Recensé : Matthieu Rey (dir.), « Militaires et pouvoirs au Moyen-Orient », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°124, octobre-décembre 2014, 252 p., 23€.
Le dossier thématique « Militaires et pouvoirs au Moyen-Orient », coordonné par Matthieu Rey dans la revue Vingtième siècle. Revue d’histoire, propose une relecture de l’histoire sociale et politique du Moyen-Orient à travers l’étude du fait militaire et notamment des rapports entre armée, pouvoirs et État.
L’intérêt et la pertinence de ce dossier, qui participe au renouvellement du champ historiographique, sont évidents [1]. Il a pour objectif d’apporter des éléments de compréhension et de contextualisation à l’histoire des armées contemporaines dans le Moyen-Orient arabe depuis les « printemps arabes » [2].
Des travaux plus anciens, notamment de science politique dans le monde anglo-saxon [3], ont questionné le fait militaire dans les années 1950 et 1960 et se sont intéressés au rôle modernisateur de ces acteurs au lendemain des indépendances. Or, les récents bouleversements sur la scène politique du monde arabe, depuis 2011, nous invitent à repenser le concept de révolution. En effet, cette nouvelle vague révolutionnaire nous renvoie à celles des années 1950 qui avaient présidé à l’émergence et à la légitimation de systèmes politiques qu’elle vient de balayer.
Une approche pluridisciplinaire des armées au Moyen-Orient
Ce dossier s’inscrit dans une approche pluridisciplinaire de l’histoire du fait politique et militaire, enrichie par une approche sociologique/sociopolitique [4]. Il nous présente sept papiers qui couvrent le long XXe siècle à travers l’émergence d’un acteur particulier, l’armée, dans ses rapports à l’État et à la société, au prisme des relations entre facteurs internes et externes ou internationaux. Ce numéro spécial cherche à donner des éléments de compréhension à l’histoire du temps présent, voire à l’histoire immédiate. Il montre que, lors de leur création, la plupart des armées du Moyen-Orient étaient investies de deux missions prioritaires, à savoir, intégrer les composantes de la Nation et assurer sa défense. Ce faisant, les armées furent amenées à endosser des attributions plus larges, telles qu’un rôle d’arbitre, épée de Damoclès au-dessus des partis politiques et des forces sociales. Ces papiers retracent tant la singularité que les traits communs aux trajectoires des institutions militaires de la plupart des États au Moyen-Orient.
Sur le plan méthodologique, ce dossier présente des recherches retraçant des trajectoires nationales dont certaines sont peu connues. C’est le cas, par exemple, de l’histoire de l’armée libanaise, dont il faut souligner l’originalité, puisqu’on met souvent en avant sa faiblesse – ici nuancée – la marginalisant dans les analyses. De nouvelles périodisations sont proposées grâce à l’étude de séquences longues qui permettent de restituer des continuités qui ne pourraient apparaître dans des études ayant un cadre chronologique plus resserré. Ces analyses chronologiques, qui ne se réfèrent pas forcément aux périodisations classiques, s’avèrent stimulantes comme l’étude de l’Irak qui débute dans les années 1930 jusqu’à l’avènement du régime de Saddam Hussein.
Enfin, l’usage des sources est largement renouvelé, grâce à l’accès à des archives récemment ouvertes et à la publication de mémoires rédigés par des acteurs politiques et militaires. À cet égard, ce numéro participe au renouvellement historiographique sur le Moyen-Orient [5].
Des révolutions en miroirs : militaires, État, pouvoirs
L’une des interrogations qui traverse ce dossier porte sur les révolutions, envisagées à plusieurs âges. Henry Laurens définit la révolution comme la matrice d’un court XXe siècle, car les révolutions des années 1950 furent fondatrices de régimes politiques qui se maintinrent pendant environ cinquante ans et propulsèrent sur le devant de la scène un acteur nouveau, l’officier. Ce sont elles qui ont posé les fondations des régimes qui viennent d’être ébranlés lors des dernières révolutions.
Deux contributions sont dédiées à « l’âge des révolutions » dans les années 1950 et 1960. La première est un entretien avec Henry Laurens proposant une relecture du « temps des révolutions » et s’interrogeant sur l’avènement des régimes militaires au Moyen-Orient. Henry Laurens revient sur la définition du terme de révolution et reconnaît le caractère de révolutions aux bouleversements des années 1950 et 1960, en se référant à des critères marxisants, puisque toutes les structures économiques furent bouleversées et que les rapports et les moyens de production furent transformés. Un gigantesque transfert de propriétés fut à l’œuvre à travers la réforme agraire et les politiques de nationalisation. Ainsi, la société s’en trouva transformée de manière radicale, ce qui n’est absolument pas le cas des révolutions de 2011. Si le combat pour la dignité est présent dans les deux vagues de révolutions, dans les dernières en date, il s’agit de rétablir la dignité personnelle, de dénoncer la kleptocratie des régimes, mais sans projet de société socialisante. Henry Laurens situe le premier coup d’État militaire dans le monde arabe en Irak à la fin des années 1930, auquel succède le coup d’État de 1949 en Syrie. Or ces coups d’État n’ont pas vraiment bouleversé la nature des classes sociales ni l’organisation des moyens de production et de la propriété. Il situe la véritable première révolution en Égypte lors du coup d’État des officiers libres en 1952. En outre, les officiers vont être représentés comme des acteurs de la modernisation et d’un projet réformateur de la société. La fin de l’âge des révolutions se situerait en 1970 avec la mort de Nasser et le dernier coup d’État en Syrie amenant Hafez al Assad au pouvoir.
La seconde contribution, de Tewficq Aclimendos, s’attache à « Nasser, Amer et leur armée » en Égypte. La constitution et la place de l’armée après le coup d’État des officiers libres de 1952 dans l’Égypte de Nasser est discutée. L’auteur souligne l’ambivalence des relations entre l’armée et le pouvoir qui se poursuivit jusqu’en 1970, ainsi que de nombreux paradoxes, le premier étant qu’un régime militaire fut promu alors que l’armée était encore largement à constituer. Il a recours à des mémoires des anciens militaires pour éclairer le processus de construction de l’armée égyptienne et les relations complexes entretenues par l’armée et le pouvoir.
Dans sa contribution, Hamit Bozarslan présente l’évolution des rapports entre armée et politique en Turquie au XXe siècle, en partant de la dernière décennie de l’Empire ottoman, lors de la « révolution Jeune Turque » de 1908, jusqu’au coup d’État de 1980. Cette révolution, la plus ancienne des révolutions évoquées dans ce dossier, y est définie comme un pronunciamiento qui prend la forme d’une révolution conservatrice qui s’inspire à ses débuts de la révolution française de 1789. Puis, cette élite militaire perdit deux guerres, les guerres balkaniques et la Première Guerre mondiale, mais elle fut finalement victorieuse lors de la guerre d’indépendance. Hamit Bozarslan souligne les paradoxes de la jeune république de Turquie, présentée comme un modèle de modernité et de laïcité, alors qu’elle avait été fondée en grande partie par des officiers militaires ottomans. Simultanément, elle inaugura un régime de parti unique qui n’était cependant pas un régime militaire. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie mit fin au régime du parti unique et l’armée occupa alors un rôle d’arbitre dans la vie politique. La Turquie intégra l’OTAN et l’armée se repositionna. Trois coups d’États, en 1960, 1971 et 1980 vinrent ponctuer les trois premières décennies inaugurant le multipartisme. Cependant, au tournant du XXe siècle, l’armée ne put empêcher l’accès au pouvoir d’un parti islamo-conservateur. En conséquence, elle s’en trouvera progressivement marginalisée.
Devenir le creuset de l’unité nationale ?
L’une des missions assignées aux armées au lendemain de la fondation d’États-nations fut de contribuer à la construction nationale.
Stéphane Malsagne présente les caractéristiques de l’armée libanaise de sa création en 1945 jusqu’à la guerre civile de 1975. Il montre l’évolution des objectifs et des missions de cette armée. Dans sa phase de construction, elle devait assurer l’unité nationale ainsi que la défense extérieure. Or, dès le début des années 1960, elle abandonna le modèle théorique d’une armée neutre et garante de l’intégrité nationale sous l’impulsion du général Fouad Chehab qui l’utilisa comme un instrument de sa nouvelle stratégie politique. Face à des défis majeurs, cette armée, devint très fragilisée à la veille de la guerre civile.
Matthieu Rey présente ensuite l’armée en Irak, à partir de l’indépendance en 1932 jusqu’au coup d’État baathiste en 1968 qui amena Saddam Hussein au pouvoir. Analysant les interférences entre pouvoir civil et militaire, il souligne les contradictions qui traversaient la décennie 1960, agitée par de multiples coups d’États, la fragmentation de l’armée en de multiples factions et milices. Ayant aussi pour mission d’assurer la sécurité interne et externe du pays, elle s’imposa comme un acteur incontournable, régulateur des situations de crises. Sa promotion fut parachevée après le coup d’État de 1958, qui mit fin à la monarchie constitutionnelle et installa un régime militaire autoritaire. Les élites militaires occupèrent alors une position dominante dans l’arène politique et la prise du pouvoir en 1968 par Saddam Hussein et Ahmed Hassan al-Bakr [6] s’inscrivit dans cette continuité.
Des militaires à l’épreuve du contexte régional
Le contexte régional et international détermine particulièrement la vie politique en Syrie et en Israël et est lourd d’implications pour leurs armées.
David W. Lesch nous présente les relations entre les militaires et la politique étrangère en Syrie de 1946 à 1970, décrivant les imbrications entre scène nationale et internationale, caractéristique saillante de la vie politique syrienne, plus que tout autre pays du Moyen-Orient. Cette grande instabilité politique fut le terreau sur lequel se développa la force militaire syrienne, instaurant un pouvoir autoritaire dominé par le parti Baath.
Samy Cohen clôt le dossier avec un papier dédié aux politiques et aux généraux en Israël dans lequel il montre leurs relations complexes. Il souligne l’omniprésence des cadres militaires dans les structures du pouvoir civil, notamment la place occupée par les généraux au sein des ministères. Il questionne la représentation de Tsahal, l’armée de la nation. Analysant le poids des généraux israéliens – entre pouvoir civil et armée – l’auteur souligne la large marge de manœuvre dont ils bénéficient, en raison de leur image positive au sein de la société. Si les généraux oscillent entre soumission au pouvoir civil et liberté d’expression, ils sont loin de se priver de ce droit.
La fascination pour la figure brillante de l’officier : un legs ottoman ?
Les armées du Moyen-Orient sont aussi à évaluer à l’épreuve du temps long ottoman dans lequel elles s’enracinent, dépassant le cas turc évoqué dans ce dossier. En effet, la réforme militaire fut au centre des mutations institutionnelles au Moyen-Orient et il faut, pour les comprendre, remonter à la genèse de sa réforme dans l’Empire ottoman, au centre et dans ses provinces. En 1826, le sultan Mahmud II substitua une armée de conscription à l’armée professionnelle ottomane qui avait fondé la grandeur et le prestige de l’Empire à la période classique, et ce, après l’expérience réformatrice de Muhammad Ali en Égypte. La prégnance du legs ottoman dans ses États successeurs, qu’il soit institutionnel ou mémoriel, est à questionner bien plus largement que dans l’actuelle Turquie.
L’officier et sa place après les indépendances sont largement abordés dans ce dossier. Sa situation est présentée comme paradoxale car l’armée y est peu développée. Or, ce paradoxe peut sembler moins criant qu’il n’y paraît. En effet, le sous-armement initial de ces États fera que la figure des militaires, et plus particulièrement celle des officiers diplômés, deviendra tutélaire. Cette image de l’officier diplômé dans la société et sa représentation, tel un homme providentiel n’est pas l’apanage des États indépendants du XXe siècle. On peut s’autoriser un parallèle avec la première réforme des armées du siècle précédent. Dans l’Empire ottoman, au début du XXe siècle, moins de 20% des officiers étaient diplômés. En outre, l’absence de formation en ingénierie civile avant le dernier quart du XIXe siècle fit que les officiers diplômés occupèrent à la fois des postes militaires et civils, bénéficiant d’une polyvalence dans leurs fonctions, loin de carrières cloisonnées. D’où la fascination à long terme exercée par ces officiers qui ont été porteurs de changement et en capacité de changer leur société. À cet égard, le rayonnement et l’influence des officiers diplômés après la révolution Jeune Turque de 1908 est symptomatique. Grandement surestimés, on les pensait capables de renverser n’importe quel régime, puisque le régime hamidien avait semblé inébranlable. Ainsi, ils furent invités à servir dans divers pays du monde musulman en quête de réorganisation et de protection vis-à-vis de l’impérialisme européen, par exemple, en Afghanistan et au Maroc. Après la Première guerre mondiale, la majorité des officiers en poste au Moyen-Orient avaient été formés à l’école militaire d’Istanbul, ce qui est un phénomène non négligeable [7]
Bien documenté et informé, ce dossier est une contribution à la nouvelle historiographie sur le Moyen-Orient, notamment par l’utilisation de sources premières qui étaient auparavant inaccessibles. Ouvrant de nouvelles perspectives d’investigation, il montre le caractère crucial d’une étude des militaires et de leur rapport au pouvoir dans le temps long et nous invite à continuer à creuser ce sillon. Puisque le questionnement initial débute avec les printemps arabes, nous serions ainsi curieux de voir évoquer des trajectoires militaires au Maghreb et nous pensons particulièrement à la Tunisie où la révolution éclata en premier. Cette problématique des relations entre militaires et pouvoirs au Moyen-Orient nous conduit à nous interroger, dans un spectre plus large, sur d’autres trajectoires militaires du Moyen-Orient, telle celle de l’Iran [8].