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Recension Société

Les contours de l’assimilation

A propos de : Abdellali Hajjat, Les Frontières de l’« identité nationale ». Injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, La Découverte


par Sarah Mazouz , le 5 septembre 2012


Conjuguant une socio-histoire de l’assimilation et une ethnographie contemporaine des procédures de naturalisation, le sociologue Abdellali Hajjat donne à voir la circulation de cette catégorie entre la métropole et le monde colonial, via la racialisation de l’ordre national.

Recensé : Abdellali Hajjat, Les Frontières de l’« identité nationale ». Injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012, 338 p., 25 €.

L’ouvrage que publie Abdellali Hajjat est à la fois une socio-histoire de la notion d’assimilation et une ethnographie de ses usages actuels principalement dans la procédure de naturalisation, même si l’auteur s’interroge également sur le transfert de la condition d’assimilation à la procédure d’acquisition de la nationalité française par le mariage. Pour saisir le sens politique et social de la notion d’assimilation, l’auteur retrace donc d’abord l’histoire de cette notion. En se fondant sur une connaissance très précise des textes de philosophes, d’historiens, d’hommes politiques et de juristes qu’il met en rapport avec les étapes d’enracinement du régime républicain et celles de son expansion coloniale, il montre les transformations qu’a connues le concept d’assimilation. La seconde partie de cet ouvrage s’attache, quant à elle, à mettre en évidence les pratiques de naturalisation en prenant pour objet les décisions de rejet ou d’ajournement pour « défaut d’assimilation ».

Par rapport aux travaux existants sur la naturalisation, l’intérêt de cet ouvrage est donc double. L’articulation d’une socio-histoire de la notion d’assimilation à une ethnographie de ses usages administratifs permet d’une part de s’interroger sur les modalités de circulation de ce concept (entre le monde colonial et la métropole ; entre époque coloniale et époque actuelle). D’autre part, il rend possible une réflexion sur le décalage entre la disqualification politique et scientifique de cette notion aujourd’hui et la persistance de son utilisation par l’administration. L’originalité de l’ouvrage réside, quant à elle, dans le choix de prendre pour objet les décisions de rejet ou d’ajournement pour défaut d’assimilation et par là même de penser l’octroi de la nationalité à travers le cas des déboutés de la procédure de naturalisation.

Entre colonies et métropole

La première partie de cet ouvrage porte sur les étapes d’élaboration de la notion d’assimilation. Partant du constat qu’« il n’existe pas de consensus sur son origine historique » (p. 28), l’auteur rappelle que le concept d’assimilation a été utilisé sur le territoire européen à partir du XVIIIe siècle pour décrire différents types de relations sociales. Néanmoins, c’est dès le XVIIe que la notion d’assimilation est utilisée dans les empires coloniaux britanniques et français. Or ce sont les usages coloniaux de ce concept qui vont en modifier la signification. Dans le cas français, la notion d’assimilation va ainsi puiser son sens dans l’histoire enchâssée de l’affirmation de la République comme régime politique assurant les frontières de l’État-nation et comme empire colonial en expansion.

Dans le contexte des colonies françaises des Antilles, la notion d’assimilation est conçue comme synonyme d’égalité entre Blancs et esclaves affranchis en ce qu’elle désigne la manière dont les gens de couleur adoptent des manières d’être et de s’habiller réservées aux Blancs. Si l’assimilation désigne le comportement adopté par les esclaves affranchis qui tend à réduire la distance qui les séparerait de leurs anciens maîtres, elle constitue une remise en cause des hiérarchies sur lesquelles se fonde l’ordre social et racial des colonies antillaises. Elle représente de ce fait un problème politique pour les colons tandis que les gens de couleurs s’en emparent pour en faire une revendication.

Abdellali Hajjat explique alors comment la redéfinition coloniale de l’assimilation a pu avoir un effet sur les usages métropolitains de ce concept dans un contexte de stabilisation progressive du régime républicain. En inscrivant le recours à cette notion dans le cadre plus général que Michel Foucault définit comme celui du « discours historico-politique » sur la « guerre des races », l’auteur met en évidence la manière dont l’assimilation a été pensée comme une alternative à une guerre ouverte. Lors de la période révolutionnaire, ce sont les textes de Sieyès qui mentionnent explicitement la notion d’assimilation, le processus d’assimilation des différents groupes dans une seule nation étant alors conçu comme « la première condition de l’état social » en ce qu’elle en assure la cohésion. Mais il faut attendre le XIXe siècle et notamment les textes de Guizot et de Michelet pour que l’assimilation soit pensée explicitement dans son rapport à la nation. Ainsi les textes que publie Guizot tout au long de la décennie 1820 mettent en évidence une évolution où la nation est finalement pensée comme le résultat d’unification de races et de classes — terme par lequel Guizot remplace le premier à partir de ses textes de 1828 — qui ont été assimilées. C’est dans ces textes que le lexique de l’assimilation se trouve articulé pour la première fois à celui de la nation et de la nationalité. Cette articulation va ensuite être réaffirmée par les textes de Michelet puisque ce dernier fait de la capacité assimilatrice de la nation française ce qui fonde sa spécificité et sa sacralité en distinguant progressivement la notion d’assimilation de celle de « guerre des races ». Si la nation française est comme un organisme vivant, l’assimilation se conçoit comme un processus de conversion à la langue, aux lois et aux idées françaises. Devenue nationale, l’assimilation se conçoit donc alors comme un instrument de réconciliation qui assure au régime républicain sa stabilité d’État-nation.

Pensée comme un objectif que se donne le régime républicain, la notion d’assimilation va voir sa signification de nouveau modifiée par l’usage qui en est fait dans le contexte colonial français du XIXe siècle puisque, de « condition de maintien de la victoire », elle devient « condition d’entrée dans le groupe des vainqueurs » (p. 48) passant ainsi du statut d’objectif pour l’État-nation à celui d’exigence pour les individus qui doivent être assimilés pour pouvoir rejoindre le groupe. C’est la raison pour laquelle elle devient un instrument de mesure de la distance plus ou moins grande qui sépare des individus de la civilisation française et, comme le rappelle l’auteur, « il n’est pas fortuit que les “critères de civilisation” apparaissent dans les procédures de naturalisation au moment où précisément la croyance en l’assimilation est condamnée. Telle est la principale raison du renversement de la logique d’expansion à la logique de ségrégation » (p. 64). En ce sens, si l’entreprise coloniale se fonde sur l’idée que la majorité des indigènes est inassimilable, l’invention coloniale est bien celle des critères d’assimilation.

L’un des intérêts majeurs de cet ouvrage est donc de montrer la manière dont cette notion a circulé entre monde colonial et métropole. Si la notion d’assimilation est à la fois coloniale et métropolitaine, il convient donc davantage de parler de circulation que de transfert colonial en faisant porter l’examen sur les configurations politiques et sociales distinctes entre la métropole — où l’assimilation des étrangers est pensée comme le vecteur d’ordre et d’unité — et les colonies — où c’est le postulat du caractère inassimilable de la majorité des indigènes qui assure le maintien de l’ordre colonial — qui ont amené à introduire cette notion dans le droit de la nationalité. C’est d’ailleurs cette attention aux différences de configuration qui permet de montrer pourquoi les formulaires remplis en métropole par les services de police ont, à partir de 1930, progressivement articulé la notion d’assimilation à celle de connaissance de la langue française alors même que la loi sur la nationalité de 1927, dont la circulaire d’application mentionne la notion d’assimilation pour la première fois dans le contexte métropolitain, se fonde sur une vision racialisée de la nation française.

Néanmoins, si l’on partage l’idée selon laquelle « [l’]apparition [de la condition d’assimilation] dans le droit de nationalité métropolitain s’explique moins par le transfert en métropole d’une catégorie coloniale que par la configuration sociale et politique propre au contexte de la loi de 1927 » (p. 117), le fait de dresser un parallèle entre sujets coloniaux et étrangers en tant qu’ils représentent deux formes contemporaines l’une de l’autre de non-citoyenneté aurait pu donner davantage à penser sur les conditions d’émergence de cette notion dans les deux contextes.

La condition d’assimilation en pratique

La seconde partie de l’ouvrage propose quant à elle une analyse des pratiques de naturalisation. Cette partie également très riche met notamment en évidence le passage d’une acception linguistique de la notion d’assimilation à une signification culturelle de cette notion mobilisée à partir du milieu des années 1970 pour rejeter ou ajourner des demandes faites par des postulants polygames de fait ou de droit (c’est-à-dire monogames mariés sous un régime qui accepte la polygamie) ou des postulant-e-s manifestant des signes d’adhésion à un islam conçu comme militant et politique. L’articulation du critère linguistique au critère culturel, notamment à travers la question du voile, fait du défaut d’assimilation une décision qui concerne majoritairement des femmes.

L’ethnographie de plusieurs services de Naturalisation que propose le chapitre 4 met en lumière la tension qui traverse ces services entre logique politique et logique de police. Elle permet de montrer les formes de réappropriation par les agents des normes et des valeurs qui prévalent dans ces services : en fonction de leur propre trajectoire et de leur expérience ou de leur ancienneté dans le service, certains agents sauront ainsi se montrer plus tolérants à ce qui est conçu comme de « forts accents ». Il met aussi en évidence le caractère hétérogène des pratiques concernant le hijab et le fait qu’il n’existe pas de doctrine claire et unifiée, même si la circulaire du 12 mai 2000 distingue les « bons » foulards des « mauvais » voiles (p. 212-213). De manière très fine, ce chapitre montre comment le port du hijab est perçu comme une provocation dépassant « le seuil de sensibilité » de certains agents. Il note aussi que l’enjeu n’est pas le même selon l’âge de la postulante. En tant que future mère de citoyens, une jeune fille voilée est à ce titre perçue comme menaçant davantage l’ordre national.

Toutefois, il aurait été à bien des égards éclairant de disposer de plus de renseignements sur le nombre d’agents, la présence d’agents masculins ou pas dans ces services fortement féminisés, leurs parcours personnels et familiaux et d’avoir également des analyses sur les formes d’assignations identitaires à l’œuvre dans ces services entre différents agents. De même, on aurait aimé avoir plus d’éléments sur la place occupée par le sociologue pendant son enquête au sein des différents services observés.

Le dernier chapitre met en lumière les tensions entre les décisions de rejet ou d’ajournement pour défaut d’assimilation prises par la sous-direction des Naturalisations à l’égard de couples monogames de fait mais polygames de droit et leur annulation par le juge administratif. Le cas de ces décisions et de leur annulation donne aussi l’occasion à l’auteur de réfléchir sur les rapports entre l’exigence actuelle de renoncement au statut polygamique et la condition d’abandon du statut personnel des « sujets français » indigènes, notamment en ce que ces deux pratiques mettent en évidence le primat de la civilité sur la citoyenneté (p. 248). Mais il lui permet aussi de marquer la différence d’enjeu entre l’époque coloniale où c’est la nature polygame du postulant qui faisait l’objet du rejet et l’époque actuelle où c’est son état qui trouble l’ordre public. La focalisation sur les questions relatives à l’intimité ont du reste pris plus d’ampleur encore avec l’adjonction de la connaissance des « droits et devoirs du citoyens » et des « principes et valeurs », cantonnant notamment la notion d’égalité à celle entre les sexes, comme condition de naturalisation. Ces nouvelles exigences définissent ainsi « un ordre sexuel national » que menacerait l’homme musulman, même si l’auteur note très justement que l’usage institutionnel du féminisme amène en fait à exclure majoritairement des femmes (p. 262).

Si la condition d’assimilation consiste en fait à faire le tri entre « bon » et « mauvais » musulman, il paraissait important de compléter l’analyse des pratiques administratives par l’examen des stratégies argumentatives mises en œuvre par des candidats déboutés pour « défaut d’assimilation ». C’est ce que propose la fin du chapitre 5 qui fait porter la focale sur les stratégies de légitimation choisies par ces postulants dans le cadre de recours contentieux présentés au juge administratif. Si plusieurs extraits d’entretiens cités révèlent la confusion persistante entre islam et islamisme, l’auteur note que le « défaut d’assimilation » touche en fait des postulants sur lequel pèse le soupçon de pratiquer un islam militant mais qui n’ont pas subi de condamnation — ce qui aurait permis à l’administration de motiver le rejet de la demande pour « indignité ». Abdellali Hajjat met alors en évidence les formes de justifications — un des postulants se présente ainsi comme le promoteur d’un « islam à la française » — et d’« autoréhabilitation » — axant davantage sur les qualités et les titres des postulants ainsi que sur leur engagement dans le dialogue interreligieux — mises en œuvre par d’autres postulants. Le fait de mettre ces argumentaires en relation avec l’issue donnée au recours permet ainsi de voir ce qui donne de la légitimité à des postulants conçus dans un premier temps comme le tenant d’un islam politique et radical. Cependant, il aurait sans doute été très éclairant d’avoir une analyse plus développée sur le pouvoir de conviction qu’a sur l’administration l’argument mettant en avant la tolérance et le dialogue interreligieux par rapport à celui qui fait des requérant les promoteurs d’un islam à la française.

Assimilation et racialisation

Un des axes centraux de la réflexion menée par Abdellali Hajjat porte sur le caractère racialisé de la définition que donne la notion d’assimilation à la nation. Dès l’introduction, l’auteur précise que la notion de racialisation sert à décrire « un processus d’assignation et d’identification qui consacre une tendance à interpréter la réalité sociale au travers de catégories raciales » (p. 18-19). À la suite de quoi il ajoute que « chaque usage de la notion de race doit être situé dans un contexte précis et il faut éviter l’anachronisme ». Or, si l’on partage la définition de la notion de racialisation que donne l’auteur et sa prudence méthodologique, il nous semble que la suite de l’ouvrage aurait pu expliciter davantage les processus de racialisation à l’œuvre dans la procédure de naturalisation.

Conçue comme un instrument analytique, la notion de racialisation sert à mettre en lumière la manière dont à une époque donnée une société produit du racial. En ce sens, ce n’est pas tant la définition de la race qui change que ce qui est conçu comme racial ou pour le dire autrement ce qui sert à racialiser tel ou tel groupe d’individus. C’est la raison pour laquelle la notion de racialisation permet aussi d’analyser les processus par lesquels certains groupes ont pu progressivement être « blanchis » [1]. La notion de racialisation doit donc justement permettre d’analyser conjointement la disqualification de la notion de race et la persistance des processus qui assignent des groupes à des identités racialisés. Ainsi, l’auteur conclut peut-être trop rapidement à une « déracialisation » de la nationalité et des pratiques de naturalisation à partir du moment où la notion de race est remplacée par celle de culture (p. 132-136). Or, si dans le contexte de l’Après-Guerre la notion de race subit en effet une disqualification qui empêche de l’utiliser explicitement, l’usage de la notion de culture peut servir à racialiser tel ou tel groupe pour autant qu’elle est utilisée d’une manière qui naturalise et radicalise la différence rapportée à une origine réelle ou supposée. Cela paraît d’autant plus plausible que, comme le précise l’auteur, c’est à cette époque que des fonctionnaires influencés par la pensée de Georges Mauco arrivent au sein du ministère de la Population. En ce sens, on aurait encore affaire à un processus de racialisation, mais qui se dirait d’une autre manière, sans recourir explicitement à la notion de race, ce que semble du reste confirmer les exemples de mesure de la « qualité » de certains candidats à la naturalisation (p. 139).

Néanmoins, ces éléments de discussion ne doivent pas porter ombrage à la socio-histoire de la condition d’assimilation et de la naturalisation que cet ouvrage propose. Fondé sur une très grande exigence théorique et une analyse très fine des matériaux recueillis pendant l’enquête de terrain, le livre d’Abdellali Hajjat présente une contribution importante à l’analyse des modalités de production de l’ordre national.

par Sarah Mazouz, le 5 septembre 2012

Pour citer cet article :

Sarah Mazouz, « Les contours de l’assimilation », La Vie des idées , 5 septembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-contours-de-l-assimilation

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Notes

[1Voir, sur ce point, la manière dont la racialisation subie par les Irlandais, aux États-Unis, à pousser à les concevoir comme porteurs de caractéristiques physiques et phénotypiques différentes des WASP qui se concevaient du reste comme blancs, ou, encore, la manière dont la racialisation subie par les juifs a également amené à concevoir que certains traits physiques étaient caractéristiques. Cf. Sander L. Gilman « Are Jews White ? », in Les Back et John Solomos (dir.) Theories of Race and Racism,A Reader, Londres, Routledge, 2009, p. 294-302. Voir également Noel Ignatiev, How the Irish Became White  ? Londres et New York, Routledge, 1995 ; Karen Brodkin, How Jews became White Folk and What That Says About Race in America, New Brunswick, Rutgers University Press, 1998 ; ainsi que Pap Ndiaye « Questions de couleur. Histoire, idéologie et pratiques du colorisme », in Didier Fassin et Éric Fassin (dir.) De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006, p. 37-54.

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