Recensé : Sudhir Alladi Venkatesh, Off the Books : The Underground Economy of the Urban Poor, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2006.
Ce compte rendu est une version modifiée d’un précédent compte rendu publié dans le n°4, vol. 49 de la Revue Française de Sociologie. Il est possible de consulter cette version originale à partir du portail CAIRN. L’auteur tient à remercier le comité de la Revue Française de Sociologie pour l’autorisation qui lui a été accordée de reprendre ce texte.
Sudhir Venkatesh, sociologue à l’université Columbia, spécialiste du ghetto noir américain, est aujourd’hui l’un des sociologues les plus en vue aux États-Unis. Il a connu ses premiers moments de célébrité académique en offrant aux auteurs du bestseller Freakonomics le matériau nécessaire à la rédaction du chapitre « Pourquoi les dealers vivent-ils encore chez leur maman ? » Ses deux derniers ouvrages, Off the Books et Gang Leader for a Day, ont été de grands succès de librairie et lui ont permis de s’imposer comme une référence majeure de la sociologie américaine contemporaine.
L’économie souterraine du ghetto
Off the Books constitue une avancée décisive dans la connaissance anthropologique et sociologique du ghetto noir américain. En choisissant d’aborder la question de l’économie souterraine à ses différents niveaux (du travail au noir au trafic de drogues et aux activités du gang local en passant par la prostitution) dans un quartier du South Side de Chicago, Sudhir Venkatesh place son ethnographie au cœur de l’expérience du ghetto : l’accès à des ressources économiques rares et limitées. Cet accès aux ressources se déroule sous le double mode de la solidarité et de la compétition féroce. La solidarité est une nécessité dans un contexte hostile nécessitant la mise en place de stratégies de « survie », et donne naissance à une régulation des rapports sociaux inédite et évoluant hors des cadres institutionnels légitimes (police, politique de la ville, services sociaux, etc.). Si ces liens sociaux démontrent une grande inventivité, permettent de résoudre quantité de problèmes et conflits, et sont tout simplement incontournables, il n’en demeure pas moins qu’ils aggravent dans le même temps la séparation entre le ghetto et le « reste du monde ». Par ailleurs, la rareté des ressources disponibles conduit l’économie souterraine à glisser trop souvent de la créativité vers l’exploitation et la punition.
Sudhir Venkatesh parvient à éviter le double écueil de l’apologie de l’inventivité de la culture indigène du ghetto et d’une approche légitimiste des pratiques des habitants du quartier. C’est sans doute la longue fréquentation de son terrain (de 1995 à 2003) qui donne à l’auteur un tel recul sur son objet de recherche. Tout au long de l’ouvrage il nous livre une description minutieuse du fonctionnement de l’économie souterraine et de ses divers acteurs. L’ouvrage commence par une description générale de l’économie souterraine dans le quartier de Maquis Park (rebaptisé ainsi pour préserver l’anonymat des habitants du quartier), et les chapitres suivants sont chacun centrés autour d’un des divers types d’acteurs de cette économie : les femmes travaillant depuis chez elles (babysitting, service de restauration, prostitution, etc.), l’entrepreneur, le hustler [1], le prêcheur et enfin les membres du gang local.
Cette ethnographie, qui semble au premier abord extrêmement descriptive, ouvre en réalité de nombreuses pistes de réflexion théoriques dépassant la simple question du ghetto noir américain. Le lecteur français pourra ainsi s’appuyer sur cet ouvrage pour prolonger les réflexions comparatistes entre le ghetto américain et les cités françaises introduites par Loïc Wacquant, notamment en s’appuyant sur les travaux sur l’économie souterraine réalisés par des chercheurs français [2]. Une telle lecture à l’aune du cas français permettra de saisir à quel point le contexte national et institutionnel construit l’économie souterraine : si l’on considère l’économie souterraine comme une alternative à l’exclusion partielle ou totale de l’économie légale, il est en effet normal que le cadre institutionnel de l’économie légale et les modalités d’accès à celle-ci soient directement ou indirectement responsables de la forme que prend l’économie souterraine.
Confiance, solidarité et intérêt personnel
Sudhir Venkatesh ouvre également de nombreuses pistes pour repenser la notion de « capital social ». Ce type de capital, trop souvent considéré comme réservé à l’élite, s’avère être de loin le capital le plus important dans le ghetto. Lorsqu’une occasion de faire de l’argent implique la détérioration des liens de confiance avec un acteur économique du quartier (aussi modeste soit-il), l’arbitrage se fait quasi systématiquement en faveur de la préservation des liens de confiance. Le « succès » (tout aussi relatif que soit ce terme…) dans le ghetto semble en effet lié à la capacité à tisser des réseaux de confiance avec la pluralité des acteurs qui composent le quartier (du hustler sans abri au policier, en passant par le proxénète du coin de la rue).
Cette économie de la confiance implique donc un système complexe de dons et de contre-dons dans lequel l’argent est loin d’être central. Les échanges impliqueront aussi bien un abri pour la nuit, une information précieuse (sur les activités d’un concurrent ou de la police, sur les possibilités d’accès à une nouvelle clientèle, etc.), un repas gratuit, un abri pour la semaine ou le mois, ou même une faveur sexuelle. Un commerçant offrira abri et nourriture à un sans domicile fixe car cela lui revient moins cher que de payer un agent de sécurité ; un commerçant et une prostituée n’utiliseront pas nécessairement de cash pour leurs transactions ; Leroy, un garagiste, s’est lui carrément débarrassé de sa caisse tant ses clients semblaient incapables d’utiliser la monnaie ayant cours légal pour régler leurs dettes. Et dans cette économie, celui qui joue trop la carte de l’individualisme et adopte un comportement de prédateur se retrouve très vite exclu et peut même perdre l’intégralité de ses opportunités économiques. Même le chef du gang local affirme œuvrer pour le bien de la communauté, et est obligé de coopérer avec les notables locaux et de faire des donations régulières aux églises locales s’il veut pouvoir continuer à mener à bien ses activités illégales. Cette solidarité permanente est sans doute la plus forte chez les hustlers qui sont pourtant situés au plus bas de l’échelle socio-économique locale. Comme le dit l’un d’eux à l’enquêteur :
« Tu ne trouves pas ça étrange que nous qui n’avons rien, pas même un toit au-dessus de notre tête, on soit ceux qui font attention les uns aux autres ? On est les précaires, ceux qui comprennent vraiment, je veux dire ceux qui savent vraiment, que tu ne peux pas vivre seul, que tu as toujours besoin de quelqu’un… Si tu es riche, tu peux toujours t’acheter un hôtel, un copain. Mais la plupart d’entre nous, on n’a rien dans nos poches. On doit savoir comment vivre les uns avec les autres ou alors on ne tient pas le coup. Tu vois, c’est ce que tu dois comprendre à propos du ghetto, à propos de cette communauté » (p. 187-188, notre traduction).
Cependant cette entraide (décrite par l’auteur comme toujours intéressée et jamais vraiment altruiste) trouve ses limites et les activités du gang local au sein du quartier viennent battre en brèche l’image idyllique de la communauté solidaire. Le racket, les menaces, la corruption, la compromission, les passages à tabac et parfois les meurtres structurent tout autant la vie dans le ghetto que l’impératif de solidarité. Ultimement, ces situations limites conduiront régulièrement le hustler ou tout autre acteur à privilégier la survie et l’intérêt personnel à la solidarité. Cette contradiction entre solidarité et intérêt personnel s’incarne de manière particulièrement forte dans les états d’âme du chef du gang local : celui-ci cherche par tous les moyens à s’imposer comme une figure incontournable de la vie du quartier, à œuvrer pour le bien de la communauté. Big Cat aime ainsi se vanter de ses « bonnes œuvres » : « Demande à n’importe qui ici. Je suis un homme de la communauté, un homme qui œuvre pour la communauté. Je donne de l’argent, mes gars nettoient le parc, on aide les vieilles dames à traverser la rue. On fait tout pour aider les gens à obtenir ce dont ils ont besoin » (p. 279, notre traduction).
Pourtant Big Cat se trouve être à l’origine de biens des maux du quartier. Sans parler du trafic de drogue qu’il dirige avec le cynisme d’un homme d’affaires peu scrupuleux, sa volonté de contrôler tous les flux économiques dans Maquis Park vient briser la solidarité locale pour la remplacer par des comportements de compétition et de prédation. Il n’hésite pas non plus à continuer à envoyer ses hommes dealer dans le parc, un des points de vente les plus lucratifs, même si cela a des conséquences graves pour la sécurité des enfants du quartier.
Les frontières entre le ghetto et le « reste du monde »
La réussite de l’ouvrage de Sudhir Venkatesh repose certainement dans sa capacité à décrire avec une minutie et une précision constante les modalités de la vie dans le ghetto, tout en replaçant celles-ci dans le contexte plus large des conditions structurelles qui les déterminent. Il en ressort une réflexion forte sur la notion d’« effet de clôture ». Il existe un « monde du ghetto » avec ses lois du marché spécifiques, un contrôle social fort, des conflits réglés de manière interne par les acteurs locaux (notons cependant que l’auteur ne parle jamais d’« habitus du ghetto » ou même de « culture » du ghetto). Quitter le quartier pour espérer obtenir une meilleure position ailleurs dans la ville est une aventure qui n’est que rarement tentée car si cette escapade se solde par un échec, le retour au quartier s’avèrera difficile et sera payé par la perte de la majeure partie du capital social accumulé précédemment. Il faudra alors de nombreux mois, voire plusieurs années pour se refaire une place au sein de l’économie locale.
Sudhir Venkatesh insiste sur cette distance avec le « reste du monde » lorsqu’il met en évidence la non-équivalence des qualités valorisées dans le ghetto et en dehors de celui-ci. Il nous rappelle ainsi qu’être capable de faire d’excellentes réparations de voiture sur un bord de trottoir n’apporte rien au CV, ou qu’être à l’origine d’une détente dans un conflit entre proxénètes et dealers de crack afin que les enfants puissent aller à l’école en sécurité ne constitue pas une expérience permettant d’obtenir un poste dans les cercles diplomatiques. Le fait que la plupart des activités valorisées dans le ghetto soient souterraines ne fait qu’augmenter la distance des habitants du ghetto avec l’économie officielle.
Mais, malgré cette « déconnexion » évidente du reste du monde, celui-ci est toujours là, présent en toile de fond et jamais complètement absent du livre. Sudhir Venkatesh s’efforce notamment de toujours montrer l’impact des politiques de la ville, des dynamiques économiques du Grand Chicago, ou même des fluctuations du marché de la drogue sur l’évolution de l’économie du quartier. Il montre également la position ambiguë de la police locale qui ne peut faire autrement que de s’appuyer sur les institutions de régulation sociale indigènes, sans pouvoir cautionner complètement leur caractère illégal, voire le fait qu’elles sont parfois des concurrentes directes de la justice officielle. Si le mythique American Way of Life ne trouve évidemment pas sa place dans un tel contexte, il est cependant surprenant de voir comment, pour prendre un exemple précis du livre, la vie d’une prostituée nommée Bird, qui serait vue par tout observateur extérieur comme guidée par la pauvreté et la contrainte, par des stratégies de survie, est vécue par elle comme une projection dans le futur, comme un projet de mobilité sociale (p. 40). La « sociodicée » de l’American Dream se trouve ainsi assimilée par ceux qui sont les plus exclus de ce rêve américain.
De même que la prostitution est parfois vécue comme un projet de mobilité, la frontière morale entre le bon et le mauvais n’est jamais nettement tracée dans le ghetto. Quand un pasteur loue son église au gang local pour que celui-ci organise une partie de poker, ou quand le pasteur profite d’une passe à l’œil en contrepartie d’un service rendu, alors la fameuse typologie dressée par le sociologue Elijah Anderson dans son livre Streetwise : Race, Class, and Change in an Urban Community (University of Chicago Press, 1990) qui distingue entre ceux qui sont motivés par des « valeurs décentes » (decent values) et ceux guidés par les « valeurs de la rue » (street values) se trouve privée de fondations.
Off the Books n’est donc pas le simple compte rendu d’une économie qui « échappe aux livres de compte », c’est aussi un voyage dans un monde qui jusqu’alors demeurait largement hors des livres, à l’exception peut-être de quelques biographies d’Afro-Américains qui sont parvenus à s’extraire du ghetto. On pourra cependant regretter que Sudhir Venkatesh reste lui-même off the books dans le sens où il préfère se concentrer sur la restitution de son ethnographie et ne tire pas suffisamment toutes les implications théoriques que la richesse de son travail ethnographique l’autoriserait pourtant à tirer. On aurait ainsi apprécié le voir discuter de manière plus frontale des notions telles que celles de capital social, d’effet de clôture des classes populaires par rapport aux classes supérieures, voire d’habitus ou de rationalité des acteurs. Sudhir Venkatesh reste en effet très flou sur la conception qu’il se fait de l’acteur alors que ses travaux en coopération avec des économistes comme Steven Levitt laissent pourtant deviner un parti pris assez clair. De même, il aurait été appréciable d’obtenir davantage de détails sur les conditions de réalisation de son ethnographie, et plus particulièrement sur ses rapports au gang local avec lequel il semble avoir noué des liens forts. Si l’auteur montre bien en quoi la particularité de son origine d’Asie du Sud (« ni blanc ni noir ») lui offrait une position d’observateur privilégiée, le lecteur se trouve légèrement mystifié par une écriture qui privilégie parfois trop la fluidité de la narration et ne révèle pas suffisamment les « dessous de table » qu’implique toute ethnographie dans un contexte difficile. Pour obtenir davantage d’informations, il faut donc se reporter à l’article méthodologique publié par l’auteur en 2002 dans la revue Ethnography [3], lire Freakonomics (2005) ou se procurer son dernier ouvrage intitulé Gang Leader for a Day (Penguin Press, 2008).
Quoiqu’il en soit, ces dernières réserves demeurent mineures et ne suffisent à altérer la qualité générale de l’ouvrage. Le long marathon ethnographique de Sudhir Venkatesh s’avère payant, et lui permet de signer une œuvre incontournable pour toute personne s’intéressant à la vie dans le ghetto noir américain en particulier et à l’économie souterraine en général.