Alain Prochiantz, professeur au Collège de France à la chaire de processus morphogénétique revient sur les méandres de sa carrière, ce qu’il appelle des « accidents ». L’un d’entre eux (une découverte majeure et inattendue) a redessiné les contours théoriques de sa discipline et ouvert de nouvelles voies thérapeutiques. C’est le scientifique qui se livre ici, mais aussi le philosophe des sciences et l’artiste. Car pour lui toutes ces activités se nourrissent les unes des autres.
La Vie des idées : Alain Prochiantz, vous êtes professeur au Collège de France depuis 2007. Vous occupez la chaire de processus morphogénétique et vous travaillez aussi dans un laboratoire à l’École Normale Supérieure sur le développement du système nerveux et son évolution. Pouvez-vous nous retracer votre itinéraire professionnel et, surtout, le tournant qu’a connu cet itinéraire ?
Alain Prochiantz : Oui, il y a eu beaucoup de virages parce qu’en fait j’ai commencé en 1971 en travaillant sur les virus végétaux, notamment celui du navet. Je sais, ça fait rire mais c’est un virus très intéressant. Et puis après, j’ai décidé de faire des neurosciences en 1976.
La Vie des idées : Vous êtes passé du navet aux neurosciences, sans transition ?
Alain Prochiantz : Oui, généralement les gens passent du cerveau au navet mais moi j’ai décidé de faire le chemin inverse. J’ai travaillé à ce moment-là, dans un laboratoire du Collège de France d’ailleurs, sur les développements du système nerveux avant de partir aux États-Unis. Je pense que le tournant principal auquel vous faites allusion est celui d’il y a trente ans. Là, je suis tombé sur un phénomène auquel je ne m’attendais pas, auquel personne ne s’attendait. On s’est aperçu que certaines molécules censées rester dans le noyau traversent ses membranes et vont envahir d’autres cellules. C’était si inattendu que tout laissait penser au reste de la communauté scientifique, moi compris, que c’était un artefact. Or, ça s’est révélé ne pas en être un. Cela a décidé du reste de mon existence scientifique.
La Vie des idées : Vous souvenez-vous du moment où vous avez fait cette découverte, quand vous êtes tombé sur ce fait ? Qu’est-ce que vous vous êtes dit ? Vous avez renouvelé l’expérience plusieurs fois ? Que disaient vos collègues ?
Alain Prochiantz : Je me suis dit ce n’était pas possible. Mais en même temps, j’ai envisagé tout de suite les conséquences théoriques qu’il fallait tirer de cette observation si elle était exacte. Ca s’est déroulé très rapidement dans ma tête. Mais en même temps évidemment, c’était un phénomène très étonnant qu’on observait. Donc il y avait 9 chances sur 10 pour que ce soit ce qu’on appelle un artefact.
La Vie des idées : J’ai repris une phrase de Claude Bernard que vous citez vous-même dans votre livre Les variations Darwin. Je la lis car elle me semble bien illustrer votre histoire : « quand le fait qu’on rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie lors même que celle-ci soutenue par de grands noms est généralement acceptée. » Et vous ajoutez : « Le pire serait de ne voir que ce qui colle, d’éliminer ce qui peut faire dérailler le modèle. La science se fige dans son algorithme de départ. L’accident devient impossible. »
Alain Prochiantz : Oui, je pense qu’on a eu un accident. En fait, je suis un accidenté de la science comme il y a des accidentés de la route ; mais je m’en suis sorti.
La Vie des idées : Dans votre leçon inaugurale au Collège de France, vous dites aussi que le fait d’avoir observé et soutenu ce fait paradoxal tenait sans doute à votre jeunesse.
Alain Prochiantz : En fait, j’avais déjà 40 ans. J’ai commencé en 1971 et on était en 1987. J’avais déjà 16 ans d’activité scientifique derrière moi. Mais j’étais jeune dans ce domaine. Quand on change de domaine (et cela m’est arrivé plusieurs fois : biologie végétale, neuroscience, biologie du développement), on voit les choses avec un œil qui n’est pas obscurci par les idées dominantes tout simplement parce qu’on ne les connaît pas. À l’époque, je ne me rendais pas compte à quel point cette observation pouvait déranger. Donc j’y suis allé franco. Un peu trop, je dois reconnaître. Sur un mode un peu provocateur. On a néanmoins travaillé sérieusement.
La Vie des idées : Cette découverte a-t-elle déplacé le paradigme en place ? L’a-t-elle fait exploser ?
Alain Prochiantz : Je crois que cette découverte a pris à contrepied plusieurs paradigmes. D’abord les facteurs de transcription (qui sont dans les noyaux cellulaires et régulent l’expression des gènes) ne sont pas sensés se promener entre les cellules. C’était d’autant plus étonnant à l’époque qu’on pensait que ces facteurs n’avait pas les séquences qu’il faut pour sortir des cellules ni pour en pénétrer une autre, c’est-à-dire pour traverser les membranes. Tout le monde pensait que les membranes ne pouvaient pas être perméables à des protéines. Donc d’un seul coup effectivement, je pense que je prenais à rebrousse-poil un certain nombre de dogmes de biologie cellulaire, de biologie du développement.
La Vie des idées : Et cette sortie de facteurs de transcription de la cellule, vous êtes le premier à l’avoir observé ?
Alain Prochiantz : Oui, je crois. Il me semble que ça a été proposé par quelqu’un qui travaillait sur un facteur de transcription du virus HIV et qui montrait que ce facteur de transmission pouvait traverser les membranes. C’était une expérience intéressante mais qui n’a jamais été poussée dans ses conclusions. Vous savez, on fait une observation et ensuite on transforme cette observation en découverte. L’observation prend quelques semaines et la transformation prend quelques années. Le début est facile, la suite beaucoup moins…
La Vie des idées : Et aujourd’hui personne ne conteste ce fait théorisé ?
Alain Prochiantz : Je ne connais pas tout le monde. Enfin il y a peut-être des gens qui le contestent, des gens qui sont sceptiques en tout cas. J’en connais quelques uns. Qu’ils fassent les manipulations et ils seront alors convaincus.
La Vie des idées : Et vos pairs, comment ont-ils réagi à ce moment là ?
Alain Prochiantz : Ça dépend. Ça a été assez contrasté. Certains disaient « ce n’est pas possible » ; d’autres : « si c’est vrai, c’est intéressant ». D’autres encore m’ont soutenu, m’ont aidé.
La Vie des idées : Vous dites que l’un des problèmes c’est justement, quand on tombe sur un fait comme ça qui n’est pas généralement admis, « c’est de se placer en porte-à-faux par rapport à un état de la théorie dont la prégnance et l’acceptation sont telles que la question même sur un point de détail provoque des réactions démesurées de la part de la communauté scientifique, de ces papes cardinaux et autres gardiens du temple. »
Alain Prochiantz : Parce que ça dérange, vous savez, nous les scientifiques, dans une espèce de paradigme qui est relativement confortable. Tout d’un coup, il y a un « zozo » qui arrive qui vous dit « non, ça se passe autrement ». Le confort en est affecté. On a touché à quelque chose qui est assez intéressant de ce point de vue parce que les scientifiques sont par nature conservateurs, c’est-à-dire tout à fait normaux car on a intérêt à être conservateur. Moi aussi je suis conservateur. Le problème c’est qu’un jour il y a un truc qui ne colle plus. À ce moment-là, il faut savoir accepter que ça ne colle plus.
La Vie des idées : On a intérêt à être conservateur parce que sinon on remettrait en question trop facilement la théorie…
Alain Prochiantz : Oui. En fait, je suis assez respectueux du processus de jugement par les pairs. Plus quelque chose est bizarre et plus il faut apporter des preuves solides. Et ce conservatisme de la cité des savants fait qu’on est obligé d’apporter, d’apporter… Au bout du compte, ça renforce la découverte.
La Vie des idées : Vous parlez aussi dans votre leçon inaugurale du scepticisme des journaux scientifiques au départ qui vous ont d’une certaine manière forcé à affûter vos arguments.
Alain Prochiantz : Oui, bien sûr mais les journaux scientifiques, ce sont les scientifiques eux-mêmes.
La Vie des idées : Et aujourd’hui vous travaillez toujours sur cette découverte ?
Alain Prochiantz : Oui toujours, parce que le fait en soi n’a jamais été remis en question. Il y a même des outils qui ont été créés, des vecteurs. Je pense que très rapidement les gens ont accepté le fait. Maintenant, au niveau physiologique, c’est autre chose. Une fois que vous avez démontré que les facteurs de transcription peuvent pénétrer certaines cellules, cela ne veut pas dire qu’ils le fassent forcément dans l’animal ou dans la plante. Et à partir de là, il faut donc montrer que ça se passe comme ça dans l’animal. Ensuite il faut comprendre à quoi ça sert, pourquoi, quelle est la fonction de ce processus. Et donc une fois démontré que c’est possible, ce que nous avons fait assez rapidement, il a fallu quand même une vingtaine d’années pour trouver des fonctions physiologiques. Cela s’est fait en collaboration avec d’autres laboratoires.
La Vie des idées : Est-ce que vous pouvez nous en dire un petit peu plus sur ce point ?
Alain Prochiantz : Ces facteurs de transcription, ces molécules, qui sont normalement sur le noyau, sont des marqueurs de position. Imaginez que je prenne n’importe quelle cellule dans votre cerveau ou ailleurs, si j’étais capable de connaître la combinaison de ces facteurs dans votre cerveau et la quantité de chacun de ces facteurs dans cette cellule, je pourrais vous dire exactement où se situe la cellule dans le cerveau. C’est comme si vous aviez un petit drapeau disant « je suis une cellule de Strasbourg » par exemple. Quand cette cellule migre, par exemple pour aller à Paris, elle sait qu’elle est arrivée à Paris parce qu’elle a échangé des facteurs de transcription entre Strasbourg et Paris. Cela s’appelle le guidage. C’est un phénomène qui est très important pour le guidage des axones au moment notamment où le système nerveux se développe. Je suis également certain que tout ceci pourrait donner lieu à des applications dans certaines pathologies.
La Vie des idées : Oui, parce que vous faites de la recherche fondamentale mais cette recherche fondamentale va sans doute avoir des débouchés prochainement. Vous parliez de pathologies, est-ce que vous pourriez nous en dire un petit peu plus à ce sujet ?
Alain Prochiantz : Oui je fais de la recherche fondamentale mais il n’y a pas une physique pour construire les ponts et une physique pour que les ponts s’écroulent. C’est la même. Donc à partir du moment où vous découvrez un nouveau mécanisme de transmission des signaux (ce qui est arrivé), cela a forcément un pendant physiopathologique. Donc oui, je pense qu’il y a des pathologies qui sont associées à des défauts de cette signalisation par le transfert de protéines, qu’on a appelé des protéines messagères. Notamment des pathologies du système nerveux qui sont liées à ce qu’on appelle la période critique, d’apprentissage en particulier.
La Vie des idées : Qui se situe à quel âge ?
Alain Prochiantz : Ca dépend. Par exemple, pour la vision binoculaire, c’est à quatre ans. Pour les langages, ou le développement des systèmes moteurs, c’est encore un autre âge. Tout cela s’accompagne de modifications du système. Et si ces modifications ne se font pas bien, c’est-à-dire que si le cerveau ne s’adapte pas au milieu, on reste en panne. Mes collègues et moi pensons que ce transfert de facteurs de transcription joue un grand rôle dans le contrôle de cette période où on peut apprendre. On cherche donc, grâce à ces facteurs de transcription, à rouvrir des périodes de plasticité cérébrale chez l’adulte et ainsi à guérir certaines pathologies liées à un défaut d’acquisition pendant la période qu’on appelle critique.
La Vie des idées : Sur quels types de pathologie ?
Alain Prochiantz : Pour l’instant, on travaille sur la vision binoculaire chez la souris… Je ne travaille pas sur l’homme. Je ne suis pas médecin. Je travaille sur le poulet, le poisson zèbre, la souris, qui ont beaucoup de choses communes aussi avec le sapiens bien sûr.
La Vie des idées : Dans vos différents ouvrages, vous parlez beaucoup de la révolution scientifique qu’a constitué la découverte des gènes de développement. Que sont ces gènes de développement ?
Alain Prochiantz : Si vous disséquez ma main, vous aurez exactement les mêmes cellules que si vous disséquez mon pied. Et pourtant comme vous pouvez le voir, la forme de la main n’est pas du tout la forme du pied. Les gènes de développement sont les gènes qui font que, à tel endroit du corps, les mêmes cellules vont s’associer pour faire une forme A, la main, et à tel autre endroit vont s’associer pour faire une autre forme B, le pied. Et c’est vrai pour tous les organes, c’est de la morphogénèse. Je suis morphogénéticien. Donc les gènes de développement sont en gros les gènes qui, en fonction de la position, décident de la forme.
La Vie des idées : Vous faites des expériences assez terribles sur les mouches à cet égard. Elles ont des yeux partout, elles ont des ailes à la place…
Alain Prochiantz : Oui. Vous pouvez forcer une mouche à avoir une aile à la place des yeux, à avoir des pattes à la place des antennes ; des yeux au bout des antennes ou des yeux au bout des pattes.
La Vie des idées : Et donc ces gènes de développement, on pourrait dire d’une certaine manière qu’ils sont plus fondamentaux que beaucoup d’autres gènes ?
Alain Prochiantz : Tous les gènes sont importants mais il y a gène et gène, c’est sûr. Un gène qui décide si vous avez les yeux bleus ou noirs, les cheveux frisés ou raides, c’est important pour certaines personnes mais ce n’est pas la même chose que de savoir si vous avez une oreille au même endroit, pour ne parler que de ça. Donc oui, il y a deux catégories de gènes. Les facteurs de transcription dont cette famille qui se balade de cellule en cellule sont des produits de gènes de développement. Donc une place de gène qui est particulièrement importante, si on veut comprendre ce qu’est la forme, c’est-à-dire le développement mais aussi l’évolution. L’évolution c’est aussi la création de formes nouvelles. Donc oui, ce sont des gènes qui sont très fondamentaux.
La Vie des idées : En quoi les gènes de développement apportent-ils une lumière nouvelle sur l’évolution ?
Alain Prochiantz : La découverte de ces gènes de développement est très récente : le premier a été cloné en 1984. Ca a été un moment-clef de l’histoire de la biologie parce que c’est une catégorie de gènes qui a permis de faire le lien entre la génétique, le développement et l’évolution. En effet, les mutations de ces gènes permettent des changements massifs de forme des vivants. C’est la base de l’évolution. Ces gènes de développement permettent donc à la fois de comprendre l’ontogénèse et la phylogénèse. Grace à eux, une nouvelle discipline que l’on appelle Evo-dévo est née. Nous voilà face à ce qu’on pourrait appeler une vraie théorie du vivant. Cette théorie du vivant n’est pas réductible à une théorie physique. Certes, nous sommes faits de matière. Mais à partir du moment où vous vous intéressez au développement, à la reproduction et à l’évolution, vous avez besoin de concepts qui soient spécifiques à l’objet : c’est de la physiologie, fondamentalement. La découverte de ces gènes, à mon avis, est un moment essentiel pour l’histoire de notre discipline.
La Vie des idées : Est-ce que les gènes de développement sont fondamentaux pour comprendre la spécificité humaine ? Vous insistez beaucoup sur la spécificité humaine par rapport aux autres espèces vivantes.
Alain Prochiantz : Oui parce que ce n’est pas un singe qui vous parle. Vous-même, vous n’êtes pas une guenon. Si vous l’étiez, vous ne seriez pas capable de lire un livre. Je sais qu’aujourd’hui il y a une espèce de folie qui voudrait qu’on soit un epsilon des singes. C’est totalement faux. C’est un exercice comptable qui produit cette illusion. On a vu qu’il y avait 1% (1, 23% exactement) de différences entre les génomes des chimpanzés et celui de sapiens. Et cela n’a pas de sens parce que les êtres vivants ont tous, en grande partie, les mêmes gènes : nous sommes à 80% souris. Or, du point de vue cérébral, nous sommes très différents des singes. Si le singe a 400 cm3 de cortex, nous en avons en moyenne, 1400. Il y a 1000 centimètres cube de trop. Ces 1000 centimètres cube de trop, c’est ça qui fait le sapiens. C’est ça qui fait les poètes, les suicidés, les savants…
La Vie des idées : Si on revient à une considération génétique, vous parlez beaucoup de l’importance de l’épigénèse chez l’être humain, le fait que chez l’être humain le phénotype est beaucoup moins contraint par le génotype que dans d’autres espèces animales.
Alain Prochiantz : D’abord, l’épigénèse, c’est important dans toutes les espèces animales et végétales, c’est-à-dire que pour un génome donné, vous avez une infinité de phénotypes possibles parce que les êtres vivants sont des incroyables machines à s’adapter au milieu. Alors il y a différentes façons de s’adapter. Quand vous allez du côté des invertébrés, la façon est je dirais plutôt clonale : elles se reproduisent très vite. Si vous êtes une telle bestiole, vous en faites 1000 autres en l’espace de quelques jours, quelques heures. Au cours de l’évolution, finalement ce qui arrive, c’est qu’on se reproduit de moins en moins. On arrive chez nous maintenant, chez sapiens, on se met à deux, on en fait deux. Ca nous prend quarante ans. Alors la sélection naturelle, à ce niveau, va être compliquée même si on continue à évoluer, ce qui est le cas génétiquement. Les stratégies utilisées qui on été sélectionnées génétiquement sont des stratégies qui permettent une adaptation au niveau individuel : c’est ce qu’on appelle l’individuation. Et du coup, je pense que nous sommes au sommet de cette capacité d’adaptation par individuation. Ce phénomène à travers lequel ce n’est plus tant l’individu qui s’adapte au milieu mais le milieu qui fabrique, qui façonne l’individu, c’est l’épigénèse.
La Vie des idées : Et là vous inventez le concept d’ « anature » pour l’homme.
Alain Prochiantz : Oui. Dans un livre qu’on ne trouve plus parce que c’est un éditeur qui refuse de republier mes textes.
La Vie des idées : Profitez-en pour dire le titre.
Alain Prochiantz :La biologie dans le boudoir. C’est chez Odile Jacob. Oui, j’ai avancé le concept d’ « anature » de l’homme (avec « a » privatif). Une « anature » par nature. Ce n’est pas du tout un concept religieux. Je suis un athée farouche. C’est justement par nature que l’homme est anature. C’est la nature même de nos gènes de développement et la façon dont ça s’est construit qui fait que nous sommes comme sortis de la nature. Et ça, c’est un fait. Nous sommes des animaux techniques. On ne serait pas là sinon.
La Vie des idées : Et en disant cela, vous affirmez aussi l’indépendance des disciplines les unes par rapport aux autres. Vous êtes aussi un farouche défenseur du non-réductionnisme, quel qu’il soit d’ailleurs : aussi bien tenter humaniser les sciences naturelles ou de biologiser l’anthropologie. On peut penser, à cet égard, à la sociobiologie, à l’ouvrage d’Edward O. Wilson qui s’appelle L’unité des savoirs.
Alain Prochiantz : Oui, mais je ne confonds pas l’objet en soi et l’objet scientifique. Ce sont deux choses différentes. Un objet scientifique, c’est un objet plus une théorie. Donc je peux vous considérer. Votre cerveau peut très bien faire l’objet d’une étude par la physique. Je peux prendre ce cerveau, le balancer à travers la pièce et calculer sa trajectoire en fonction des circonvolutions de cette dernière, de la résistance de l’air... Après, je peux m’intéresser au cerveau d’un autre point de vue, du point de vue de l’objet biologique. Il faut bien comprendre qu’un objet scientifique, c’est l’objet plus la théorie qui rend compte de ce qu’on va étudier dans cet objet. De ce point de vue, je suis effectivement farouchement pour l’indépendance des disciplines. Ça ne veut pas dire que ça ne peut pas bouger, qu’il n’y a pas d’interactions, qu’on ne peut pas faire de l’interdisciplinaire. Justement parce que ces théories ne sont pas des objets en soi, ce sont des objets fragiles qui bougent, qui évoluent aussi. Justement pour cela, il y a des interactions et ce n’est pas figé. Mais si j’étudie l’homme du point de vue d’un sociologue, je ne vais pas avoir le même corpus théorique qu’un anthropologue ou qu’un biologiste ou qu’un physicien…
La Vie des idées : Il y a toujours cette prétention à vouloir tout englober à travers sa discipline, de vouloir embrasser les autres approches, de vouloir faire une science du vivant avec une approche physico-chimique ou de vouloir faire une science sociologique ou psychologique avec de la biologie.
Alain Prochiantz : Rien n’est interdit en science. Je crois que tout est possible. Mais les théories sont des choses qui existent et qui ont une histoire. Ce sont des constructions humaines, bien entendu, donc ça ne tombe pas du ciel, ça peut être faux, ça peut être perfectible. Mais pour l’instant, la physique ou la chimie sont pour moi des outils, des outils dont on a besoin pour nos études sur le vivant. Mais sur le plan théorique, c’est le vivant en tant qu’il est un objet vivant et qui s’inscrit donc, en tant que tel, dans une théorie du vivant. Sur ce point, je suis très fidèle à Claude Bernard que j’ai beaucoup lu et admiré. Si je vais dans la nature avec mon ami Philippe Descola qui est anthropologue, il regardera les animaux ou les sapiens de façon différente que moi. Quand un Indien dit : cette panthère est ma sœur, ce n’est pas du tout de la même façon qu’un biologiste le dirait…
La Vie des idées : Est-ce que les sociobiologistes n’ont pas tendance à s’approprier non pas seulement des objets mais une manière d’en dire quelque chose qui dépassent la pure approche biologiste ?
Alain Prochiantz : Ah mais bien sûr, il y a un impérialisme de certains biologistes par rapport aux sciences humaines, de même qu’un impérialisme de la physique par rapport à la biologie, des mathématiques à la physique ; on n’est pas obligé d’être d’accord.
La Vie des idées : Eh bien justement, j’essayais de susciter votre désaccord.
Alain Prochiantz : En effet, je ne suis pas d’accord du tout. Je ne peux pas présumer de ce qui se passera dans 5 ans, 10 ou 30 ans. Mais aujourd’hui, je ne pense pas, par exemple, que l’économie soit une science qui relève du système nerveux. Qu’on puisse s’intéresser à savoir ce qui se passe dans un système nerveux au moment où un économiste va prendre une décision, ça devient de la neurobiologie mais ça n’a plus rien d’une science économique. Donc cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une science économique.
La Vie des idées : Vous avez une définition tout à fait particulière de la pensée où justement vous restez bien à votre place de biologiste.
Alain Prochiantz : C’est-à-dire que je ne sors jamais de ma discipline, presque jamais.
La Vie des idées : Alors qu’est-ce que la pensée pour un biologiste ?
Alain Prochiantz : Pour moi, c’est la capacité à s’adapter au niveau individuel ou au niveau de l’espèce. C’est ce rapport qui existe entre moi, par exemple, et le milieu. Voilà, c’est ça la pensée. Et de ce fait, c’est une définition très biologique. Mais ça veut dire que tout pense, que les bactéries pensent, que les plantes pensent. Même si ce n’est pas le même niveau de complexité de pensée, bien entendu. C’est une définition biologique qui se distingue de toute autre définition de la pensée qui peut venir d’une autre discipline et qui est totalement justifiée dans son domaine théorique. En biologiste, je pense que les bactéries pensent, à leur maigre façon.
La Vie des idées : Vous vous êtes beaucoup intéressé aux travaux d’Alan Turing ?
Alain Prochiantz : Oui, beaucoup. J’ai une grande admiration pour ce grand poète du XXe siècle.
La Vie des idées : Vous parlez de pensée. Pourtant vous vous distinguez beaucoup de son approche de la pensée.
Alain Prochiantz : De son approche au début de ses écrits, oui, pas ceux de la fin, justement… Au début, il pensait que le cerveau était une machine logique. C’était un très grand mathématicien qui a résolu des problèmes de mathématiques très difficiles, c’était un grand informaticien aussi, qui est quand même, d’une certaine manière, l’inventeur de l’informatique et des ordinateurs, C’était aussi un très grand philosophe. Je pense que l’article qu’il a écrit dans la revue Mind, "Est-ce que les machines pensent ?", est un des articles-clefs dans le domaine philosophique. Et puis c’était un très grand biologiste qui a inventé le concept de morphogène. Je suis morphogénéticien. Et d’ailleurs son livre m’a été très utile pour comprendre ce que je faisais moi-même. En fait, je pense que nous avons découvert quelque chose qui a à voir avec la théorie de Turing en biologie. Il a écrit trois ou quatre articles. Mais à chaque fois, c’était un succès. Et c’est un succès dans trois disciplines différentes. Aujourd’hui, les gens écrivent 500, 800 articles et personne ne s’en souviendra dans 10 ans. Il en a écrit trois et on parle encore. Je suis sûr qu’on en parlera encore dans 50 ans.
Dans son article "Les machines pensent-elles ?", à la fin, il dit qu’il faudrait comprendre comment un cerveau d’enfant est capable de se former au cours du développement pour finalement appréhender l’environnement. Il a abandonné cette idée de cerveau machine d’une certaine façon. Il a pensé que l’humain pourrait donner une réponse, plus tard, à ce que serait la construction de machines qui pensent. Mais moi, je n’ai jamais dit autre chose, c’est-à-dire qu’il y a une machine qui pense, le cerveau. Mais il faut abandonner des modélisations informatiques qui sont un peu stupides et qui ne peuvent pas rendre compte de la pensée humaine. Et c’est comme ça que Turing est devenu biologiste, qu’il s’est intéressé à la morphogénèse, c’est-à-dire au développement des formes. C’est comme ça qu’il a posé les bases d’une théorie de la morphogénèse et des morphogènes qui est, à mon avis, cruciale.
La Vie des idées : Et comment avez-vous découvert Turing ?
Alain Prochiantz : J’avais lu beaucoup de choses sur lui quand j’étais « enfant », c’est-à-dire entre 1974 et 1980. Je l’ai redécouvert à l’occasion du travail théâtral, qui était d’ailleurs un plaisir, que nous avons fait avec mon ami Jean-François Peyret. Jean-François avait monté deux spectacles magnifiques sur Turing. Et à l’époque, je ne travaillais pas encore avec lui directement, c’est-à-dire, je n’écrivais pas directement avec lui. À l’époque, il avait cette manie d’inviter à sa table des savants pour discuter avec les acteurs. La façon dont Peyret travaille est très intéressante : il a un texte qu’il appelle partition numéro un sur lequel les acteurs improvisent. Et puis le soir, il réécrit. Il se produit comme une sorte de sélection naturelle du texte à travers ce travail… Pour aider les acteurs à comprendre de quoi il retourne, il invite des gens autour de la table à discuter avec les acteurs. Et quand il a fait son travail sur Turing, il savait que j’étais plus ou moins intéressé. Donc il m’a demandé de venir discuter. Du coup, j’ai été obligé de relire Turing. Il m’a obligé à relire et en relisant Turing vraiment, pas comme un étudiant mais comme quelqu’un qui veut comprendre, je me suis rendu compte que ce que je faisais rentrait totalement en collision avec sa théorie des morphogènes.
La Vie des idées : Cela vous a fait avancer sur votre travail théorique ?
Alain Prochiantz : Bien entendu, ça m’a vraiment donné des idées. On a publié un article il n’y pas très longtemps dans le Journal of Theoretical Biology qui est entièrement un article turingien. Et ça, c’est ce que j’appelle la science nocturne. Oui, je crois qu’il faut se donner le temps de faire ça. On ne perd jamais son temps quand on lit les anciens. Vous savez, la science, c’est une conversation entre amis, avec des gens qui sont vivants bien entendu heureusement mais aussi avec des gens qui sont morts. Et c’est une conversation qui se poursuit. Quand on lit Darwin aujourd’hui, on apprend énormément de choses…
La Vie des idées : Vous continuez à travailler avec Jean-François Peyret ?
Alain Prochiantz : On va continuer. De toute façon, on se voit, on en discute.
La Vie des idées : Donc vous avez fait des pièces de théâtre avec lui ?
Alain Prochiantz : Oui, je ne dirais pas ça comme ça, disons qu’on a fabriqué des objets un petit peu bizarres avec Jean François, qui ont été joués à Avignon, au TNS à Strasbourg, à Chaillot, à Caen, à Toulouse.
La Vie des idées : Et si on veut lire ces objets étranges, ces objets livresques…
Alain Prochiantz :La génisse et le pythagoricien, Les variations Darwin qui on été publiées aux éditions Odile Jacob, et qui montrent un petit peu l’idée que je me fais de la science. Car, au début, ce n’était pas pour faire du théâtre, mais de la science, une autre façon de faire de la science. Je pense qu’elle est indispensable si on veut vraiment comprendre.
La Vie des idées : Vous avez soixante ans, vous êtes tout jeune.
Alain Prochiantz : Oui, enfin ça dépend. Vous n’avez pas vu le moteur.
La Vie des idées : Je n’ai pas vu le moteur mais je vois ce qu’il produit.
Alain Prochiantz : Le temps est compté maintenant.
La Vie des idées : Alors vous allez l’utiliser à quoi ce temps ?
Alain Prochiantz : À poursuivre mon travail, j’ai une dizaine d’années de laboratoire devant moi, si je vis jusque-là. En dix ans de labo, on peut faire beaucoup de choses. Je vais essayer de faire aussi bien que possible. Ca passe vite.
La Vie des idées : On se retrouve dans dix ans ?
Alain Prochiantz : Peut-être… Espérons.
Propos recueillis par Ariane Poulantzas.
Retranscription : Émilie Boutin.
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Ariane Poulantzas, « « Les bactéries pensent aussi ». Entretien avec Alain Prochiantz »,
La Vie des idées
, 5 juin 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-bacteries-pensent-aussi
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