Robert Darnton se met pour ce nouvel ouvrage dans les pas de Jean-François Favarger, commis voyageur envoyé en 1778 par ses employeurs de la Société Typographique de Neuchâtel (STN) sur les routes de France, à la rencontre des libraires de province. Il nous permet ainsi d’approcher cet univers complexe du commerce du livre au siècle des Lumières. Et si son ouvrage se présente comme un vaste bilan de tout un pan de ses recherches, Un tour de France littéraire est aussi, à sa manière discrète et élégante, un bel exercice d’écriture de l’histoire.
La synthèse d’une carrière
S’appuyant sur son travail au long cours dans les archives de la Société Typographique de Neuchâtel, R. Darnton revient sur une question qui l’occupe depuis le début de sa carrière d’historien : à quoi ressemblait le monde du livre des Lumières, dans son aspect non pas intellectuel mais matériel ? Qui se prêtait à toutes ces tâches (fabriquer, transporter, vendre…) de la production et de la diffusion du livre dans l’Europe du XVIIIe siècle ?
Pour qui suit avec attention les recherches de R. Darnton, les analyses et les matériaux présentés ici peuvent avoir un air de déjà-vu. Le personnage de Favarger, le protagoniste de ce livre, est depuis longtemps une figure familière des publications de R. Darnton, de même que certains des personnages qu’il croise dans son périple, comme le fascinant Joseph Duplain, libraire lyonnais sans scrupule, ou Jean Ranson, protestant rochelais admirateur de Rousseau. Un tour de France littéraire apparaît toutefois comme un ouvrage à la fois nouveau et important dans l’œuvre de R. Darnton, d’abord parce qu’il propose la synthèse la plus aboutie de ses travaux sur l’histoire matérielle du livre. Dans le chapitre conclusif en particulier (« Neuchâtel : une vue d’ensemble de la demande en littérature »), certainement le plus dense, et vraisemblablement destiné aux spécialistes du champ, R. Darnton fait l’état de l’art, répond à ses critiques et se prête à une discussion méthodologique très précise des conclusions – en particulier statistiques – qu’il peut (ou non) tirer de son enquête sur les archives de la STN. Il propose également une typologie des différents types de livres demandés par le public. Cette quarantaine de pages constitue certainement le meilleur bilan de son travail d’historien du livre.
Mais l’ouvrage dans son ensemble est aussi – et surtout – une enquête historique qui prend son point d’appui sur le grand voyage dans la France principalement méridionale entrepris par le commis voyageur Jean-François Favarger. Chargé par ses employeurs de la STN de prospecter les différents marchés possibles et de leur livrer toutes les informations utiles à leur commerce, l’homme fournit dans sa correspondance et son carnet de voyage le matériau qui donne la trame principale de l’ouvrage, complété par la connaissance intime qu’a R. Darnton des archives et de la bibliographie secondaire.
Tout part en tout cas de cette fameuse Société Typographique de Neuchâtel. Entreprise d’édition et de commerce de livres plus ou moins licites, à destination notamment du marché français, elle est active dans les trente années qui précèdent la Révolution. Surtout, elle laisse un immense fonds d’archives, certainement le plus riche qui soit connu à l’heure actuelle concernant une maison d’édition d’Ancien Régime.
Sur le rapport entre R. Darnton et ses archives, qu’il explore depuis 1965, les pages de remerciements sont particulièrement instructives ; elles éclairent en particulier les conditions concrètes d’une recherche en histoire, faites de séjours répétés sur place, de familiarisation avec des lieux et des gens. Peut-être est-ce cela qui donne à ce livre quelque chose de très personnel – sans aucune forme d’égotisme pour autant – et qui en fait un hommage à double titre : non seulement à toutes ces femmes – R. Darnton souligne en particulier le rôle des veuves de libraires qui reprennent les affaires de leurs défunts maris et se montrent souvent de brillantes femmes d’affaires – et ces hommes obscurs qui « agissaient comme truchements cruciaux dans la diffusion de la littérature » et dont l’« un des objets de cet ouvrage » est de « redonner vie » (p. 10), mais aussi à cette relation très intime entre un historien et ses archives, ainsi qu’à toutes les rencontres qui ont rendu possible l’enquête historique.
Une histoire matérielle du livre et des Lumières
Le commerce du livre tel que le décrit R. Darnton est avant tout une activité économique. Par conséquent il met en jeu d’importantes quantités de capitaux, mais surtout la vie même de nombreux acteurs et actrices, à différents échelons du processus, dans un monde professionnel relativement périlleux. Du fait d’abord du caractère en partie illicite du commerce de la STN : parce qu’elle fait parfois commerce de livres prohibés, la société suisse doit mettre en place des réseaux de contrebande qui permettent aux livres de traverser la frontière et de rejoindre les arrière-boutiques des libraires qui les proposeront à leur clientèle avec plus ou moins de discrétion. À cet égard, cette histoire de la circulation du livre est un point d’observation privilégié du centralisme français, en ce qu’il illustre la lutte, tout au long du siècle, de la librairie parisienne pour imposer ses privilèges sur la province.
Faire le commerce d’un bien aussi particulier que le livre oblige ainsi celles et ceux qui s’y risquent à faire preuve d’inventivité et de prudence. Il faut limiter les risques d’invendus (par exemple en pratiquant le « commerce d’échange », une forme de troc avec d’autres éditeurs ou libraires pour diversifier son catalogue) tout en prenant garde que la concurrence ne s’empare pas de parts de marché. Surtout, il faut toujours conserver la crédibilité de sa signature, et une grande partie du travail de Favarger consiste à évaluer la solidité de ses interlocuteurs. La confiance est ainsi « le terme clef dans le commerce du livre (et probablement dans le premier capitalisme partout) » (p. 287).
Le travail de R. Darnton s’attache par conséquent à corriger certains biais qui feraient des Lumières un phénomène concernant uniquement les philosophes ou les écrivains. Au contraire, les dimensions matérielles du commerce du livre ont un rôle crucial. Dans l’esprit de R. Darnton, si Favarger n’est « pas un intellectuel », il agit « en agent des Lumières, simplement en accomplissant sa tâche » (p. 24). De même, si l’orthographe d’un colporteur peut prêter à sourire lorsqu’il commande des livres de « jeanjacle rousau » [Jean-Jacques Rousseau] (p. 226), c’est bien lui qui rend possible que ces textes soient lus par un public toujours plus nombreux.
L’histoire mise en forme
Un tour de France littéraire apparaît aussi convaincant sur le fond que sur la forme, qui fait l’objet d’une grande attention de la part de l’auteur.
Son premier souci est de rendre disponible l’essentiel de son matériau, grâce à la numérisation de nombreuses pièces d’archives mises à disposition du public sur son site internet. Le livre s’y réfère ainsi souvent et invite à approfondir l’expérience de lecture ou à se faire son propre avis sur les analyses proposées. En cela, R. Darnton reste fidèle à une certaine conception – issue d’ailleurs des Lumières – du débat public basé sur le partage le plus large des savoirs et des idées. Et c’est toujours à partir de ces principes qu’il discute publiquement avec celles et ceux qui lui portent la contradiction.
Mais la lecture du texte est surtout structurée par la composition du livre. Comme son équivalent cycliste – ou celui des artisans compagnons, voire d’Astérix ! – ce tour de France se compose d’une succession d’étapes où l’on se concentre sur un aspect particulier du commerce du livre. Pontarlier, ville frontalière, donne l’occasion de se focaliser sur la mise en place des réseaux de contrebande. À Lyon, pôle traditionnel de l’imprimerie depuis le XVIe siècle, ce sont plutôt les entreprises de piraterie éditoriale ciblant les monopoles parisiens (comme la vente de l’Encyclopédie) qui sont mises en avant. L’étape de Loudun, petite ville ne disposant pas d’un vaste marché urbain, permet de s’intéresser quant à elle à la pratique du colportage. Un principe de variété bienvenu, qui rééquilibre la grande précision de l’enquête dans le sens du plaisir de la lecture.
La stratégie microhistorique qui consiste à se focaliser sur le point de vue de Favarger donne quant à elle de la chair à l’histoire qui est racontée, et R. Darnton n’est jamais avare en précision sur la santé du commis ou de son cheval – Favarger souffre ainsi de la gale lors de son voyage, attrapée du fait de la saleté quasi proverbiale des auberges françaises de l’époque. Ces détails apparemment gratuits produisent un effet de lecture essentiel : les figures croisées par Favarger ne sont pas seulement des créatures d’archives, mais ont à certaines occasions une épaisseur presque romanesque. Ce n’est pas un hasard si R. Darnton se réfère plusieurs fois au Balzac des Illusions perdues (p. 14, p. 322) : avec ses propres moyens d’historien, qui n’ignore pas toutefois les ressources de la littérature, il cherche lui aussi à rendre vivant le monde de la librairie de l’Ancien Régime. Et s’il termine sur l’idée d’« expérience vécue de la littérature – la littérature vécue », la plus grande question que pose, selon lui, l’histoire du livre, il semble qu’Un tour de France littéraire se demande aussi, à sa manière, comment on peut donner aujourd’hui à lire l’histoire.
Robert Darnton, Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution [2017], trad. Jean-François Sené, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2018.