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Recension Société

Les cultes et la liberté

À propos de : Étienne Ollion, Raison d’État. Histoire de la lutte contre les sectes en France, La Découverte


par Jean-Paul Willaime , le 19 novembre 2018


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La lutte contre les sectes révèle la réticence française à l’égard du pluralisme et du religieux. Selon Étienne Ollion, le phénomène sectaire doit pourtant être appréhendé par une sociologie de l’État plus que par une sociologie du religieux.

Ce livre aborde une question très controversée, celle de la politique adoptée par la France face aux phénomènes sectaires, c’est-à-dire face à ces groupes religieux ou prétendus tels qui, considérés comme dangereux, justifieraient l’intervention des pouvoirs publics. Question controversée non seulement en France mais aussi dans d’autres pays, et qui fit l’objet au tournant des années 2000 d’une forte tension diplomatique entre la France et les États-Unis, ces derniers accusant la France de porter atteinte aux libertés religieuses dans la façon dont elle appréhendait la question des sectes et mettait en œuvre une vigoureuse politique de lutte visant à les neutraliser. Fortement réclamée et appuyée par les associations antisectes, cette politique fut évidemment contestée par les groupes religieux qu’elle visait, notamment par l’Église de Scientologie et les Témoins de Jéhovah, groupes qui se mobilisèrent, y compris au plan juridique, pour dénoncer la stigmatisation dont ils étaient l’objet et défendre leurs droits à professer et pratiquer leur culte.

La politique étatique à l’égard des « sectes » fut également contestée par des sociologues des religions qui, tout en insistant sur la nécessité, d’un point de vue socio-historique, de fortement relativiser la notion de « secte », ont vu dans cette politique répressive la manifestation d’une réticence française tant à l’égard du pluralisme (les particularités culturelles et religieuses perçues comme une menace pour l’unité de la nation) qu’à l’égard du religieux (perçu comme générateur de communautarisme et comme menaçant la laïcité républicaine).

Le mythe d’une France rongée par le phénomène sectaire

Attentive à la chronologie et aux déterminants de la politique publique de la France, l’étude d’Etienne Ollion repose sur une enquête empirique menée de 2007 à 2012 (essentiellement en France mais aussi aux États-Unis) qui a permis de mobiliser quatre sources de données : des entretiens (80 avec 65 personnes), des archives (des ministères et des associations), des observations et des données de presse. L’étude est très bien documentée et l’auteur restitue valablement l’histoire de cette lutte contre les sectes en France. Il dégonfle les enflures médiatiques décrivant une France envahie par les sectes en notant par exemple qu’en croisant différentes sources, on peut conclure que le mouvement Moon n’a jamais compté plus de 200 membres en France.

Le chapitre 3, « Quand les sectes deviennent un problème », décrit et analyse minutieusement la gestation de la politique française en insistant sur la conjonction en 1995 de la remise d’un rapport parlementaire et d’un événement : les massacres de l’Ordre du Temple Solaire.

Dans le chapitre 4, « Effets d’État », l’auteur établit une corrélation très nette, s’agissant des Témoins de Jéhovah, entre la dénonciation explicite de ce groupe par les pouvoirs publics et le nombre d’actes de vandalisme les visant, notamment des agressions contre leurs édifices du culte (« les salles du royaume »). Cela illustre le fait que « l’État joue un rôle central dans la structuration des problèmes sociaux » conclut l’auteur (p. 137). Belle démonstration montrant que la politique même des pouvoirs publics pouvait contribuer à générer de la violence sociale ! Mais la neutralité du chercheur interdisait-elle de s’interroger sur la pertinence d’une telle politique ? Je ne le pense pas. En 2011, c’est bien pour violation de l’article 9 concernant la liberté religieuse que la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour les agissements de son administration fiscale à l’égard des Témoins de Jéhovah.

Le chapitre 5, sur « l’export-import d’une controverse », montre très bien « les déterminants locaux d’une crise diplomatique ». Les acteurs locaux contestant la lutte antisecte de la France sont allés chercher sur la scène internationale des ressources pour valider leur thèse. Le chapitre 6 « Des mobilisations discrètes » est lui aussi particulièrement réussi : il nous plonge dans la scène européenne à Bruxelles et nous fait découvrir les arcanes de l’advocacy, ces pratiques de plaidoyer qui confinent au lobbying sans vouloir l’avouer et qui mobilisent aussi des personnes défendant la liberté religieuse et les intérêts de différents mouvements religieux. Avec un impact très limité selon notre auteur. Dans un dernier chapitre « Gouverner à distance », Etienne Ollion montre que l’État tend désormais, dans ce domaine des sectes, à « faire faire » plus qu’à prendre en charge lui-même, à moins s’exposer donc.

Les limites d’une critique

En plaçant l’État au cœur de l’analyse, l’auteur a incontestablement développé une analyse originale et bienvenue d’une politique publique bien particulière : celle qui vise un objet social très controversé, « les sectes ». Il le fait sur des bases empiriques solides et prend bien soin de mettre à distance tous les discours des acteurs. Tout en reconnaissant la qualité de cette étude et le caractère convaincant de plusieurs de ses démonstrations, l’auteur est selon nous trop exclusif en présentant son approche comme alternative à celles mises en œuvre en France par plusieurs sociologues des religions (Danièle Hervieu-Léger, Françoise Champion, Martine Cohen, Bruno Étienne, Raphaël Liogier, Nathalie Luca). En montrant que la France, en ciblant particulièrement certains groupes, tendait à remettre en cause la neutralité de l’État en matière religieuse, en analysant la fragilité des arguments invoqués et leur manque de fondement juridique, des sociologues belges, suisse, anglais, américain (Karel Dobbelaere, Roland Campiche, Jim Beckford, Eileen Barker, James Richardson…), sont allés dans le même sens que leurs collègues français.

Étienne Ollion reproche à ces sociologues des religions d’expliquer l’activisme français dans la lutte contre les sectes par une « culture religieuse française » marquée par « le monothéisme catholique et l’hostilité originelle entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel » (p. 13). Prétendre que ces différents sociologues des religions expliqueraient par la culture religieuse nationale le zèle de l’État français contre les sectes, prétendre qu’ils recourraient à « une analyse culturelle généralisante », n’est pas rendre justice à leurs travaux (c’est en outre les amalgamer de façon généralisante sans tenir compte des différences qu’il y a entre eux). Tenir compte, comme ils le font, des singularités de l’histoire politique et religieuse d’un pays, la France qui, depuis la Révolution française et la constitution civile du clergé, a connu un conflit vif et durable autour de la religion – on a parlé de « guerre des deux France » – qui a abouti en 1905, dans un contexte très polémique, à une séparation des Églises et de l’État et à des « guerres scolaires » entre le public et le privé confessionnel, ce n’est pas recourir à « une culture religieuse spécifique » mais inscrire l’analyse du présent sans ignorer le passé.

Il n’était pas selon nous nécessaire, pour comprendre le traitement réservé aux sectes en France, de présenter, comme le fait Étienne Ollion p. 15, sa thèse de façon aussi exclusive : « plutôt que vers la culture religieuse, c’est vers l’État qu’il faut se tourner ». Cela était d’autant moins nécessaire que c’est bien aussi vers l’État que se tournent les sociologues des religions susnommés, un État centralisateur et républicain qui a été porteur d’idéaux d’émancipation, notamment à travers l’école, qui l’ont amené à vouloir exercer un pouvoir spirituel qui venait heurter frontalement les prétentions éducatives de l’Église catholique et d’autres groupes religieux. C’est bien la forme prise par l’État en France qui explique la vivacité de la lutte antisectes en France, ses ambitions, comme le dit très bien Étienne Ollion, dans les domaines de l’éducation, de la santé, de vie en société. Autrement dit, il n’était point nécessaire à l’étude d’Étienne Ollion de culturaliser l’approche des sociologues des religions pour mieux valoriser sa thèse ! Si l’auteur avait introduit quelques éléments de comparaison avec les politiques publiques menées par d’autres pays européens, cela aurait aussi contribué » à mieux cerner la singularité du cas français. En Grande-Bretagne par exemple, les autorités publiques, avec la forte implication de la sociologue Eileen Barker, spécialiste mondialement reconnue des « nouveaux mouvements religieux », ont mis en œuvre une approche beaucoup moins agressive des phénomènes sectaires. La prise en compte des aspects juridiques (cf. l’ouvrage Les « sectes » et le droit en France sous la direction de Francis Messner, Puf, 1999) aurait également permis de mettre en lumière les tensions récurrentes entre une politique publique à tendance répressive et le juridique protecteur des libertés publiques.

Une approche éthérée du religieux ?

L’approche d’Étienne Ollion en termes de politique publique me paraît donc plus complémentaire qu’autre chose. Il touche juste lorsqu’il remarque que les autorités françaises ont réagi beaucoup plus tardivement que d’autres pays aux problèmes des sectes (notamment les États-Unis où, dès les années 1970, il y a eu diverses mobilisations). Si c’était une culture nationale rétive aux minorités religieuses qui explique la politique antisecte de la France, on peinerait à comprendre, plaide Ollion, pourquoi elle n’a pas réagi plutôt. On pourrait objecter que ce sont des événements précis qui activent la réaction des pouvoirs publics et que les États-Unis ont été plus précocement interpellés par le problème que la France. Un deuxième argument avancé est que les pouvoirs publics se seraient davantage mobilisés contre des transgressions de normes dans des domaines séculiers : l’éducation, la santé, la vie en société, que contre des minorités religieuses non acceptées. À quoi on peut répondre que l’État et les pouvoirs publics ne se soucient pas des croyances et pratiques plus ou moins étranges de ces groupes tant que celles-ci restent dans le domaine des représentations imaginaires et que les pratiques sont inoffensives. Mais nombreux sont les groupes religieux qui ont des prétentions dans le domaine de la santé et de l’éducation ! Les comportements non-conformistes qu’ils peuvent encourager dans ces domaines se traduisent par des transgressions de normes séculières motivées religieusement.

Ainsi l’auteur n’aurait-il pas une conception éthérée du religieux qui ne prendrait pas suffisamment en compte le fait que pour les personnes engagées religieusement, cet engagement concerne tous les aspects de leur vie ? Il soutient que la lutte contre les sectes est moins une question religieuse qu’« une controverse autour des bonnes pratiques de soi, ces normes relatives au comportement individuel et à la vie en société », normes qui, en France, sont largement façonnées par l’État. Pourquoi, alors même que l’État est central dans l’analyse, ne pas avoir parlé de la laïcité ? Comme le montre Philippe Portier dans L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité (PUR, 2016, p. 292-295), c’est pourtant bien dans le cadre d’une « inflexion sécuritaire de la laïcité » que s’insère la politique antisecte de la France dans les années 1990-2000. Cette politique n’échappant pas aux évolutions dans la façon de comprendre la laïcité et de l’appliquer, une sociologie historique de la laïcité croisée avec une sociologie historique de l’État aurait été utile. Un exemple d’une évolution significative que ne mentionne pas Etienne Ollion : après un temps où l’instance mise en place par l’État pour lutter contre les sectes tendait à ignorer ou même à dévaloriser les analyses des universitaires, en 2003-2004, se tint un séminaire universitaire organisé conjointement par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) et l’École pratique des hautes études (EPHE). Les 47 contributions furent publiées à la documentation française en 2005 sous le titre, tout aussi significatif, de « Sectes et laïcité ». En se tournant vers les universitaires qui inscrivaient la problématique des sectes dans le cadre d’une laïcité vigilante mais respectueuse des pratiques religieuses dans le cadre des lois de la République, la MIVILUDES manifestait en même temps une prise de distance par rapport aux associations antisectes qui avaient auparavant pignon sur rue.

Étienne Ollion, Raison d’État. Histoire de la lutte contre les sectes en France, La Découverte, 2017, 240 p., 17€.

par Jean-Paul Willaime, le 19 novembre 2018

Pour citer cet article :

Jean-Paul Willaime, « Les cultes et la liberté », La Vie des idées , 19 novembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-cultes-et-la-liberte

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