Recensé : Marin Dacos et Pierre Mounier, L’édition électronique, La Découverte, coll. Repères, Paris, mars 2010, 128 p., EAN-13 :9782707157294
Les auteurs
Marin Dacos et Pierre Mounier sont tous deux des chercheurs issus des humanités qui ont pris très tôt le virage des nouvelles technologies et plus précisément de l’édition électronique de textes, avec des plates-formes comme Revues.org, Calenda, ou Homo-numericus. Ils animent à quatre mains blogo-numericus, largement consacré à ce thème. À la pointe du développement de ces techniques, conscients à la fois des enjeux techniques et de contenu, jouissant d’une certaine distance à l’égard d’un monde de l’édition traditionnelle qui semble ne pas trop savoir par quel bout prendre la révolution numérique, ces deux auteurs étaient parmi les personnes les plus qualifiées pour parler des bouleversements que l’informatique et les réseaux apportent dans l’édition.
La galaxie du texte électronique
Au lieu de se perdre dans le problème de la délimitation de ce qu’est l’édition électronique, qui va de l’édition traditionnelle aux formes les plus nouvelles de rédaction et de publication, les auteurs ont fait le choix de décrire le cadre légal, économique et technique du texte numérique. Ce qui les intéresse en effet est moins une conceptualisation d’un secteur de toutes manières en évolution trop rapide pour se laisser ainsi saisir, mais le balancement existant à chaque niveau entre d’une part l’adaptation des techniques et des modes de production existants au numérique et d’autre part les formes nées du numérique lui-même.
Leur chapitre sur le cadre légal en constitue un bon exemple. D’une part, acteurs traditionnels et législation luttent pour appliquer au monde du numérique les normes du droit d’auteur en vigueur pour les produits physiques. Or, font remarquer les auteurs, la copie est au cœur du dispositif technique du numérique : la consultation d’un texte implique une copie sur les serveurs, plusieurs en chemin, une sur le disque dur de l’appareil du lecteur, une dans sa mémoire vive, etc. Le contrôle du respect du droit d’auteur visé par les lois DADVSI et assimilées implique donc un contrôle à très bas niveau du processus technique, ce qui conduit de fait à donner aux ayants droit des pouvoirs beaucoup plus étendus sur les biens numériques que sur les biens physiques, et ne peut se faire qu’au prix de dispositifs très intrusifs pour la vie privée des utilisateurs. À cette logique du contrôle, les auteurs opposent celle des licences libres (GPL, GFDL, Creative Commons), qui précisément abandonnent le contrôle de la copie pour mieux fixer des limites à l’usage et à la réutilisation des contenus concernés.
Cet exemple du cadre légal illustre également l’autre très grande force de cet ouvrage. À chaque étape, les auteurs sont capables de faire le lien entre les contraintes techniques inhérentes à l’outil numérique et les solutions organisationnelles, économiques et sociales trouvées pour faire face à ces contraintes.
Les trois formes de l’édition numérique
Le cœur de l’ouvrage s’organise justement autour de trois formes de l’édition numérique : la numérisation de l’édition, l’édition numérique proprement dite et l’édition en réseau.
La numérisation de l’édition recouvre la conversion sous un format informatique d’ouvrages existants ou principalement pensés pour un support papier. Si ce type d’approche a les faveurs de l’édition traditionnelle, qui le perçoit comme plus proche de son fonctionnement habituel, les auteurs montrent qu’ils n’en sont pas les principaux bénéficiaires. La simple conversion vers un format informatique, qu’il s’agisse d’une image (PDF non enrichi d’un texte) ou d’un véritable texte électronique, n’augmente l’exposition d’un ouvrage qu’à condition de pouvoir trouver celui-ci dans la masse d’informations fournies par Internet. La numérisation est donc une affaire de chercheurs et d’opérateurs de moteurs de recherche, au premier rang desquels Google, qui y trouvent un moyen d’augmenter l’attrait de leurs services de recherche et d’indexation de contenus. De ce fait, la numérisation ne peut être une voie pour l’édition qu’à condition de fournir des biens qui ne soient pas dépendants de cette indexation. De tels biens, soulignent les auteurs, doivent réunir les avantages des deux mondes : des identifiants uniques, qui permettent de désigner un passage de manière aussi claire qu’un titre, une édition et un numéro de page, des liens croisés permettant de naviguer transversalement d’une œuvre à une autre, et des méta-données permettant de cataloguer le contenu sans avoir nécessairement recours à l’indexation in extenso.
Le renseignement et l’utilisation des méta-données constitue un des deux grands chantiers de l’édition numérique, c’est-à-dire la conception de documents conçus pour être principalement consultés sur des supports numériques (ordinateurs, téléphones portables, liseuses, etc.). Sur ce point, l’édition scientifique est en avance, même si elle reste malheureusement souvent retranchée derrière des abonnements fort coûteux. Elle est en revanche en retard sur l’autre grand chantier de l’édition numérique, celui de l’adaptation à la diversité des terminaux de lecture et des usages. Sur ce point particulièrement, considérations économiques et techniques s’entremêlent, avec au centre le choix entre le verrou, qui permet aux éditeurs de faire payer l’accès aux documents, et l’interopérabilité, qui permet leur diffusion et leur inscription dans une logique de réseau.
Cette dernière logique est au centre de l’édition en réseau, qui constitue probablement un des aspects majeurs de la révolution de l’édition. Les auteurs regroupent sous cette dénomination tous les aspects de l’édition où la production de contenus est assurée par un grand nombre de contributeurs, souvent bénévoles. Les sites de journalisme « citoyen », Wikipédia, les blogs, les guides de voyage et, dans une large mesure, le présent site en sont des exemples. Cette sélection met en valeur le fait que sous des dehors de spontanéité et de démocratie directe, l’édition en réseau repose fondamentalement sur l’existence de médiateurs consacrant une énergie et des moyens importants à développer les infrastructures et à réguler les relations entre les participants (en d’autres termes à effectuer un travail éditorial). Wikipédia et sa galaxie de projets-frères illustrent ce point, avec le financement des serveurs par la Wikimedia Foundation, sans droit de regard éditorial, et à l’intérieur de chaque projet une hiérarchie de statuts et de normes révélant la difficulté de l’entreprise.
Un nouveau secteur de l’édition
Ces trois aspects permettent aux auteurs de dresser un tableau des nouveaux métiers et des nouvelles compétences nécessaires à l’édition. Ils mettent ainsi en évidence cinq piliers de l’édition numérique :
• La structuration de l’information, destinée à permettre sa manipulation aisée par des outils automatiques (indexation, citabilité, pérennité des adresses, etc.) ainsi que sa mise à jour régulière.
• La documentation de l’information, qui permet à un humain de s’orienter, qui recouvre autant l’ergonomie des sites que des décisions éditoriales de sélection des informations pour fournir une qualité homogène.
• L’optimisation des conditions de lecture, qui assure une consultation aisée sur tous les types de plates-formes, du téléphone portable à l’écran large, ainsi qu’aux publics spécifiques (handicapés, malvoyants, etc.)
• L’appropriation par les lecteurs, qui, dépassant le cadre du forum, insère les utilisateurs dans le processus de production de contenus.
• Le développement des interopérabilités, qui insère chaque contenu dans un tissu de liens qui en augmentent l’attrait et la valeur.
Ces piliers montrent qu’il n’est plus envisageable aujourd’hui de faire de l’édition sans une connaissance technique avancée et constamment mise à jour des technologies en jeu. De fait, cette connaissance manque souvent, même à haut niveau, créant un écart entre l’état de l’art et la capacité des entreprises traditionnelles du secteur à exploiter les possibilités de cette technologie, laissant le champ libre à des entreprises venues du domaine technique lui-même.
En regard de toutes ces possibilités, le défi reste de trouver des modèles économiques viables pour cette édition. À l’heure actuelle, de multiples formes d’organisation coexistent : l’appui sur les activités traditionnelles de l’édition (éditeurs historiques), sur des domaines connexes (Google, Amazon, Apple), le recours au non-lucratif et aux dons (Wikipédia). Les formes de financement sont aussi diverses : vente à l’unité, produits dérivés, dons, publicités, etc., et aucune ne semble s’imposer à court terme.
Un livre à suivre
Ce livre illustre la complémentarité entre l’électronique et le papier. Si un grand nombre d’éléments de l’ouvrages étaient déjà présents sur les sites édités par les auteurs, leur collection et leur mise en cohérence dans un ouvrage unique donne un recul et une vue d’ensemble que ne peut donner la lecture, même attentive, de la même information dispersée entre de nombreux billets. Inversement, la définition de mots-clefs clairs et la structuration des éléments de l’ouvrage permettent le suivi et la mise à jour des informations sur le blog des auteurs. Encore est-il clair que cet arrangement n’est qu’à mi-chemin de ce que l’édition électronique permettrait, avec une actualisation du texte lui-même, qui pourrait s’enrichir non seulement des nouvelles idées des auteurs mais aussi de celles suggérées par les lecteurs eux-mêmes.