Alors que les trois candidat·es d’extrême droite du premier tour des élections présidentielles du 16 novembre 2025 ont réuni plus de 50 % des voix, le Chili qui proclamait « plus jamais ça » (nunca más) au sortir de la dictature d’Augusto Pinochet en 1989 semble bien loin de cet idéal. Cette évolution du champ politique chilien contraste avec une période plus récente, caractérisée par des changements majeurs s’opposant à l’héritage de la dictature. Trois événements symbolisent particulièrement l’espoir d’une rupture avec ce passé qui n’a été que très partiellement remis en cause par les gouvernements de la transition des années 1990. Le premier est le mouvement social de 2019, surnommé estallido social (explosion sociale) ou Chile despertó (le Chili s’est réveillé), le deuxième la proposition d’une Constitution progressiste en 2022 pour remplacer celle de 1980 adoptée pendant la dictature, et le troisième la victoire électorale d’un candidat de gauche issu d’une coalition qui n’avait pas encore gouverné.
Le 22 mars 2022, Gabriel Boric, à seulement 36 ans, devient le plus jeune président de l’histoire du Chili en investissant le palais de La Moneda. Son accession au pouvoir s’inscrit dans un contexte porteur d’espoir, marqué par la volonté de réduire les inégalités sociales. Bien que le Chili affiche une stabilité économique et une croissance soutenue depuis les années 1990, le pays reste l’un des plus inégalitaires de l’OCDE, avec un coefficient de Gini de 0,43. Les réformes sociales contenues dans le programme de Boric visaient à mettre fin à ces inégalités, principalement produites par un État qui a privatisé de nombreux pans de son administration. Comment la situation politique chilienne a-t-elle pu en quatre ans prendre un tournant aussi radical ? Le gouvernement de Boric est-il responsable de la popularité de l’extrême droite ? Cet article revient sur les temps forts du mandat de Boric en développant la tension entre l’ambition de créer un État social et le retour des questions sécuritaires.
Mouvement social et prise du pouvoir
Un effet de génération caractérise l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric. Sa trajectoire politique accompagne celle d’autres dirigeant·es politiques chiliens qui se politisent au cours des années 2010. Avec, entre autres, Camila Vallejo, Giorgio Jackson et Karol Cariola, le futur président chilien participe au mouvement étudiant de 2011 et à la remise en cause de la privatisation de l’éducation. Cette mobilisation est la première à rompre avec le consensus autour de la transition démocratique chilienne qui ménage le pouvoir militaire par peur d’un nouveau coup d’État. Augusto Pinochet reste ainsi général en chef des armées jusqu’en 1998 et sénateur à vie jusqu’en 2002. La présence politique du dictateur est complémentaire de verrous autoritaires [1], dont le principal est le maintien de la Constitution adoptée en 1980, qui limitent les possibilités de réformes du système néolibéral légué par la dictature. La transition chilienne est donc partielle et les élites politiques qui la pilotent finissent par approuver le système économique hégémonique qui domine la fin de la guerre froide [2].
La critique générale du mouvement étudiant de 2011 contre le système néolibéral cible principalement la dictature et l’élite politique de la transition, regroupées au sein de la coalition de la Concertation des partis pour la démocratie, en abrégé la Concertation. Grâce à leur expérience acquise dans les fédérations d’étudiant·es, plusieurs dirigeant·es du mouvement de 2011 accèdent à la députation en 2013. Gabriel Boric se trouve parmi eux et contribue à la création du Front large en 2017. Cette coalition réunit différents partis de gauche n’ayant jamais été au pouvoir et s’inspire de la coalition éponyme uruguayenne et du parti espagnol Podemos. Son cadre idéologique s’appuie sur plusieurs groupes de réflexion qui proposent de dépasser le socialisme rénové de la transition et la gauche communiste [3]. Le Front large présente une première candidature aux élections présidentielles de 2017 en la personne de Beatriz Sánchez qui arrive en troisième position avec 20 % des voix.
À partir du 18 octobre 2019, un mouvement social généralisé s’empare du Chili à la suite de l’augmentation de 30 pesos du prix du billet de métro de Santiago aux horaires de pointe. Bien que la somme ne soit pas importante, cette augmentation est la deuxième de l’année et les frais de transport représentent une part importante du budget mensuel des habitant·es de Santiago. La plus grande manifestation de l’histoire du Chili, qui réunit 3 millions de personnes le 25 octobre 2019 dans l’ensemble du pays sur un total de 17 millions de Chilien·nes, marque le point culminant des mouvements sociaux qui revendiquent la fin de l’héritage économique de la dictature. La répression du gouvernement de droite de Sebastián Piñera est brutale. Elle entraîne la mort de plus d’une trentaine de personnes et des dizaines de milliers de blessés, dont plusieurs centaines pour des lésions oculaires à la suite de tirs au niveau du visage.
L’estallido social accélère la contestation vis-à-vis des coalitions au pouvoir depuis la fin de la dictature, ce dont profite le Front large. Des désaccords stratégiques sur la sortie de crise apparaissent cependant au sein de la coalition. Le 15 novembre 2019, la grande majorité des partis politiques signent un « Accord pour la paix et la nouvelle constitution ». Boric approuve l’accord à titre personnel, sans l’aval du Front large. Plusieurs membres de la coalition s’y opposent, notamment en raison de l’instauration d’un quorum des deux tiers au sein de l’assemblée constituante, qui offrirait à la droite un pouvoir de blocage, et quittent alors le mouvement. Cette rupture met en évidence des divergences stratégiques quant au rôle du changement constitutionnel dans la réponse à apporter au mouvement social. De nombreux·ses militant·es estiment que la centralité accordée au processus constituant tend à reléguer au second plan les réformes sociales réclamées par les Chilien·nes.
Malgré ces divisions, le Front large arrive deuxième des élections de mai 2021 pour la Convention constitutionnelle, derrière la coalition de droite. L’élection de nombreuses et nombreux candidat·es indépendants donne une majorité à la gauche. L’élan politique du mouvement social de 2019 permet à Boric de réunir l’ensemble des partis du Front large derrière sa candidature aux primaires de la gauche en juillet 2021, qu’il gagne face au candidat communiste, Daniel Jadue, en adoptant des positions plus modérées. Cinq mois plus tard, il est élu président de la République avec 56 % des voix face au candidat d’extrême droite José Antonio Kast. L’absence de candidats issus des deux coalitions au pouvoir au cours de la transition lors du second tour des élections présidentielles symbolise la fin d’un cycle qui en termine avec la transition démocratique. La Convention constitutionnelle qui poursuit ses travaux et l’institutionnalisation du mouvement social de 2019 dans la victoire de Boric renforcent l’espoir d’un changement structurel qui puisse rompre avec l’héritage de la dictature. Un des slogans de l’estallido social fait directement référence à la nécessité d’une rupture avec le passé en affirmant que « ce ne sont pas 30 pesos, ce sont 30 ans ».
Boric mobilise symboliquement ce contexte de changement en se présentant comme l’héritier de Salvador Allende. Cette appropriation de la figure du président renversé par la dictature d’Augusto Pinochet en 1973 remplit deux fonctions. Elle rattache l’espoir de changement contemporain à des symboles historiques forts du champ politique chilien et actualise un projet politique qui n’a pas survécu au coup d’État. Elle rompt également avec un tabou de la transition qu’était celui de ne pas revendiquer le projet politique d’Allende par crainte de faire sortir les militaires de leurs casernes. Au cours de la cérémonie d’investiture, Boric fait un faux pas au protocole en rendant d’abord hommage à la statue d’Allende, près de La Moneda. Il reprend ensuite les dernières paroles du président socialiste en concluant son discours d’intronisation par la phrase suivante : « comme l’avait prédit Salvador Allende il y a presque 50 ans, nous sommes une fois de plus, compatriotes, en train d’ouvrir les grandes avenues par lesquelles l’homme libre, l’homme et la femme libres, peuvent passer pour construire une société meilleure » [4].
La refondation constituante
L’arrivée au pouvoir de Boric s’inscrit dans une dynamique de changement structurel qui demeure toutefois conditionnée par l’issue de la Convention constitutionnelle. Le gouvernement ne peut engager ses réformes, notamment sur la santé ou les retraites, sans savoir si le texte constitutionnel proposé sera approuvé par les Chilien·nes. Le texte définitif, rendu en juillet 2022, dispose dans son article 1 que le « Chili est un État social et démocratique régi par l’État de droit. Il est plurinational, interculturel, régional et écologique » [5]. Plusieurs dispositions de justice sociale de la proposition constitutionnelle concordent ainsi avec les réformes promises par le gouvernement à qui il reviendrait la tâche de concrétiser ces dispositions générales.
Malgré la prudence affichée dans le programme de gouvernement vis-à-vis du soutien de la nouvelle Constitution à la construction d’un État social chilien [6], la stratégie politique du Front large repose largement sur l’espoir d’un changement constitutionnel. Le président chilien cherche toutefois à limiter ses manifestations de soutien au processus constituant afin de préserver une stature présidentielle. Cette quête de légitimité répond à l’opposition de droite, qui structure sa critique autour du manque d’expérience du jeune président et de sa proximité avec les mouvements sociaux, notamment après les grâces présidentielles accordées à des personnes condamnées à la suite du mouvement social de 2019 [7].
Avec 62 % des voix opposées à la proposition de Constitution, le résultat du référendum du 4 septembre 2022 met fin à la possibilité pour le gouvernement de se libérer des verrous autoritaires de la dictature. La campagne du Front large en faveur du « oui » transforme le résultat négatif en désapprobation du gouvernement de Boric. Ce premier élément d’explication s’ajoute à une campagne médiatique de la droite qui désinforme les électrices et électeurs sur les conséquences de la nouvelle Constitution en cas d’adoption. La droite mobilise ainsi une rhétorique anticommuniste centrée sur le retour d’un État collectiviste, lequel saisirait les biens des Chilien·nes [8], ainsi que sur les inégalités entre peuples autochtones et citoyen·nes, mettant en avant les privilèges accordés aux premiers par un éventuel État plurinational [9].
La contradiction apparente entre un Chili en faveur de réformes sociales progressistes et le rejet d’une proposition constitutionnelle qui aille dans le même sens s’explique de deux manières. Tout d’abord, la victoire du rejet au texte constitutionnel rend compte de la congruence entre, d’une part, une socialisation des Chilien·nes à un système économique néolibéral et compétitif et, d’autre part, un champ politique dominé par la droite qui a mobilisé des arguments de justice sociale fondés sur le mérite personnel. Ensuite, comme le rapporte la première présidente de la Convention constitutionnelle, la linguiste mapuche Elisa Loncón, la gauche s’est enfermée dans des débats élitistes et n’a pas su mobiliser au-delà de ses rangs afin de donner sens aux propositions d’État social [10]. Un débat plus large sur les modalités d’adoption d’une nouvelle Constitution invite enfin à nuancer les raisons du rejet, qui ne porteraient pas nécessairement sur le contenu du texte, étant donné que le référendum ne laissait qu’une seule option pour se prononcer sur un document comportant une grande diversité de propositions [11].
Le rejet de ce texte marque néanmoins un tournant dans le gouvernement de Boric. Le deuxième processus constituant de 2023, qui ne réunit que des membres de partis politiques et aboutit à un texte très conservateur rejeté par 56 % des Chilien·nes, ne permet pas au gouvernement de retrouver l’élan du début de mandat. Un remaniement ministériel le 6 septembre 2022, soit deux jours après l’échec de la Convention constitutionnelle, fait entrer au gouvernement des figures issues des gouvernements de la Concertation. Carolina Tohá, qui avait notamment participé au premier gouvernement de Michelle Bachelet (2006-2010), devient ministre de l’Intérieur, poste qui dans le gouvernement chilien équivaut également au Premier ministre et au vice-président. Si des ministres issus de la Concertation étaient déjà présents dans le premier gouvernement, le remaniement de septembre 2022 opère un rééquilibre en faveur des forces de centre-gauche. La construction d’une opposition politique par le Front large vis-à-vis de la Concertation devient ainsi caduque et entérine un tournant vers une politique plus modérée sept mois après l’arrivée au pouvoir. Le scandale de corruption révélé en 2023, portant sur le financement d’une fondation dirigée par le mari de la vice-présidente de la Chambre des députés, met une nouvelle fois à l’épreuve la promesse de rupture avec les pratiques de l’ancienne classe politique chilienne. Cherchant à regagner l’appui de son électorat, le gouvernement Boric mise sur les réformes de justice sociale de son programme, tout en demeurant contraint par le cadre institutionnel de l’État subsidiaire.
Réformer un État subsidiaire
Afin de construire un État social, le gouvernement développe une stratégie qui part du changement des conditions de financement. Les difficultés politiques et les délais dans la mise en place d’un système solidaire par répartition poussent l’administration de Boric à privilégier une réforme fiscale. Actuellement, les recettes fiscales du Chili représentent 19,3 % du PIB, contre 33,5 % en moyenne au sein de l’OCDE. Le système fiscal chilien repose en grande partie sur les impôts indirects, qui pèsent davantage sur les classes moyennes et populaires, tandis que les 10 % des plus riches concentrent 60 % des richesses du pays [12]. La nomination du militant socialiste et économiste respecté Mario Marcel au ministère des Finances dès l’intronisation du gouvernement est une démonstration de volonté de conciliation et de sérieux de la part de Boric vis-à-vis de l’opposition.
Le « pacte fiscal », comme le nomme Marcel, vise à recouvrir 3,6 % du PIB, principalement en imposant plus les hauts patrimoines. Après huit mois de négociations, le Congrès rejette à une voix près la réforme en mars 2023, soit un an après le début du gouvernement [13]. Les autres tentatives de réformes fiscales se font de manière fragmentée et l’ambition d’une réforme d’ampleur de l’État subsidiaire s’effondre à la suite de l’échec du « pacte fiscal ». La stratégie de réformes partielles fonctionne toutefois dans certains cas, notamment après l’adoption en 2023 du « royalty minier » qui impose les grandes entreprises d’extraction du cuivre chilien.
Néanmoins, les montants recouverts sont loin de ceux prévus par le « pacte fiscal ».
Les deux échecs d’une modification du cadre constitutionnel et du système fiscal contraignent le gouvernement de Boric à agir dans les limites fixées par l’État subsidiaire. La primauté donnée à l’initiative privée et à l’échelon municipal dans la gestion des politiques sociales met fin à la possibilité d’un État social. Les principales réformes du gouvernement vont alors se concentrer dans l’amélioration des conditions de travail. La ministre en charge de ce portefeuille, la militante communiste Jeannette Jara, devient l’une des principales protagonistes des succès du gouvernement. Elle capitalise sa trajectoire au ministère du Travail en gagnant les primaires de gauche de juillet 2025 avec 60 % des voix, ce qui en fait la première candidate communiste aux élections présidentielles chiliennes à la tête d’une coalition de gauche.
Quatre réformes principales peuvent lui être attribuées. Les trois premières entrent en vigueur en 2024. Le salaire minimum est d’abord augmenté à 500 000 pesos chiliens [14], contre 350 000 au début du gouvernement. La semaine de travail passe ensuite de 45 heures à 40 heures, ce qui fait du Chili le pays avec le plus faible taux horaire de travail hebdomadaire en Amérique latine avec l’Équateur. En 2024, le gouvernement promulgue enfin la loi Karin que le ministère du Travail doit mettre en œuvre. Nommée en hommage à une infirmière qui s’est suicidée après avoir été victime de harcèlement au travail, la première version de la loi avait été déposée par une députée de l’opposition en 2023 afin d’établir un cadre juridique pour prévenir et sanctionner le harcèlement au travail, le harcèlement sexuel et la violence en milieu professionnel.
La quatrième réforme clôt un long processus de négociation sur les retraites, entamé dès le début du gouvernement. L’objectif était de mettre fin au système de capitalisation individuelle, géré par des fonds de pension spéculatifs soumis aux fluctuations boursières, et qui offrent des retraites misérables aux Chilien·nes. La loi adoptée en 2025 relève la pension minimale à 250 000 pesos chiliens et, de manière progressive, augmente la cotisation salariale de 10 % à 17 %, à la charge de l’employeur. Une assurance sociale par répartition complète également le versement des retraites.
Les concessions accordées à l’opposition sur ces réformes sociales résument la dynamique du gouvernement de Boric. Sans majorité au Congrès avec 37 députés sur 155 et 4 sénateurs sur 50, la promesse de Boric de faire du Chili le tombeau du néolibéralisme, après en avoir été le berceau, n’a donc pas prospéré. Ces concessions vont de la mise en œuvre progressive de la semaine des 40 heures, et non pas immédiate, au maintien des fonds de pension dans le système de retraites, en passant par le renoncement à un fond universel de santé. L’obstruction de la droite n’a cependant pas que limité les réformes sociales. Elle a aussi imposé un agenda politique que le gouvernement n’a pas pu user en sa faveur. Cet agenda est celui de la sécurité.
La recomposition du champ politique chilien autour de la sécurité
La situation sécuritaire du Chili s’inscrit dans un changement social à l’échelle continentale, provoqué par diverses crises politiques, notamment l’exil massif de Vénézuélien·nes vers les autres pays de la région. Cette émigration constitue la grande majorité des migrant·es présents·es au Chili.
Avec près de deux millions de personnes, la population immigrée compte pour 10 % de la population en 2023, soit une augmentation de 4,5 % par rapport à 2022 et de 46,8 % par rapport à 2018 [15]. L’État subsidiaire chilien n’a pas été en mesure de fournir des services publics adaptés pour faire face à cet afflux de population. Le contexte de tension sociale, résultant de l’exclusion de certaines franges de la population, a en partie alimenté l’augmentation des délits au Chili. Cette hausse est particulièrement visible, avec un taux d’homicides passant de 4,7 pour 100 000 habitants en 2018 à 6,7 en 2022 [16].
Bien qu’il existe un problème politique lié à ce changement de situation sécuritaire, la perception qu’en a la population chilienne est déconnectée des faits rapportés. Ainsi, la part de la population chilienne qui perçoit l’augmentation des délits pour l’année de 2023 représente 87,6 % alors que seulement 21,7 % des foyers réunissent au moins une personne ayant été victime d’un délit important. Amplement construite par les médias, qui associent la hausse de la délinquance et du narcotrafic à celle de la migration, cette perception dépend également du positionnement politique avec 50 % des personnes s’identifiant à gauche qui croient que la délinquance a augmenté contre 96 % pour les personnes se qualifiant de droite. La délinquance demeure néanmoins la principale préoccupation des Chilien·nes (46 %), loin devant la corruption (14 %) et les retraites (11 %) [17].
Le gouvernement de Boric répond à cette situation par une politique répressive et sécuritaire qui contraste avec l’ambition sociale du début de mandat. Le budget de 2024 comprenait une augmentation de 5,7 % par rapport à l’année précédente pour la sécurité publique, ainsi qu’un financement d’environ un million de dollars pour la police chilienne. 38 lois sur la sécurité ont été adoptées, un nombre record depuis 1990 [18]. La répression des migrant·es se traduit par le déploiement de l’armée à la frontière nord du Chili, avec la Bolivie et le Pérou, entraînant des tensions internationales [19]. Le projet de création d’un ministère de la Sécurité publique, proposé par le gouvernement de Sebastián Piñera en 2021, est finalement adopté en 2025, marquant la consécration du tournant sécuritaire amorcé par le gouvernement de Boric.
L’autre sujet, qui concentre les crispations sécuritaires du débat public, est celui de peuple autochtone mapuche présent dans le sud du pays. Cadré par les médias et les acteurs politiques comme le « conflit mapuche », la criminalisation des Mapuche ne débute pas sous le gouvernement de Boric [20]. Cependant, ses promesses de ne pas appliquer la loi anti-terroriste, héritée de la dictature, et de promouvoir un dialogue pour réparer les injustices historiques subies par les peuples autochtones du Chili n’ont pas été tenues. Sept semaines après son intronisation, le gouvernement rétablit cet état d’exception, militarisant le sud du pays. À ce jour, il détient le record du gouvernement ayant le plus longuement renouvelé cet état d’exception, bien que la majorité des ministres en postes aient auparavant été de fervents opposants à cette mesure constitutionnelle.
L’omniprésence des questions de sécurité et d’un discours politique dominé par la peur coïncide — sans préjuger de l’ordre causal des deux phénomènes — avec un retour d’une majorité d’opinions favorables à une idéologie autoritaire parmi les Chilien·nes [21]. L’émergence de trois candidats défendant des politiques d’extrême droite parmi les cinq premiers du premier tour des élections présidentielles illustre cette tendance. Leurs déclarations ont également contribué à légitimer à nouveau la dictature de Pinochet. Johannes Kaiser, du parti national libertarien, a affirmé qu’il soutiendrait un nouveau coup d’État « sans en douter » et a proposé d’interdire le parti communiste [22]. Evelyn Matthei, dont le père était général de l’armée de l’air et ministre de Pinochet, a déjà défendu la dictature au début de sa carrière politique et a soutenu au cours de cette campagne que le Plan national de recherche des détenus disparus, mis en œuvre par le gouvernement de Boric, n’était pas un plan de recherche, mais de « vengeance » [23]. José Antonio Kast, dont le père était lieutenant de la Wehrmacht et a participé à la dictature de Pinochet, se revendique comme pinochetiste. Il a salué le travail de son frère, Miguel Kast, ministre du Travail sous Pinochet, et a relativisé les crimes commis par Miguel Krassnoff, un militaire chilien condamné à 1 060 ans de prison pour enlèvements, tortures et disparitions forcées, après lui avoir rendu visite en prison.
Le champ politique chilien connaît donc un retour des spectres du passé, ce qui soulève deux interrogations majeures. D’une part, il est nécessaire d’approfondir l’examen des conséquences politiques d’une transition démocratique qui a laissé intacte une partie de l’héritage de la dictature. D’autre part, la gauche chilienne doit faire face à la question de sa capacité à élaborer un discours et des politiques sociales capables de remettre en cause l’hégémonie de l’extrême droite sur les enjeux de sécurité.