Cf. Jean-Michel De WAELE et Mathieu VIEIRA (dir.), Une droitisation de la classe ouvrière  ?, Paris : Economica, 2012

[6Cf. aussi la tribune de Thomas HAMPSON et Jemina OLCHAWSKI, «  Ban the word ‘chav’  », The Guardian, 15 juillet 2008

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet