En première ligne face aux effets des politiques néo-libérales, les travailleurs sociaux ne sont pas épargnés par la montée des incertitudes.
En première ligne face aux effets des politiques néo-libérales, les travailleurs sociaux ne sont pas épargnés par la montée des incertitudes.
Depuis la crise sanitaire du Covid, les secteurs du travail social semblent traverser une « crise des métiers », comme l’indiquent les sentiments de « perte de sens » et l’accroissement des postes vacants [1]. Mais à y regarder de près, comme le propose Jean-Sébastien Alix, la crise sanitaire n’a fait qu’exacerber et rendre visibles des difficultés anciennes, latentes. Sociologue à l’IUT de Tourcoing, et à l’Université de Lille, il a soutenu une thèse de sociologie en 2019, dont ce livre est tiré. L’auteur s’interroge sur celles et ceux qui poursuivent leur activité professionnelle dans le travail social dans un contexte de mutation profonde du secteur : peut-on dire qu’ils et elles sont des « résistant e s » ? En parallèle, cherchant à quoi résisteraient ou consentiraient ces professionnel le s, Alix propose dans cet ouvrage des points de repères sur ce que le néolibéralisme fait à l’action sociale.
Pour étudier ces questions, le chercheur a réalisé près d’une centaine d’entretiens semi-directifs individuels et collectifs avec un panel varié de professionnelXXe siècle. Dans la deuxième partie, l’auteur questionne la notion de résistance et l’image, souvent associée aux professionnel le s du social, qui en découle. Les postures qui ne sont pas résistantes sont majoritaires : dans la troisième partie du livre, Alix se demande par conséquent à quoi exactement les professionnel le s consentent ou non, sur quels fondements ils appuient, ce faisant, leur légitimité ?
le s de sa région. Avant de restituer les résultats de cette recherche empirique, le livre d’Alix propose dans une première partie une perspective sur « l’histoire plurielle » de l’action sociale et du travail social depuis la seconde moitié duJ.-S. Alix ne met pas en œuvre une démarche historique à proprement parler mais plutôt une « généalogie des rationalités » à l’œuvre dans l’action sociale. Cette manière de procéder est construite en référence à Michel Foucault et à Michel Autès. Comme le note le philosophe et sociologue Saùl Karsz, la démarche généalogique « se sert du présent comme grille de lecture du passé » et vise à « dérouler le passé-du-présent » (Karsz, 1992, p. 148-150). J.-S. Alix entend donc étudier les processus à travers lesquels se sont constituées les « rationalités » qui donnent actuellement son visage au travail social, en relisant les tendances historiques du travail social à la lumière des mutations présentes. Pour lui, les rationalités se rapprochent de ce que Michel Foucault appelle des « discours » : « de nature hétérogène, fait de langage et de pratiques, d’institutions et de tactiques mouvantes », le discours est « opérateur matériel du pouvoir dans le sens où il agit pour transformer le réel » (p. 44).
L’auteur distingue trois principales rationalités qui se sont trouvées en tension dans la constitution du travail social. La première est la « rationalité juridico-administrative ». Elle se rapporte à l’action des ministères et de leurs administrations, ainsi qu’aux législations définies dans le cadre des politiques publiques. À la fois des « lois catégorielles », qui contribuent à définir des « populations cibles » (enfance en danger, handicap…), mais aussi, à partir des années 1970, des « lois générales » [2] et « lois transversales » (insertion, développement social…). Ces législations donnent un nouveau visage à l’action sociale et rendent visible un effort vers une construction publique cohérente.
La « rationalité professionnelle » est la deuxième à l’œuvre. Elle est constituée par les savoirs des professionnels et les principes de la professionnalité en général. Elle suit une quête de légitimité articulée notamment autour de l’idée d’être « support » à l’indépendance des personnes. Elle est cependant délégitimée et mal reconnue, à mesure que la troisième rationalité s’est faite dominante dans l’action sociale.
Celle-ci est la « rationalité technico-gestionnaire », qui s’observe dans les reconfigurations d’après les années 1970. Elle est d’abord marquée par une « idéologie » qui imposait une approche centrée sur la recherche de l’efficience, l’attention au rapport coût-efficacité, et sur l’importance de l’évaluation. La territorialisation des politiques sociales et la « critique libérale » adressée à l’État social dans les années 1970-1980 engendrent des mutations : l’État doit se faire plus « actif » (p. 90-91), l’action sociale doit faire preuve de davantage d’efficacité, les personnes accompagnées être mobilisées, responsables.
La construction de l’action sociale s’effectue entre ces différentes rationalités en lutte. La généalogie de ces « manières de gouverner » montre que les choses ne sont pas linéaires. Il y a des « chevauchements » entre différentes phases et tendances, même si les années 1970 marquent un « basculement » selon l’auteur, et l’entrée dans une période de crise « idéologique » de l’État social. C’est dans le cadre de ces tensions à l’œuvre que prend place l’enquête empirique : comment les professionnel
le s les reçoivent-ils, en quoi font-ils preuve de résistance ?Le questionnement de départ d’Alix part du postulat selon lequel « il existerait une analogie entre [les professionnel
le s] liée à l’engagement de soi qui pourrait, selon les circonstances, engendrer une attitude de résistance » (p. 173). Afin de mettre à l’épreuve son hypothèse, le sociologue entreprend d’abord de caractériser la notion de résistance, fréquemment associée aux professionnel le s du social dans les médias et débats publics. Au-delà d’une définition générale et abstraite, cette notion est difficile à saisir du fait de son ancrage pluridisciplinaire. Deux idées émergent cependant des débats restitués par l’auteur : 1) il n’y a pas de résistance « en soi », mais seulement dans la relation entre différents éléments, et 2) la résistance est donc dans un « entre deux », un « intervalle » entre « assignation » et « refus » (p. 114).Alix interroge également la notion de résistance en l’historicisant, c’est-à-dire que le sociologue pointe les ruptures et les différences des formes de résistance dans le travail social entre les années 1970 et la période actuelle. Aux revendications de « solidarité de classe » et d’autogestion de l’après-Mai-68 ont fait place des formes plus souples d’engagement, des collectifs qui se forment dorénavant en reflet de la parcellisation et de la localisation de l’action sociale. Tandis que les mobilisations des années 1970 attaquaient « l’ordre social », les mouvements actuels sont des réactions dans l’urgence à des attaques du travail social et de la protection sociale.
Enfin, à partir des entretiens réalisés, le sociologue a construit trois « idéaux-types » de professionnel
le s qui sont, signale-t-il, des abstractions, car le rapport au travail pour chaque professionnel le est « en perpétuel mouvement », et influencé par de nombreux facteurs. Reste qu’une typologie peut être esquissée selon les « supports » mobilisés par les professionnel le s pour donner sens et légitimité à leurs pratiques.Ceux qui relèvent du premier idéal-type, qui se déclarent « résistants », sont minoritaires. Cet idéal-type peut renvoyer à des militants politiques et syndicaux, ou à de formes individuelles et plus ou moins discrètes de « vigilance » à l’égard des normes et assignations, et d’attention accordée à ce que certain
e s professionnel le s nomment le « vivant » (p. 136-145). Les deux autres idéaux-types, les « non-dupes » et les « adhérents », se retrouvent dans la majorité des entretiens. Ils définissent ensemble ce que le sociologue nomme une « grammaire de l’assentiment ». De manière générale, l’assentiment désigne selon Alix « l’adhésion à des opinions extérieures » intériorisées (p. 146). Ces professionnel le s ne cherchent donc pas à résister aux réformes et aux nouvelles normes du travail, oscillant entre « esprit critique » et consentement – bien que les « non-dupes » aient une plus grande capacité de distanciation à celles-ci.En référence aux réflexions de Michel Foucault, J.-S. Alix définit la « gouvernementalité » comme une « manière de conduire la conduite des Hommes » mise en œuvre par les instances de pouvoir. La forme de la « gouvernementalité » depuis les années 1970 étant néolibérale, le sociologue se propose d’observer dans cette partie en quoi celle-ci travaille les secteurs du social.
La résistance observée par J.-S. Alix n’est pas collective et frontale mais discrète et individuelle, dissoute dans diverses formes de résistances quotidiennes qui ne sont pas capitalisées, et peinent à remettre l’ordre établi en question. Pour comprendre ces difficultés à la résistance collective, le sociologue théorise d’abord la « grammaire de l’assentiment » qui peut sous-tendre les postures des professionnel
le s. Celle-ci serait telle une « structure langagière » (p. 196) articulée autour de différentes idées (par exemple la nécessité de la technicisation et de l’objectivation des pratiques afin de les légitimer, l’imagerie négative associée à l’idée de résistance…).J.-S. Alix se demande ensuite à quoi exactement consentent les professionnel
le s ? De quoi leur « grammaire de l’assentiment » est-elle un symptôme ? Pour le sociologue, ce qui travaille les postures des professionnel le s, c’est une « gouvernementalité incitative », qui impacte en fait nos manières de formuler la « question sociale » et les réponses imaginées. Cette « gouvernementalité » se constitue d’une « raison normative » qui multiplie les normes pour inciter à des comportements, en cherchant l’adhésion plutôt que la contrainte. Elle tend ainsi à réaliser un « gouvernement par les normes ». Ces normes sont par exemple la démarche de projet, l’évaluation, les recommandations de bonnes pratiques, la mobilisation des publics. Elles transforment le « rapport à autrui » engagé par les professionnel le s, mais aussi leur rapport à eux-mêmes et aux « nouvelles règles du social » (p.242).Cette gouvernementalité s’appuie également sur une « objection libérale » très ancienne, qui remonterait au moins aux débuts de « l’État-Providence » (Merrien, 2019). Les enjeux de la critique libérale portent moins sur la nécessaire « impuissance » de l’assistance que sur la confrontation entre des projets de société divergents : le néolibéralisme réclame davantage d’intervention de l’État pour renforcer la compétition dans la société. Il engendre ainsi un « renversement idéologique » dans la manière de problématiser la question sociale (p. 243-247).
Plusieurs critiques pourraient être formulées à propos du livre d’Alix. Du point de vue de la présentation des résultats, on pourra s’étonner de la contradiction entre, d’une part, les conceptions multidimensionnelles de la résistance promues par l’auteur, et, d’autre part, le fait que les résultats présentés pour discuter de ces conceptions sont uniquement des données d’entretien. Il pourra en effet nous sembler que diverses formes de résistance passent ainsi inaperçues, soit parce qu’elles ne se manifestent que dans des pratiques quotidiennes, des routines, des actes silencieux, parfois pas conscients ; soit parce qu’elles ne se disent pas dans un entretien avec un chercheur, mais plutôt dans des contextes informels.
La démarche empirique d’Alix ne semble donc pas relever d’une approche ethnographique qui aurait peut-être permis d’aller au-delà des « abstractions » des trois idéaux-types dégagés pour qualifier les postures des professionnel
le s. En revanche, le point fort de l’ouvrage semble clairement se situer dans la façon de caractériser les rationalités juridico-administrative, technico-gestionnaire, puis normative et incitative, qui gouvernent le travail social. Détaillant les mutations de l’action publique dans le social, de ses règlementations, dispositifs, outils et normes, Alix produit ainsi – non sans un certain esprit critique parfois – des descriptions précieuses et documentées de ce que le néolibéralisme fait à la question sociale et à nos manières d’y répondre. Il renouvelle ainsi les perspectives d’analyse initiées notamment par Michel Chauvière, en s’appuyant non seulement sur des données actualisées, mais aussi en déplaçant la focale vers les manières dont les « agents » se constituent en tant que professionnel le s.par , le 23 août
Bibliographie
– Saül Karsz (dir.), 1992, Déconstruire le social. Séminaire I, Paris, L’Harmattan
– François-Xavier Merrien, « Aux origines de l’État-providence. Enquête sur une expression controversée », La Vie des idées , 8 octobre 2019.
Jonathan Louli, « Le travail social en ligne de mire », La Vie des idées , 23 août 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-travail-social-en-ligne-de-mire
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[1] Notamment par le Livre Blanc du Travail social remis l’an dernier par le Haut Conseil au Travail Social à Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion et Aurore Bergé, ministre des Solidarités et des Familles : https://solidarites.gouv.fr/livre-blanc-du-travail-social-2023
[2] Alix traite particulièrement de trois lois fondamentales : la loi n° 75-535 du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales, la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale (dite « loi 2002-2 »), la loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (dite « loi HPST »).