Que font les lobbies quand ils ne sont pas occupés à influencer le processus décisionnel ? C’est la question que traite Marc Milet, maître de conférences en science politique à l’Université Panthéon Assas (Paris II). L’auteur part du constat que la très grande majorité des études de science politique ne s’intéresse aux groupes d’intérêt que sous l’angle de leur participation à la prise de décision au niveau européen. De ce fait, les chercheurs se sont surtout concentrés sur la question de la mesure de cette influence et des moyens utilisés par ces groupes pour parvenir à leurs objectifs, notamment au travers des analyses des répertoires d’actions. La thèse centrale de l’ouvrage est que ces recherches omettent une large partie de ce qui constitue la réalité des groupes d’intérêt européens. L’idée est ainsi de s’intéresser à l’organisation pour elle-même, en observant et en analysant les différentes activités qui y sont pratiquées.
Pour développer sa thèse, Marc Milet s’appuie sur la monographie d’un groupe d’intérêt européen particulier : l’Union européenne de l’artisanat et des petites et moyennes entreprises (UEAPME). Cette association créée en 1979 a pour vocation la défense des intérêts de l’artisanat et des petites et moyennes entreprises au niveau européen. Elle fait, à ce titre, partie des partenaires sociaux européens (aux côtés de Business Europe et de la Confédération européenne des syndicats notamment), et prend donc part aux décisions concernées par le dialogue social européen.
De multiples logiques d’action
En s’appuyant sur le cas de l’UEAPME, Marc Milet montre que l’on peut distinguer quatre logiques qui permettent de classer les types d’activités pratiquées par les lobbies européens. La première, classique, est celle de la logique d’influence, qui désigne les activités ayant pour objectif de peser sur les décisions européennes, et qui sont largement documentées par la littérature classique sur les groupes d’intérêt.
La seconde catégorie est celle de la logique de maintenance, qui désigne l’ensemble des activités visant à préserver la place de l’UEAPME au sein du système de représentation formé avec les autres groupes d’intérêt européen. L’UEAPME est en effet amenée, dès le milieu des années 1990, à livrer bataille pour obtenir une place de partenaire social au sein du dialogue social européen [1]. Un des enjeux est alors d’assurer l’unité de la représentation des PME. Dans ce cadre, la participation au dialogue social européen est jugée comme particulièrement importante, puisque cela permet aux organisations impliquées de participer activement au processus décisionnel dans le domaine des politiques sociales. L’article 155 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne prévoit en effet que les partenaires sociaux aient la possibilité de lancer des négociations et de parvenir à un accord sur n’importe quel sujet relevant de leur attribution et relevant de la compétence de l’Union européenne.
La troisième logique, celle dite de promotion, désigne les activités par lesquelles le groupe d’intérêt européen cherche à se faire connaître, en dehors de toute participation à un processus décisionnel précis. C’est, selon l’auteur, le cas en ce qui concerne l’investissement de l’UEAPME auprès du Comité Économique et Social Européen (CESE). Étant donné que celui-ci est une assemblée consultative, son activité principale est d’émettre des avis non contraignants. Marc Milet montre ainsi que l’intérêt d’engager des démarches vis-à-vis de cette institution ne peut résider que dans la volonté de faire connaître l’organisation, puisque celle-ci pèse par définition relativement peu dans le processus décisionnel.
Enfin, la logique de relais s’intéresse aux activités qui transforment l’UEAPME en un vecteur de l’Europe, c’est-à-dire un agent participant à la diffusion des valeurs européennes et par là à la légitimation de ce niveau de gouvernement. Parmi ce type d’activités, Marc Milet recense par exemple les actions de diffusion de l’information européenne par l’UEAPME auprès de ses membres, informations parfois directement empruntées à la Commission européenne ou véhiculant des messages de soutien à la construction européenne. L’auteur classe également parmi ces activités la participation active aux projets européens et l’accompagnement de l’organisation dans la réalisation des politiques publiques européennes.
Naviguer à vue dans l’espace européen
En plus de cette nouvelle typologie des activités des groupes d’intérêt européens proposée par l’auteur, un des objectifs centraux de l’ouvrage concerne la remise en cause du point de vue rationaliste habituellement porté sur les activités des lobbies. Ce prisme de lecture tend à présenter les lobbyistes comme ayant des intérêts et des stratégies cohérents lorsqu’il s’agit d’exercer leur activité au niveau européen. Marc Milet montre, grâce à un retour à l’histoire, que cette vision est particulièrement réductrice. L’institutionnalisation de l’UEAPME relève plutôt de l’incertitude et est conditionnée par de nombreux éléments extérieurs qui échappent à la volonté de ses membres. Ainsi, l’organisation s’est avant tout construite sur le modèle de l’amicale transnationale, bien avant de devenir une organisation à visée exclusivement européenne.
L’histoire de l’UEAPME commence donc en réalité avec la création, en 1947, de l’Union internationale de l’artisanat et des PME (UIAPME), qui repose principalement sur l’organisation de deux grandes « messes » par an, sans objectif bien établi. À cette époque, les organisations membres sont plutôt désinvesties du processus, ce qui perdure jusque dans les années 1990. C’est ensuite la lente structuration institutionnelle, avec d’abord la formation d’un bureau à l’intérieur de l’UIAPME spécialisé sur les enjeux européens (UACEE), qui aboutira plus tard à l’organisation UEAPME telle qu’on la connaît aujourd’hui. L’évolution des motivations des acteurs et des objectifs de l’organisation au cours du temps montrent qu’on ne peut analyser l’institutionnalisation des groupes d’intérêt avec une théorie postulant des préférences fixes et des acteurs calculant leur stratégie.
Les analyses des motivations de l’UEAPME sont également un moyen pour l’auteur de prendre le contre-pied des thèses rationalistes. Alors que ces dernières postulent l’existence d’un intérêt fort pour l’engagement dans un processus d’influence au niveau européen, Marc Milet montre au contraire que celui-ci se construit au cours du temps à partir de considérations parfois très nationales. Par exemple, en France, l’Union Professionnelle Artisanale (UPA) développe une politique de passage à l’Europe dans les années 1990 afin de s’élever et de stabiliser sa position en tant que troisième grande organisation patronale au niveau national. Ainsi, l’argument de sa participation aux activités européennes via l’UEAPME permet à cette époque de différencier l’UPA de ses concurrents à la représentation des PME.
Au-delà de la décision européenne : les enjeux internes
Alors que la littérature classique sur les groupes d’intérêts se focalise sur leur rôle dans la prise de décision, l’ouvrage de Marc Milet met en lumière les nombreux enjeux et rapports de force dont peut faire l’objet le groupe d’intérêt lui-même, en interne. Ainsi, la question de la formulation des intérêts est abordée sous un angle identitaire, qui révèle des conflits profonds entre les différents membres du groupe UEAPME. Marc Milet relève ainsi trois moments de tension, au cours desquels la place de l’artisanat diminue de plus en plus au profit des plus grosses PME. Le dernier, en 2010, révèle bien une identité d’employeurs du groupe d’intérêt, tandis que sa vocation initiale était plutôt de représenter des indépendants. Marc Milet analyse ce changement identitaire comme un résultat de l’européanisation de l’UEAPME. Ainsi, les disparités trop grandes entre les artisanats nationaux, de même que l’entrée dans le dialogue social européen, auraient favorisé la construction de cette identité d’employeurs au détriment de celle des indépendants.
Enfin, toujours dans la perspective de mieux cerner les enjeux internes à l’UEAPME, Marc Milet nous montre comment l’environnement européen agit également sur la structuration de du groupe. Il montre par exemple que, lors de débats visant à modifier les processus de vote interne, un des modèles discutés n’est autre que celui de la réforme institutionnelle issue du traité de Nice (pondération des voix en fonction du nombre de pays). De même, l’entrée dans le dialogue social européen a transformé en partie le fonctionnement de l’organisation, qui a dû s’adapter à de nouvelles contraintes organisationnelles.
Marc Milet apporte ainsi un tout nouvel éclairage sur les activités de lobbying au niveau européen, et la lecture de son ouvrage permettra au lecteur de renouveler sa conception de cette catégorie d’acteurs pourtant chargée de représentations. Un point d’éclaircissement peut cependant être apporté au titre du livre, puisque la critique dans ce cas vise essentiellement les perspectives théoriques que l’auteur estime comme dominantes, et ne s’attache pas à dénoncer les forces économiques à l’œuvre à Bruxelles. La richesse, la précision et la variété des sources empiriques mobilisées permettent ainsi de saisir au plus près la réalité d’un groupe d’intérêt désormais situé au cœur du dialogue social européen, l’UEAPME.
Marc Milet, Théorie critique du lobbying. L’Union européenne de l’artisanat et des PME et la revendication des petites et moyennes entreprises, L’Harmattan, 2017. 258 p.
Pour citer cet article :
Chloé Bérut, « Les lobbies européens à la loupe »,
La Vie des idées
, 26 novembre 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-lobbies-europeens-a-la-loupe
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