En octobre 2015, le colloque annuel de médecine tropicale du service de santé des armées de Marseille, à l’occasion des XIXes Actualités du Pharo, a dédié son thème à la vaccination dans les pays du Sud. Au troisième jour de conférence, dans l’hôpital de la Timone, plusieurs chercheurs ont été surpris par la présentation orale du Directeur de programme du vaccin contre la dengue à Sanofi Pasteur. Celui-ci présentait les 6 types de vaccins en développement contre la pathologie. En exposant les limites du Dengvaxia®, le candidat mis au point par Sanofi le plus avancé, qui devait obtenir deux mois plus tard sa licence en Asie du Sud-Est, s’est-il aperçu de la stupéfaction d’une partie de l’auditoire ? Un immunologiste à la retraite ayant travaillé dans l’un des plus grands groupes pharmaceutiques français se tourna vers ma collègue et s’exclama, surpris : « jamais je n’autoriserai un tel vaccin ! » La stratégie d’introduction du Dengvaxia® en Asie et en Amérique latine et de ciblage des enfants à partir de 9 ans était incompréhensible, face aux handicaps que semblait présenter ce vaccin.
La dengue fait partie de la liste des maladies tropicales négligées arrêtée par l’OMS et ses partenaires. L’organisation estime qu’entre 50 et 100 millions d’infections surviennent annuellement [1]. C’est un problème de santé publique notamment en Asie et en Amérique du Sud, à l’origine de 3 à 4 millions d’infections et de 9000 décès par an (WHO 2016). Les systèmes de surveillance de la dengue en Afrique sont encore récents et, dans certains pays comme le Niger, embryonnaires. C’est aussi une pathologie complexe et mal comprise. La plupart des cas de dengue sont asymptomatiques, pendant longtemps, cette pathologie est restée sous-diagnostiquée du fait du manque de connaissances sur la maladie et de la confusion des premiers signes fébriles avec les symptômes d’autres pathologies telles que le paludisme (Amarasinghe et al. 2011). Le virus est véhiculé grâce à deux espèces de moustiques de la famille Aedes ; l’infection humaine occasionnée par la piqûre du moustique femelle est causée par l’une des 4 souches de la dengue (DEN-1, DEN-2, DEN-3, DEN-4).
À partir d’avril 2016, 830 000 écoliers philippins ont reçu entre une et trois doses de Dengvaxia®, dans le cadre d’une campagne de vaccination. Les suivis de pharmacovigilance font état de plusieurs dizaines de cas de dengue sévère parmi les écoliers vaccinés, et d’une vingtaine de morts. Cinq décès ont d’ores et déjà été jugés probablement liés à cette vaccination par les autorités philippines, et d’autres autopsies sont en cours. La Food and Drug Administration (FDA) philippine a suspendu l’autorisation commerciale du vaccin. Le pays demande désormais à Sanofi de rembourser l’intégralité du coût (environ 60 millions d’euros) du programme de vaccination.
Les vaccins comme le Dengvaxia® sont appelés dans le jargon populaire des « leak vaccines » et, par leurs promoteurs, des « vaccins partiellement efficaces ». Ce sont des vaccins de première ou seconde génération (Greenwood et Targett 2011). Il leur faut plusieurs doses de rappel (3 à 4) du fait de la faible protection qu’ils confèrent. Leurs promoteurs prennent bien soin de préciser que d’autres mesures de prévention sont nécessaires en plus du vaccin (RTS, S Clinical Trials Partnership et al. 2012 ; RTS, S Clinical Trials Partnership 2014). Néanmoins, le Dengvaxia® a obtenu l’autorisation de mise sur le marché des agences de régulation nationales de pays d’Asie et d’Amérique du Sud tels que le Brésil, les Philippines et le Mexique. L’affaire Dengvaxia® est représentative des limites des « vaccins à béquille », que des groupes aux intérêts divers risquent d’exploiter pour jeter l’opprobre sur la vaccinologie en général.
Un vaccin « partiellement efficace »
Il est connu qu’à la suite d’une primo-infection due à la dengue, le patient est immunisé contre la souche infectante, mais qu’en cas de réinfection par une autre souche, il a davantage de risques de développer une dengue sévère. Des taux plus élevés de réplication virale avaient déjà été observés chez des patients ayant eu un premier contact avec le virus de la dengue et chez des nouveau-nés dont la mère est positive, ce qui signifie un risque accru d’infection. C’est ce qu’on appelle, dans le vocabulaire médical, l’« antibody-dependent enhancement » (ADE), qui est la facilitation de l’infection par les anticorps. Le virus de la dengue rend les anticorps antagonistes pour augmenter sa virulence, phénomène qui tord le cou à un dogme en immunologie selon lequel le système immunitaire sert à nous protéger contre les pathogènes.
La question de savoir si le Dengvaxia®, qui cible les 4 souches de dengue, n’induirait pas ce même phénomène chez les sujets qui n’ont jamais souffert de la pathologie a été soulevée. Le vaccin agirait-il comme une première infection silencieuse, qui permettrait à des récepteurs de reconnaître le virus et de faciliter sa réplication chez des cellules immunes cibles (Katzelnick et al. 2017) ? Autrement dit, les séronégatifs qui ont été vaccinés sans avoir jamais eu la pathologie, ont-ils plus de chances de développer une forme de dengue plus grave ? Cette question a suscité une controverse dans plusieurs revues scientifiques, dont le Lancet Infectious Diseases.
Entre 2016 et 2017, plusieurs articles de deux groupes de modélisateurs appartenant aux universités de Lisbonne et du Brésil, d’une part, et à l’Imperial College de Londres, l’école de santé publique de John Hopkins et l’université de Floride, d’autre part, ont alerté sur les risques qu’entraînerait une vaccination contre la dengue chez des populations naïves. Plusieurs de leurs analyses contestant les résultats de Sanofi (Aguiar, Stollenwerk, et Halstead 2016b) ont établi que le Dengvaxia® est susceptible d’augmenter les taux d’hospitalisation pour dengue sévère chez les séronégatifs, quel que soit leur âge. Les auteurs recommandent ainsi aux promoteurs du vaccin de pratiquer des tests de diagnostic afin d’établir les antécédents des individus avant administration du produit et insistent sur le fait que l’OMS ne devait pas recommander le vaccin sur la seule base des résultats de la compagnie pharmaceutique. Les chercheurs de l’entreprise avaient interprété les mauvais résultats du vaccin pour les enfants comme une réponse immunitaire liée à l’immaturité de l’organisme des patients. Ils avaient donc recommandé l’administration du Dengvaxia® à partir de 9 ans (Aguiar, Stollenwerk, et Halstead 2016a). Le WHO Position Paper, qui émet la position et les avis de l’OMS sur un produit vaccinal, a reconnu la possibilité que le vaccin contre la dengue augmente l’ADE et déconseille le vaccin aux voyageurs, tout en le recommandant dans les pays endémiques et pour des personnes séropositives (WHO 2016) [2].
En février 2018, alors que le Dengvaxia® fait scandale aux Philippines, la revue The Lancet Infectious Diseases publie un éditorial intitulé « Le dilemme du vaccin de la Dengue », qui rappelle, à la suite des épidémiologistes et modélisateurs de Lisbonne cités plus haut, que la vaccination doit obéir à une certaine éthique. L’éditorial se conclut ainsi : « L’âge a clairement été utilisé comme un substitut au statut de séropositif dans les premières recommandations : cette position est devenue insoutenable » (The Lancet Infectious Diseases 2018, nous traduisons).
Plusieurs questions se posent : à quel moment et à partir de quels jeux de données le principe de précaution s’applique-t-il ? Combien d’inconnues faut-il pour bloquer l’autorisation de licence d’un vaccin vis-à-vis duquel la communauté scientifique a exprimé de sérieuses réserves ? Combien de lanceurs d’alerte faut-il pour infléchir la stratégie d’introduction d’un vaccin et ne cibler, par exemple, que les séropositifs ? L’OMS peut-elle se cantonner à un rôle de suggestion, et sous-estimer par là le pouvoir normatif de ses avis et la force de sa voix dans les décisions nationales touchant à la santé publique ?
Même si l’organisation a, de fait, revu sa recommandation à la lumière des dernières études de Sanofi qui révèlent les limites du vaccin contre la dengue, il devient intenable de défendre la valeur ajoutée de ce vaccin. Pourquoi donc se vacciner avec un produit dont l’effet préventif est limité, qui induit les mêmes effets que l’infection naturelle, voire accroît la probabilité de leur survenue chez des populations jusqu’ici indemnes ?
Un risque pandémique ?
Retour en arrière. En 2009, Sanofi Pasteur investit 300 millions d’euros pour la construction d’une usine entièrement dédiée à son candidat vaccin, dans la commune de Neuville-sur-Saône, située dans la métropole de Lyon. Ce sont alors 175 professionnels qui sont impliqués dans la reconversion d’un site industriel et 100 millions de doses de vaccins qui sont annoncées contre la dengue pour 2016. L’entreprise espère un retour sur investissement et affiche des prévisions de croissance très ambitieuses. Un an plus tôt, en 2008, elle a acquis une entreprise de biotechnologie anglo-américaine, Acambis, pour 332 millions d’euros. Celle-ci a mis au point un vaccin prometteur contre la dengue à partir du virus de la fièvre jaune, génétiquement modifié pour exprimer certaines protéines de la dengue. Après la mise sur pied de l’usine, il faut aller vite : « la dengue prenait des allures de pandémie », explique dans le journal Le Monde Vincent Hingot, directeur de la production chez Sanofi Pasteur.
Sans attendre les résultats de la deuxième phase d’étude, entamée à partir de 2009 en Thaïlande, et pour aller vite, Sanofi déclenche en 2011 la troisième phase de l’étude dans une dizaine de pays. Le département Recherche et développement du site lyonnais coordonne au total 33 essais cliniques, et affiche des résultats d’études dès 2014, soit à peine après les 4 ans requis par l’OMS pour la surveillance de la sécurité et de l’efficacité du vaccin en expérimentation.
Les Philippines, qui sont le premier pays à accorder sa licence au vaccin, entament une vaccination à grande échelle trois mois avant que l’OMS n’émette son avis public sur le Dengvaxia®, et en dépit de l’inquiétude de médecins philippins sur la hâte du gouvernement à entamer la campagne de vaccination. La pression du gouvernement philippin de l’époque en faveur de la vaccination a rouvert le débat sur les liens entre la politique et la santé publique.
Géopolitique sanitaire
Officiellement consacrée aux accords climatiques, la visite, en février 2015, du président Hollande accompagné d’un représentant de Sanofi aux Philippines, puis un retour de politesse du président Benigno Aquino III, venu en France accompagné de sa secrétaire d’État à la santé, débouche sur la déclaration par le gouvernement philippin de son intention d’acheter 3 millions de vaccins contre la dengue pour un montant de 3,5 milliards de pesos philippins, soit l’équivalent de 56,5 millions d’euros. En novembre 2014, une visite comparable du président Hollande en Guinée, restée vivace dans les mémoires des autorités de santé publique du pays, avait eu pour objectif de promouvoir un test de diagnostic développé par une entreprise française durant l’épidémie d’Ebola, alors que l’urgence d’une telle initiative était loin d’être claire pour les acteurs locaux. Cette orientation mercantile de la diplomatie sanitaire française a été déjà mise en cause sur le terrain par certains acteurs guinéens du secteur de la santé, mais également par des analystes de la géopolitique sanitaire. Ceux-ci ont rappelé que la santé, notamment celle des pauvres, est un paramètre du pouvoir et de la sécurité des nations riches (Kerouedan 2013). Mais peut-on traiter de la même façon les négociations pour la vente d’un Airbus et la validation d’un matériel de diagnostic contre Ebola en contexte d’épidémies ?
Le budget alloué à la campagne de vaccination contre la dengue aux Philippines a dépassé de 1 million de pesos celui de la vaccination de routine contre 9 antigènes. Selon certaines allégations, l’ancienne secrétaire d’État à la santé Jeannette Garin, épouse d’un élu de la chambre des représentants, aurait par ailleurs détourné une partie de cette somme à des fins électoralistes. La corruption est un enjeu national aux Philippines ; c’est la troisième préoccupation citée par les électeurs lors de la campagne présidentielle de 2016 (Holmes 2017), et c’est sur ce thème que l’actuel président Rodrigo Duterte avait fait campagne, clamant que « le changement arrivait ». C’est lors de cette campagne que le vaccin a été introduit dans le pays, le président sortant Benigno Aquino III faisant de la vaccination contre la dengue son cheval de bataille. Les plaignants philippins qui se disent victimes du vaccin sont aujourd’hui soutenus par la VACC, les Volontaires contre le Crime et la Corruption, une organisation non gouvernementale issue de l’Église catholique philippine. En octobre 2017, l’un de ses fondateurs, Dante Jimenez, a été nommé par Duterte président de la PACC, la commission présidentielle contre la corruption qui sert de bras armé au président dans sa guerre contre la drogue et, accessoirement, ses propres détracteurs.
Les sciences sociales ont maintes fois souligné la manière dont la vaccination sert d’instrument de gouvernement des populations (Moulin, Anne-Marie 2007 ; Thiongane, Graham, et Broutin 2017). Le brouillage de la politique de santé publique par les jeux politiciens forme l’arrière-fond de l’affaire Dengvaxia®. Ces divers phénomènes risquent encore de renforcer le discrédit jeté sur les vaccins et la vaccination.
Les conditions de la confiance vaccinale
La surexposition médiatique des accidents sanitaires survenus après l’injection d’un vaccin participe à enflammer le débat actuel sur la dangerosité des vaccins. Les nouveaux vaccins, quand ils sont peu efficaces, sont susceptibles d’affaiblir la confiance générale dans les vaccins et de jeter le discrédit sur ceux qui marchent. Il n’est pas déraisonnable, dans ce contexte, de penser que le scandale du Dengvaxia® aggrave cette crise de confiance et renforce les arguments des détracteurs des vaccins et de leurs composants, en Europe et ailleurs (H. Larson, Brocard Paterson, et Erondu 2012 ; H. J. Larson et al. 2014). Une cinquantaine de médecins philippins ont d’ores et déjà publié une tribune appelant à la restauration de la confiance vaccinale et à la pondération des débats autour du Dengvaxia®.
La décision du gouvernement français de renforcer l’obligation vaccinale et d’augmenter le nombre de vaccins obligatoires de 3 à 11 suite à la concertation vaccinale de 2016 organisée par le Ministère français des Solidarités et de la Santé est susceptible d’accroître la défiance envers les vaccins et l’incompréhension entre les politiques, les experts et les citoyens (Ward, Colgrove, et Verger 2017). Faire de la vaccination une obligation légale alors qu’elle est l’objet de débats passionnés et parfois violents n’est sans doute pas servir sa cause. Les détracteurs des vaccins, quoique minoritaires, avancent que les maladies infectieuses que ciblaient les vaccins recommandés (devenus obligatoires depuis janvier 2018) n’ont plus le même poids morbidique ni les effets dévastateurs qu’elles avaient par le passé. La vaccination est victime de son succès : l’efficacité des vaccins contre la poliomyélite ou le tétanos a effacé de la mémoire collective européenne les stigmates et déformations que pouvaient provoquer ces maladies (Orobon 2016). Là où les taux de vaccination ont chuté de manière drastique, où des populations ont difficilement accès aux activités de prévention, comme en Guinée, des paralysies dues à des maladies qu’un vaccin aurait évitées sont encore visibles.
Si la vaccination a vocation à rester un pilier de la santé publique et une des armes des plus précieuses du premier volet de la politique sanitaire française, à savoir la prévention, il est du devoir des politiques, des experts en santé publique, des chercheurs et du milieu médical, de prendre en considération et au sérieux les arguments des sceptiques, des détracteurs, des hésitants et des naturalistes, et de ne pas disqualifier leurs savoirs ou leurs expériences par des arguments positivistes ou scientifiques présentés comme non discutables, qui ne font que conforter les positions tranchées. Rappelons que la vaccination n’est un acte ni anodin ni neutre. C’est une intervention médico-technique sur un corps sain qui met en branle des conceptions sur la nature, le politique, l’éthique, l’économie, la culture, le religieux. Les effets indésirables, très rares, soulignons-le, qu’ils peuvent induire sont à bon droit jugés intolérables par les populations qui se soumettent aux exigences de santé publique et de biosécurité.
L’anthropologie médicale, par sa perspective épistémologique, a également un rôle à jouer. Elle permet d’expliquer l’interaction des perceptions du risque et des représentations sociales de la maladie et des technologies vaccinales dans un monde complexe, et donne des pistes pour que les décisions en immunologie puissent être éclairées et débattues de manière démocratique et dépassionnée. Ce travail passe nécessairement par l’analyse des liens entre les formes nouvelles de contestation et la reconfiguration de la vaccinologie.
Pour les industriels pharmaceutiques, soutenus en cela par les sociétés philanthropiques que sont la Fondation Bill et Melinda Gates et la Fondation Rockfeller, l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest a été l’occasion de demander avec plus de force encore des procédures accélérées pour le développement des vaccins (vaccine development fast track), qui permet d’en réduire les délais de développement et de les mettre à disposition des populations qui en ont le plus besoin. L’épouvantail de la pandémie a, de même, servi d’argument à Sanofi Pasteur pour accélérer la production de vaccin. La FDA états-unienne estime que cette procédure accélérée peut découler d’une anticipation d’un besoin de santé publique et que le produit pharmaceutique doit correspondre à un besoin de santé non satisfait. L’agence européenne des médicaments exige que le produit corresponde à un intérêt de santé publique majeur. Deux hautes autorités de la régulation ont donc deux interprétations bien différentes sur cette question importante. Or, il convient de ne pas céder à la tyrannie de la production des évidences scientifiques qui étouffent les données contradictoires qui ressortent des études cliniques élaborées au pas de course (Adams, Burke, et Whitmarsh 2014). Il est également important que les procédures d’accélération d’un processus complexe comme la production de produits pharmaceutiques à haute valeur ajoutée tels que les vaccins soient aujourd’hui réévaluées par les autorités de régulation. Ainsi, des questions de bioéthique et de sécurité ne seront pas traitées de manière expéditive. Et le développement et la licence des vaccins resteront une procédure rigoureusement contrôlée.