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Recension Société

Les exclues de l’émancipation individuelle

À propos de : Fatma Çingi Kocadost, La promesse qu’on nous a faite, Éditions EHESS


par Romain Philit , le 25 juin


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Quelles perspectives d’émancipation lorsqu’on est une femme exclue du travail salarié ? En analysant le rapport au travail, à la famille et à l’hétérosexualité de femmes maghrébines des classes populaires, F. Ç. Kocadost souligne les limites de l’émancipation individuelle par le travail.

En mêlant un récit à la première personne et le compte rendu d’une enquête ethnographique conduite auprès d’une vingtaine de jeunes femmes des classes populaires urbaines, descendantes d’immigrées et immigrées du Maghreb et vivant en France, l’ouvrage de Fatma Çingi Kocadost se donne un double objectif : premièrement, rendre compte du mode de vie de femmes qui partagent une condition subalterne, et en particulier de leur rapport au couple, à la famille, au travail et à l’hétérosexualité ; deuxièmement, souligner et relever les apories des discours féministes qui fondent l’émancipation sur et par le travail salarié. Ce double objectif scientifique et politique répond à l’ambition à la fois empirique et éthique de l’enquête : éclairer la manière dont la vie de ces femmes est configurée par des « rapports de subordinations imbriquées » tout en reconnaissant les « capacités politiques et éthiques qui leur sont propres » (p. 25).

En s’efforçant de comprendre les ressorts de la promesse, généralement déçue, du bonheur familial faite à ces jeunes femmes, la sociologue invite à replacer au centre de l’analyse et de l’attention politique les relations d’interdépendance.

Une vie intime « à l’ancienne »

Ce qui caractérise d’emblée les jeunes femmes de l’enquête, c’est leur aspiration à une vie familiale « à l’ancienne » (p. 26), c’est-à-dire organisée autour d’une stricte division genrée du travail dans laquelle les hommes investissent le travail salarié pour subvenir aux besoins financiers du foyer et où les femmes assurent la reproduction du foyer par leur travail domestique et parental. Cette aspiration prend sens dans un contexte où, pour ces femmes très peu diplômées et sujettes à de multiples processus de minorisation dans l’espace public et au travail, la famille apparaît comme un cadre « vital » leur permettant d’accéder au statut valorisé d’épouse et de mère (p. 27).

Au sortir de l’adolescence, « l’horizon normatif de la conjugalité matrimoniale structure l’ensemble de leurs expériences de l’hétérosexualité » (p. 49). Cela n’empêche pas les femmes interrogées, en particulier les plus jeunes, de fréquenter des garçons en dehors du cadre du mariage, mais ces relations demeurent « prémaritales », car systématiquement orientées par la construction d’un « projet familial » (p. 45). L’accès à l’« hétéroconjugalité » constitue ainsi le principal marqueur de l’entrée dans « l’âge adulte » (p. 71), la conjonction de la décohabitation parentale, de la mise en couple et du mariage étant la norme parmi les enquêtées, tandis que cette configuration demeure minoritaire aussi bien chez les hommes descendants d’immigrées que dans la population majoritaire [1].

L’expérience du célibat fait apparaître en creux le poids de la norme hétéroconjugale. Plus il se prolonge, plus il apparaît comme un problème collectif dont la responsabilité incombe à l’ensemble des femmes qui composent la parenté des enquêtées. L’expérience durable du célibat pendant la vingtaine, fréquente parmi les personnes interrogées, n’est rendue acceptable que si ces dernières expriment un désir de conjugalité.

Trouver un homme qui reconnaisse le travail des femmes

Parmi les déterminants susceptibles de retarder l’entrée dans la conjugalité des femmes, la sociologue insiste sur la difficulté à trouver un partenaire incarnant une « masculinité protectrice » (p. 87). En effet, « le projet hétéroconjugal auquel elles tiennent est fortement contrecarré par le chômage de [leurs] époux potentiels » (p. 88). La précarité économique à laquelle sont exposés les jeunes hommes descendants d’immigrées [2] amène alors une partie des enquêtées à exprimer une nostalgie à l’égard de « l’âge d’or où les hommes travaillaient durement […] afin de faire vivre leur famille » (p. 87). C’est dans ce contexte que se dessine une hiérarchie des bons partenaires : par opposition aux « jeunes d’ici » (p. 89), pris dans une trajectoire scolaire et professionnelle incertaine ou qui se sont « francisés » en effectuant une mobilité ascendante (p. 102), les jeunes femmes font la promotion des « blédards », c’est-à-dire des migrants arrivés en France à l’âge adulte dans l’optique d’y trouver un emploi et dont la « mentalité » (p. 89) s’accorde avec leurs aspirations.

Au moment de se mettre en couple, la plupart des femmes exercent un travail salarié qu’elles espèrent pouvoir abandonner une fois mariées. « Faire 50-50 » (p. 102), c’est-à-dire s’engager dans un couple bi-actif, n’est pas dans leur intérêt : faute de perspectives de stabilité et d’évolution dans leur emploi et sans possibilité de déléguer une partie de leur travail domestique, elles se retrouveraient confrontées à une « double journée de travail » (p. 107). Il s’agit alors d’identifier les partenaires qui reconnaissent « l’interdépendance conjugale comme [une] valeur » (p. 93). Lors de la phase de rencontre, le règlement des additions par les hommes et le fait de se faire offrir des cadeaux sont des signaux déterminants. Ils permettent d’écarter les « radins » (p. 90) et de trouver le partenaire avec qui il sera possible de négocier un arrangement équitable, dans lequel la contribution financière des hommes au foyer opère comme une rétribution du travail domestique et parental des femmes.

La sociologue souligne toutefois que défendre l’interdépendance entre conjointes dans un monde où les relations de dépendance sont perçues comme « illégitimes, voire honteuse et dégradante […] relève du défi » (p. 128). Toujours susceptibles d’être perçues comme « entretenues » par les femmes blanches des classes moyennes et supérieures ou comme des « michtos » par les hommes de leur entourage (y compris leur mari), elles redoublent d’efforts pour faire reconnaître « la valeur de leur travail qu’elles accomplissent consciencieusement » (idem.). Dans les couples, le décalage entre « le modèle conjugal idéalisé et la réalité de la relation entre les époux » (p. 190) débouche régulièrement sur un divorce, malgré le travail de care conjugal [3] réalisé par les épouses. C’est dans ce cas que d’autres relations d’interdépendance se révèlent cruciales : lorsqu’elles existent, les solidarités familiales, très souvent féminines, viennent limiter la précarisation qui fait suite à la séparation [4].

Devenir et rester mère avant tout

Si les femmes interrogées par Fatma Çıngı Kocadost aspirent autant au modèle hétéroconjugal décrit précédemment, c’est parce qu’il constitue le seul cadre légitime dans lequel il leur est possible de devenir mère (p. 133). À l’approche de la trentaine, c’est moins l’impératif du mariage qui motive la recherche de partenaire que les désirs et les injonctions à entrer dans la maternité. D’ailleurs, en cas de séparation, les enfants nées de l’union sont souvent perçus rétrospectivement comme le principal et parfois le seul gain de leur expérience conjugale.

Devenues mères, les enquêtées se mettent pour la plupart en retrait du travail salarié, du moins momentanément, pour se consacrer à leur travail parental. Si la maternité offre une meilleure prise sur la vie que l’emploi salarié – précaire et peu rémunéré –, les femmes interrogées justifient leur choix avant tout par la difficulté à « jongler avec les deux » (p. 135). Être mère « à 100 % » (idem.) vise alors à se distinguer des femmes « carriéristes » (p. 165), mais aussi et surtout à empêcher le parcours de leur enfant de « mal tourner » (p. 177). En effet, une large partie du travail des mères consiste à garantir des conditions de vie plus favorables à leurs enfants et à déjouer les obstacles et les discriminations auxquels ces dernierères sont confrontées à l’école et dans l’espace public. La sociologue souligne ainsi l’inégalité du travail reproductif assuré par les mères en fonction de leur milieu social : le peu de ressources dont disposent ces mères s’ajoute à la faible probabilité que leurs enfants accèdent à une position et un statut social valorisé. Cette inégalité se manifeste par l’épuisement des mères, qui s’efforcent de « tenir bon » (p. 183) en dépit du manque de reconnaissance de leur travail et de leur faible capacité d’action sur la vie de leurs enfants.

Lutter dans la domination

Au fil des chapitres du livre, qui articule écriture scientifique, critique politique et récit de soi, l’autrice parvient à tracer une voie exigeante : opérer un « travail de reconstitution par le bas » (p. 118) des pratiques, des motivations et des attentes des femmes maghrébines des classes populaires en montrant ce qui, dans celles-ci, ne relève pas simplement d’une adaptation aux rapports de subordination. Quand bien même le mode de vie de ces femmes se définit dans des « paramètres limités par la domination » (p. 239), il s’agit ainsi pour la sociologue de mettre en évidence le sens et les implications éthiques et politiques de leurs actions.

En effet, « le fait que les structures socio-économiques de l’hétéropatriarcat canalisent les femmes vers la famille ne doit pas nous faire oublier que les femmes cherchent à y habiter le plus confortablement possible » (p. 75). Le sens que revêt la famille pour les enquêtées ne peut se comprendre sans tenir compte de l’expérience combinée d’une histoire migratoire récente et de la minorisation raciale. En croisant le discours de ces femmes et le récit autobiographique de l’écrivaine Kaoutar Harchi [5], l’autrice souligne le rôle de la famille dans l’élaboration d’un « chez soi » au sein d’un monde hostile, au point de se demander : « Est-il possible, dans un pays étranger, de créer un chez soi sans faire famille ? » (p. 186)

Sans répondre de manière définitive à la question, l’ouvrage insiste sur le fait que c’est moins la famille hétérosexuelle que les relations d’interdépendance qui soutiennent le mode de vie des femmes interrogées. Ceci transparaît notamment à la suite des ruptures conjugales, où l’existence des femmes se réorganise autour des sociabilités et des solidarités entre femmes. En s’appuyant sur leurs expériences, la sociologue interpelle les mouvements féministes, qui devraient selon elle « commencer à (se) penser depuis ces vies pour qui c’est l’interdépendance et non pas l’indépendance individuelle qui est recherchée » (p. 257). Ce changement de perspective s’impose d’autant plus que l’autonomie individuelle à laquelle accèdent certaines femmes favorisées repose généralement sur la délégation du travail de care à des femmes en position subalterne, dans un rapport d’interdépendance invisibilisé (p. 255).

L’interdépendance contre l’autonomie individuelle ?

La richesse des matériaux, la finesse des analyses et le point de vue situé adopté par l’autrice viennent éclairer sous un nouveau jour le rapport au travail et à la famille des femmes des classes populaires racialisées comme « maghrébines ». Si la sociologue restitue l’épaisseur politique de leurs pratiques, on peut toutefois regretter que les processus de politisation de ces femmes n’occupent pas une place plus centrale dans l’ouvrage. Les verbatim des enquêtées laissent apercevoir la formulation de critiques vis-à-vis des rapports de genre, du racisme et de l’action de l’État, sans que l’on saisisse les conditions qui façonnent ces processus de politisation. Par ailleurs, l’opposition récurrente dans l’argumentation entre le modèle de « l’autarcie féminine » (p. 255), associé aux femmes blanches des classes supérieures, et le modèle de l’interdépendance familiale auquel souscrivent les femmes de l’enquête empêchent parfois d’envisager des parcours de vie qui emprunteraient à ces deux modèles. Le cas des descendantes d’immigrés en situation de mobilité ascendante est à ce titre particulièrement instructif : si elles accèdent à une certaine autonomie individuelle via l’acquisition de capitaux économiques et culturels (et notamment politiques), le plus souvent, elles ne « quittent » pas leur milieu d’origine et y maintiennent des liens quotidiens d’attachement et de solidarité [6]. Se concentrer sur leur expérience de vie permettrait de poursuivre l’examen de la relation complexe entre autonomie et interdépendance.

Fatma Çingi Kocadost, La promesse qu’on nous a faite, Paris, Éditions EHESS, 2025, 288 p., 15€.

par Romain Philit, le 25 juin

Pour citer cet article :

Romain Philit, « Les exclues de l’émancipation individuelle », La Vie des idées , 25 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-exclues-de-l-emancipation-individuelle

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Notes

[1Cris Beauchemin et al., Trajectoires et origines : enquête sur la diversité des populations en France, Grandes enquêtes (INED éditions, 2016).

[2Yaël Brinbaum et Jean-Luc Primon, ‘Transition professionnelle et emploi des descendants d’immigrés en France’, Revue européenne des sciences sociales, 511.1 (2013), pp. 33–63, doi:10.4000/ress.2338.

[3Irène Jonas, ‘Un nouveau travail de «   care   » conjugal  : la femme «   thérapeute   » du couple’, Recherches familiales, 3.1 (2006), pp. 38–46, doi:10.3917/rf.003.0038.

[4Céline Bessière et Sibylle Gollac, Le Genre Du Capital : Comment La Famille Reproduit Les Inégalités, Collection L’envers Des Faits (La Découverte, 2019).

[5Kaoutar Harchi, Comme Nous Existons : Récit, Domaine Français, 1re édition (Actes sud, 2021).

[6Shirin Shahrokni, Higher Education and Social Mobility in France : Challenges and Possibilities among Descendants of North African Immigrants, Studies in Migration and Diaspora (Routledge, Taylor & Francis Group, 2021).

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