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Essai Histoire

Le sens de la représentation


par Roger Chartier , le 22 mars 2013


Pour comprendre la notion de représentation politique, l’historien du livre Roger Chartier propose de la rapporter aux différents sens que recouvre le terme français de « représentation », de son sens le plus large — donner à voir un objet absent — à son sens juridique et politique — tenir la place de quelqu’un.

Cet article reprend une conférence prononcée le 13 novembre 2012 dans le cadre du séminaire Groupe de projet “La représentation politique : histoire, théories, mutations contemporaines” de l’Association française de science politique [1]. Il effectue la synthèse des précédents écrits de Roger Chartier sur la question de la représentation, et en particulier de deux textes.

Le premier, « Le monde comme représentation », publié dans les Annales en 1989 [2], eut un impact considérable et contribua à transformer la perspective traditionnelle de l’histoire des mentalités. En substituant à ce terme la notion plus large de représentation, Roger Chartier insistait sur les effets performatifs des images du monde que se forgent les individus et les groupes, interrogeait le rapport entre la production d’images et les autres dimensions du travail de représentation, et dépassait une opposition stérile entre histoire sociale et histoire des « mentalités ».

Le second texte, « Pouvoirs et limites de la représentation. Marin, le discours et l’image », fut publié après le décès de Louis Marin [3]. Prenant la suite du philosophe, historien, sémiologue et critique d’art français, Roger Chartier démontrait le côté réducteur de la thèse qui pense que la représentation consiste essentiellement à rendre présent quelque chose d’absent – une idée partagée aussi bien par des philosophes comme Heidegger et Derrida que par des théoriciens du politique comme Carl Schmitt et Hanna Pitkin. L’insistance sur la dimension de monstration publique d’une personne présente que peut également contenir la notion de représentation (dimension qui persiste dans le français moderne avec des expressions telles que « elle est toujours en représentation ») a des conséquences importantes pour l’analyse de la politique. Dans les sociétés d’Ancien régime comme dans les démocraties représentatives modernes, les personnes qui incarnent le pouvoir central sont nécessairement amenées à l’exhiber devant le public qu’elles sont censées représenter, en particulier à travers une série de comportements ritualisés (et le plus souvent sexués). Cette activité contribue de façon décisive à la légitimité du pouvoir, et ce bien au-delà de l’élection. Elle participe à transformer les rapports de force en rapports symboliques et renforce ce que Bourdieu appelle la domination symbolique.

Les distinctions analytiques entre les différents sens que recouvre le terme français de représentation permettent de mettre à jour des courts circuits conceptuels (lorsque les auteurs jouent inconsciemment sur plusieurs registres distincts), des impensés (lorsqu’un sens est négligé), mais aussi des corrélations riches de sens (comme lorsque la représentation-mandat est couplée à la représentation-incarnation). Cette démarche permet aussi d’interroger à la suite de Ricœur la façon dont les sciences historiques (et plus largement les sciences sociales et humaines) participent à la représentation de la réalité qu’elles se donnent pour mission d’étudier.

(Yves Sintomer)

Donner à voir un objet absent

Le Dictionnaire de la langue française publiée par Furetière en 1690 identifie deux familles de sens, apparemment contradictoires, du mot « représentation ». Il la définit ainsi : « Représentation : image qui nous remet en idée et en mémoire les objets absents, et qui nous les peint tels qu’ils sont ». Dans ce premier sens, la représentation donne à voir un objet absent (chose, concept ou personne) en lui substituant une « image » capable de le représenter adéquatement. Représenter est faire connaître les choses médiatement par la peinture d’un objet, les mots et les gestes, les figures et les signes : ainsi les énigmes, les emblèmes, les fables, les allégories. Représenter, dans un sens juridique et politique, est aussi « tenir la place de quelqu’un, avoir en main son autorité ». De là, la double définition des représentants comme ceux qui représentent dans une charge publique une personne absente qui devrait l’occuper et comme ceux qui sont convoqués pour une succession en lieu et place de la personne dont ils possèdent le droit.

Cette définition de la représentation s’enracine dans la signification ancienne et matérielle de la « représentation », entendue comme l’effigie mise à la place du corps du roi mort sur son lit mortuaire. Cette acception du terme, tant en anglais qu’en français, ne peut être séparée de la théorie politique analysée par Ernst Kantorowicz dans Les deux corps du roi, qui trouve son expression visible dans les funérailles des rois français et anglais et sa formulation conceptuelle chez les juristes du XVIe siècle. Dans ce moment essentiel pour la continuité dynastique se produit une dramatique inversion de la double présence du souverain, à la fois individu mortel et incarnation de la dignité royale qui ne meurt jamais. Elle suppose « la coutume de placer sur le couvercle du cercueil la ‘représentation’ ou ‘personnage royal’, une figure ou image ad similitudinem regis qui – faite de bois ou de cuir rembourré d’étoupe et recouverte de plâtre – était vêtue des vêtements du couronnement ou, plus tard, de la robe parlementaire. L’effigie montrait les insignes de souveraineté : sur la tête de l’image (apparemment modelée, depuis Henri VII, d’après le masque mortuaire), il y avait la couronne, tandis que les mains artificielles tenaient le globe et le sceptre. Quand les circonstances n’étaient pas contraires, les effigies furent dès lors utilisées à l’enterrement des monarques : le cadavre du roi, son corps naturel, mortel et visible, d’habitude – bien qu’ici invisible -, reposait dans une bière de plomb, elle-même enfermée dans un cercueil de bois ; alors que son corps politique, d’habitude invisible, était à cette occasion exposé de façon bien visible par l’effigie revêtue de tous les insignes royaux officiels : une persona ficta – l’effigie – personnifiait une persona ficta – la dignitas [4] ». Comme l’indique Furetière, « lorsque l’on va voir les princes morts sur leur lit funéraire, on voit seulement leur représentation, leur effigie ». Ainsi, la distinction est radicale entre le représenté absent, personne fictive ou réelle, et l’objet qui le rend présent, le donne à voir.

Dans Richard II de Shakespeare, trois scènes essentielles de la pièce commentées par Ernst Kantorowicz (III, 2, III, 3 et IV, 1 selon les divisions du Folio de 1623) scandent les étapes de la progressive retraite du corps naturel de son corps politique, de la séparation entre l’individu Richard et la dignité sacrée du roi élu et lieutenant de Dieu. Kantorowicz a montré magnifiquement comment ces trois scènes étaient fondées sur la théorie politique des deux corps du roi [5]. De multiples métaphores y transforment la théorie en images poétiques, religieuses ou politiques : ainsi, les comparaisons avec les éléments naturels (la nuit et le jour, le soleil et l’ombre), les identifications bibliques (à commencer par celle du roi avec le Christ et de ses ennemis avec Judas ou Ponce Pilate) ou les figures du monde à l’envers qui inversent les rôles entre le souverain et ses sujets ou le roi et le fou. Le texte est bâti sur la tension entre les deux significations possibles du renoncement du roi à son pouvoir, énoncée soit comme une abdication, ce qui légitime pleinement le nouveau roi, soit comme une déposition dont la violence est lourde de menaces pour la paix du royaume. Il l’est aussi sur la double incorporation supposée par la théorie des deux corps. Si le corps naturel du roi incorpore le corps politique dans un même individu, la réciproque est également vraie et lorsque ce corps politique est transféré à un autre, le roi n’est plus rien. Il n’a plus de nom, il n’a plus de visage, il n’est plus qu’un « roi de neige » qui fond au soleil du nouveau souverain.

Dans Richard II, Shakespeare transforme la chronique d’Holinshed dans un moment essentiel, celui de la scène de la déposition du roi. Dans la chronique, lue par Shakespeare dans son édition de 1587, le rôle du Parlement consiste à confirmer la supposée abdication de Richard et à donner son consentement à la montée sur le trône de Bolingbroke devenu Henry IV. Ce n’est qu’après ce double assentiment qu’il réclame que soient énoncées les raisons de ce double événement. Dans la pièce de Shakespeare, du moins dans son édition in-quarto en 1608, il n’en va pas de même puisque ce sont les Communes qui exigent la déposition publique du roi ainsi que le rapporte Northumberland. Cette différence, qui a sans doute des raisons plus dramatiques que politiques, explique pourquoi la plus grande de la scène du Parlement (IV, 1, vers 154-317) est absente des trois premiers Quartos de la « tragedy » publiés en 1597 et 1598 et pourquoi, dans le Folio de 1623 lorsque la pièce est devenue une « history », le texte de la scène introduite en 1604 est retouchée de façon à ce que ce soit Bolingbroke, et non plus les Communes par la voix de Nortumberland, qui prononce les mots demandant la comparution du roi.

Présence publique d’une personne ou d’une chose

Le terme « représentation » a chez Furetière une seconde signification :

Représentation, se dit au Palais [de justice] de l’exhibition de quelque chose », ce qui introduit la définition de représenter comme comparaître en personne et exhiber la chose. La représentation est ici monstration d’une présence, présentation publique d’une chose ou d’une personne. C’est la chose ou la personne qui est à elle-même sa propre représentation. Le représenté et son image font corps et adhèrent l’un à l’autre : « Représentation, se dit quelquefois des gens vivants. On dit d’une mine grave et majestueuse : Voilà une personne de belle représentation.

Les dictionnaires des autres langues européennes du XVIIe siècle enregistrent ce double régime de présence de la représentation, supposant soit une relation entre un signe et une chose, soit une identité entre la chose et le signe. Le Tesoro de la lengua castellana de Covarrubias, publié en 1611, ne mentionne que la première famille de sens : « Représenter : nous rendre présent quelque chose avec des paroles ou des figures que se fixent dans notre imagination ». De là, le sens juridique du verbe (« représenter, c’est enfermer en soi une autre personne, comme si elle était la même, pour la remplacer dans toutes ses actions et ses devoirs ») et les significations théâtrales des mots liés à « représenter », « représentation » : « Représentation, la comédie ou la tragédie », ou « Représentants, les comédiens, parce que l’un représente le Roi, et […] fait comme s’il était présent ; l’autre fait le galant, l’autre la dame, etc. ».

Aux commencements du XVIIIe siècle, dans le Diccionario de Autoridades, le sens de representar se divise, à la manière de Furetière, entre « rendre présent quelque chose » et une acception inconnue du Tesoro de Covarrubias : « rendre manifeste vers l’extérieur une chose ». Sont ainsi liées les deux séries de définitions qui supposent, pour la première, l’absence de la personne ou de la chose représentée et, pour la seconde, son exhibition par elle-même : « Représentation : signifie aussi autorité, dignité, caractère, ou recommandation de la personne : on dit ainsi Fulano est un homme de représentation à Madrid ».

Dans sa réflexion sur le lien entre la représentation du pouvoir politique et le pouvoir politique de la représentation, Louis Marin ne sépara jamais ces deux sens anciens du terme. Inscrit dans la filiation de la théorie du signe élaborée par les grammairiens et logiciens de Port-Royal, la premier sens du mot désigne les deux opérations de la représentation quand elle donne présence à un référent absent :

Un des modèles parmi les plus opératoires construits pour explorer le fonctionnement de la représentation moderne – qu’elle soit linguistique ou visuelle – est celui qui propose la prise en considération de la double dimension de son dispositif : dimension ‘transitive’ ou transparente de l’énoncé, toute représentation représente quelque chose, dimension ‘réflexive’ ou opacité énonciative, toute représentation se présente représentant quelque chose [6] .

De là, dans le transfert du modèle eucharistique sur le pouvoir du souverain catholique, une première dimension, qui fait de l’hostie la représentation du corps du Christ et du portait du roi, celle de son corps absent. Mais cette représentation narrative et historique, qui implique une relation entre un signe et celle qui signifie, n’épuise pas la signification de l’eucharistie ou de l’image du souverain qui appartiennent aussi au second sens de la représentation, celui où elle est monstration d’une présence. L’hostie est le corps du Christ dans sa présence réelle, tout comme les images du roi sont la manifestation visible de la présence, en son absence même, de son corps sacramentel. C’est cette construction complexe, fondée sur les deux sens de la représentation, que met en péril l’introduction, par Louis XIV, de son propre portait, au naturel, dans les signes symboliques supposés le représenter dans son absence et sa présence. En associant dans leur historicité propre les deux dispositifs de la représentation, transitif et réflexif, l’attention peut être ainsi portée sur les mécanismes grâce auxquels une représentation se présente comme représentant quelque chose. Dans l’introduction de son livre Opacité de la peinture, Louis Marin souligne les effets heuristiques d’un tel déplacement qui substitue à une approche strictement sémiotique et structurale, fondée sur la seule analyse du langage, une étude historique et matérielle des modalités et des procédés de « présentation de la représentation ». Un lien étroit peut ainsi être noué entre la réflexion conceptuelle sur la notion même de représentation, dans les domaines de la logique, de la théologie et du politique, et les perspectives analytiques qui portent attention aux effets de signification produits par les formes d’inscription des discours.

Représentations collectives et monde social

Le concept de représentation a été un appui précieux pour que puissent être articulées, mieux que ne le permettait la notion de mentalités, les différentes relations que les individus ou les groupes entretiennent avec le monde social dont ils sont partie prenante. Grâce à la pluralité de ses significations, le concept, dans son acception sociologique de « représentations collectives », désigne, d’abord, les schèmes de perception et d’appréciation qui portent les opérations de classement et de hiérarchisation qui construisent le monde social. Dans le sens plus ancien des dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles, il peut indiquer les pratiques et les signes, les symboles et les conduites qui visent à montrer et faire reconnaître une identité sociale ou un pouvoir. Enfin, dans une signification politique, il qualifie les formes institutionnalisées par lesquelles des « représentants » (individus singuliers ou instances collectives) incarnent de manière visible, « présentifient », la cohérence d’une catégorie sociale, la permanence d’une identité ou la puissance d’un pouvoir. C’est en articulant ces trois registres que le concept de représentation a modifié la compréhension du monde social parce qu’il oblige à penser la construction des identités, des hiérarchies et des classements comme le résultat de « luttes de représentations » dont l’enjeu est la puissance, reconnue ou déniée, des signes qui doivent faire reconnaître comme légitime une domination ou une souveraineté.

Il est dès lors possible de comprendre comment les affrontements qui font s’opposer des violences contraires, des forces brutales, sont transformés en luttes symboliques dont les représentations sont les armes et les enjeux. La représentation a une telle capacité car, selon Louis Marin, « elle opère la substitution à la manifestation extérieure où une force n’apparaît que pour annihiler une autre force dans une lutte à mort, des signes de la force ou plutôt des signaux et des indices qui n’ont besoin que d’être vus, constatés, montrés, puis racontés et récités pour que la force dont ils sont les effets soit crue [7] ».

La référence à Pascal est ici toute proche. Lorsque Pascal dévoile le mécanisme de la « montre » qui se dirige à l’imagination et produit la croyance, il oppose ceux pour qui un tel

appareil est nécessaire et ceux pour qui il ne l’est pas. Parmi les premiers se rencontrent juges et médecins : Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chaffourées, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice, et si les médecins avaient le vrai art de guérir ils n’auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérables d’elle-même, mais n’ayant que des sciences imaginaires il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire et par là en effet ils s’attirent le respect ». Mais pour ceux qui sont les maîtres de la force brute, une telle manipulation des signes est tout à fait inutile : « Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte parce qu’en effet leur part est plus essentielle. Ils s’établissent par la force, les autres par la grimace [8] .

Le contraste relevé par Pascal a une particulière pertinence pour l’histoire des sociétés d’Ancien Régime. Il permet de penser les formes de la domination symbolique, par l’image, la « montre » ou l’ « attirail » (le mot est de La Bruyère) comme le corollaire du monopole sur l’usage légitime de la force que prétend établir le souverain absolu. La force ne disparaît pas dans l’opération qui la transforme en puissance, puisque toujours, comme les hommes d’armes, elle demeure à la disposition du prince, mais elle est mise en réserve par la multiplication des signes (portraits, médailles, monuments, louanges, récits, etc.) qui donnent à voir le pouvoir du souverain et doivent susciter, sans violence aucune, l’obéissance et l’adoration. En conséquence, les instruments de la domination symbolique assurent, tout ensemble, « la négation et la conservation de l’absolu de la force : négation, puisque la force ne s’exerce ni ne se manifeste puisqu’elle est en paix dans les signes qui la signifient et la désignent ; conservation, puisque la force par et dans la représentation se donnera comme justice, c’est-à-dire comme la loi obligatoirement contraignante sous peine de mort [9] ».

L’exercice de la domination politique s’appuie ainsi sur l’ostentation des formes symboliques qui représentent la puissance du roi qui est donnée à voir et croire même en son absence. En prolongeant cette rencontre entre Marin et Elias, on peut ajouter que c’est justement la pacification (au moins relative et tendancielle) de l’espace social entre le Moyen Age et le XVIIe siècle qui a permis la mutation des affrontements violents en luttes de représentations dont les enjeux étaient l’ordonnancement du monde social, partant le rang reconnu à chaque état, corps ou individu.

De là, l’importance de la relation si forte dans la première modernité entre représentations mentales collectives et représentations théâtrales. Celles-ci, comme le souligne Stephen Greenblatt dans Shakespearean Negotiations, s’emparent de l’énergie sociale présente dans les langages, les discours, les rituels et pratiques du monde social pour les transformer en puissantes fictions : « Quelle est l’énergie sociale qui circule ? Le pouvoir, le charisme, l’excitation sexuelle, les rêves collectifs, les interrogations, le désir, l’anxiété, la crainte religieuse, les intensités de l’expérience qui flottent librement : en un sens, la question est absurde, car tout ce qui est produit par la société peut circuler sauf à être délibérément exclu de la circulation [10] ». Mais, en retour, les représentations montrées sur la scène façonnent celles de leurs publics : « À travers ses techniques de représentation, chaque pièce charrie des charges d’énergie sociale sur la scène ; la scène, de son côté, transforme cette énergie et la renvoie au public [11] ». La circulation des représentations entre les œuvres et leurs spectateurs, ou lecteurs, est ainsi définie comme « la capacité de certaines traces verbales, auditives et visuelles de produire, former et organiser des expériences collectives physiques et mentales [12] ».

Ainsi historiquement située, la pertinence heuristique du concept de représentation n’est pas limitée aux sociétés d’Ancien Régime, réglée par la codification juridique des distinctions sociales. Elle est aussi puissante pour comprendre comment, dans les sociétés « démocratiques » de l’époque contemporaine, les classements et les hiérarchies se construisent à la croisée des propriétés sociales objectives et des représentations, acceptées ou refusées, que les classes ou les groupes proposent d’eux-mêmes. Comme l’écrit Bourdieu dans la Distinction,

Il suffit d’avoir à l’esprit que les biens se convertissent en signes distinctifs, qui peuvent êtres des signes de distinction, mais aussi de vulgarité, dès qu’ils sont perçus rationnellement, pour voir que la représentation que les individus et les groupes livrent inévitablement à travers leurs pratiques et leurs propriétés fait partie intégrante de leur réalité sociale. Une classe est définie par son être-perçu autant que par son être, par sa consommation – qui n’a pas besoin d’être ostentatoire pour être symbolique – autant que par sa position dans les rapports de production (même s’il est vrai que celle-ci commande celle-là) [13].

Les luttes de classification et de représentation sont ainsi comprises comme constructrices du monde social tout autant ou plus encore que les déterminations objectives qui séparent classes et les groupes. Sont ainsi associées l’incorporation des structures du monde social par les individus, en fonction de leur origine, trajectoire et appartenance, et les dominations rendues possible par la perpétuation des représentations qui fondent leur légitimité. C’est lorsque se fissurent ou se brisent ces représentations que critique et ruptures deviennent pensables.

C’est sans doute pourquoi nombreux sont les travaux qui durant les dernières décennies ont fait usage du concept de représentation, qui en est venu à désigner en lui-même l’histoire culturelle, et des notions de domination ou violence symbolique qui supposent, comme l’indique Bourdieu dans les Méditations pascaliennes, que celui qui en est la victime contribue, par sa croyance en la légitimité des principes qui l’assujettissent, a son efficacité :

La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la structure de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle ; ou, en d’autres termes, lorsque les schèmes qu’il met en œuvre pour se percevoir et s’apprécier ou pour apercevoir et apprécier les dominants (élevé/bas, masculin/féminin, blanc/noir, etc.) sont le produit de l’incorporation des classements, ainsi naturalisés, dont son être social est le produit [14].

Comme on le sait, l’articulation entre ces deux concepts a transformé profondément la compréhension de plusieurs réalités fondamentales. Ainsi, l’exercice de l’autorité, fondé sur l’adhésion aux signes, aux rites et aux images qui la donne à voir et obéir. Ainsi, la construction des identités, quelles qu’elles soient, toujours situées dans la tension entre les représentations imposées (par les pouvoirs, les puissants ou les orthodoxies) et la conscience d’appartenance des individus eux-mêmes. Ainsi, les relations entre les sexes, pensées contradictoirement comme l’imposition de rôles propres par les représentations et les pratiques justifiant la domination masculine et comme l’affirmation d’une identité féminine, imaginée hors ou dedans le consentement, par le rejet ou par l’appropriation des modèles masculins.

La réflexion sur la construction des identités masculines et féminines par les représentations est une illustration exemplaire de l’exigence qui traverse aujourd’hui toute pratique historique : comprendre, à la fois, comment les représentations, qu’elles soient énoncées, figurées ou agies, définissent les rapports de domination et comment ces représentations sont elles-mêmes dépendantes des ressources inégales et des intérêts contraires que peuvent mobiliser ceux dont elles légitiment le pouvoir et celles sont elles doivent perpétuer la sujétion. Bien loin d’éloigner des réalités du monde social, comme l’ont cru et craint certains, une perspective qui fait de l’étude des représentations un objet essentiel est, en fait, la plus sociale des histoires.

Représentation et « représentance », ou le régime du discours historique

Dans ces dernières années, le travail de Paul Ricœur est sans aucun doute celui qui a donné le plus d’attention aux parentés et compétitions existant entre les différentes modalités de représentation du passé : la fiction narrative, les opérations de la mémoire, la connaissance historique [15] . Dans son dernier livre, La mémoire, l’histoire, l’oubli, il établit une série de distinctions entre ces deux formes de présence du passé dans le présent assurée par l’anamnèse, lorsque l’individu « descend à sa mémoire » comme écrit Borges, et par l’opération historiographique. La première différence est celle qui oppose le témoignage et le document. Le premier est inséparable du témoin et du crédit accordé, ou non, à sa parole ; le second, qui donne accès à un passé qui n’est le souvenir de personne, exige la mobilisation des techniques de la critique historique. Une seconde distinction contraste l’immédiateté de la réminiscence et la construction de l’explication historique qui peut privilégier soit les régularités et causalités méconnues par les acteurs, soit les raisons explicites et les stratégies conscientes de ceux-ci. Enfin, à la reconnaissance du passé promise par la mémoire est opposée sa représentation véridique procurée par la critique documentaire et la construction explicative propres à l’histoire.

De là le double statut de la représentation dans la réflexion de Ricœur. Elle désigne, en effet, un objet particulier du questionnaire historien, devenu central dans les démarches de l’histoire culturelle, et le régime même des énoncés historiques, gouvernés par l’intention de vérité et de connaissance vérifiable de la discipline. En paraphrasant la distinction établie par Louis Marin, on pourrait dire que la représentation historique du passé a bien une double dimension : transitive, puisqu’elle représente ce qui fut et n’est plus, et réflexive, puisqu’elle le fait en exhibant les règles et exigences qui commandent son travail de représentation. Dans le cas de l’histoire sociale et culturelle que nous avons évoquée, ce sont les représentations des acteurs eux-mêmes qui deviennent l’objet même représenté par la représentation historique. De là, pour Ricœur, l’ambiguïté et pertinence du terme de représentation qui permet de lier objet à connaître et l’opération de connaissance :

L’historien se trouve confronté à ce qui paraît d’abord une regrettable ambiguïté du terme « représentation » qui, selon les contextes, désigne, en tant qu’héritière rebelle de l’idée de mentalité, la représentation-objet du discours historien et, en tant que phase de l’opération historiographique, la représentation-opération. […] Une hypothèse vient alors à l’esprit : l’historien, en tant qu’il fait de l’histoire, ne mimerait-il pas de façon créatrice, en la portant au niveau du discours savant, le geste interprétatif par lequel ceux et celles qui font l’histoire tentent de se comprendre eux-mêmes et leur monde ? L’hypothèse est particulièrement plausible dans une conception pragmatique de l’historiographie qui veille à ne pas séparer les représentations des pratiques par lesquelles les agents sociaux instaurent le lien social et le dotent d’identités multiples. Il y aurait bien un rapport mimétique entre la représentation-opération, en tant que moment du faire de l’histoire, et la représentation-objet, en tant que moment du faire histoire [16].

Celle-ci, toujours, se donne sous la forme d’un récit. Pour autant, faut-il conclure qu’elle n’est de fiction parmi d’autres ? Plusieurs raisons ont pu inciter à le penser. Tout d’abord, la commune utilisation par l’histoire et le roman des mêmes tropes rhétoriques et des mêmes structures narratives a conduit à dissoudre la capacité de connaissance de la première dans une narrativité qu’aucune différence épistémologique ne peut distinguer de la vérité de la fable. Ensuite, toujours l’illusion référentielle menace la représentation historique du passé. Certes, comme l’affirme Barthes, la puissance d’une telle illusion, qui donne à voir comme réel un référent sans réalité objective, n’est pas la même pour le roman qui, en abandonnant la catégorie de la vraisemblance, a multiplié les notations réalistes chargés de lester la fiction d’un poids de réalité et pour l’histoire pour laquelle « l’avoir-été des choses est un principe suffisant de la parole [17] ». Et de fait, l’historien introduit dans sa narration les preuves qui attestent cet « avoir-été des choses » : citations d’archives, reproductions de documents, photographies. De là, la structure dédoublée, ou clivée et feuilletée, comme dit de Certeau, du discours d’histoire qui inclut dans l’analyse historique les traces du passé dont il propose la compréhension.

Toutefois, comme le montrent tout ensemble les falsifications historiques et les fictions qui se donnent comme des récits historiques, la représentation véridique du passé n’est jamais totalement protégée contre les séductions de l’illusion référentielle. Fonder son statut de connaissance vraie est, à la fois, nécessaire et malaisé. En un temps, le nôtre, où est forte la tentation des histoires imaginées et imaginaires, la tâche est pourtant fondamentale puisqu’elle établit les critères qui permettent de considérer une distance séparant le discours historique comme une représentation adéquate du passé, ou, pour mieux dire, du passé que l’historien a construit comme son objet.

Une fois encore, Ricœur nous indique un possible chemin lorsqu’il affirme que c’est seulement en remontant de l’écriture de l’histoire (parente de celle de la fiction) aux techniques de recherche et aux procédés critiques qui fondent la preuve documentaire et la construction explicatives propres à l’histoire que celle-ci pourra accréditer la prétention de vérité de son discours :

Une fois mis en question les modes représentatifs censés donner forme littéraire à l’intentionnalité historique, la seule manière responsable de faire prévaloir l’attestation de réalité sur la suspicion de non pertinence est de remettre à sa place la phase scripturaire par rapport aux phases préalables de l’explication compréhensive et de la preuve documentaire. Autrement dit, c’est ensemble que scripturalité, explication compréhensive et preuve documentaire sont susceptibles d’accréditer la prétention à la vérité du discours historique. Seul le mouvement de renvoi de l’art d’écrire aux « techniques de la recherche » et aux « procédures critiques » est susceptible de ramener la protestation au rang d’une attestation devenue critique [18].

Réalité de la représentation

L’usage historien du concept de représentation a été doublement critiqué. La notion aurait une double nocivité : elle éloignerait l’histoire des réalités objectives qui constituent le passé en privilégiant l’étude des illusions, des rêves et des fantaisies, et, circonstance aggravante, elle minerait le statut de connaissance au profit d’une fable sur les fables ou de la perpétuation acritique des mythes construits par les acteurs historiques eux-mêmes. À mon sens, il n’est rien de tout cela. Le concept de représentation, en ses acceptions multiples, est l’un de ceux qui permet de comprendre avec le plus d’acuité et de rigueur comment se construisent les divisions et les hiérarchies du monde social. Et accepter que le discours historique lui-même est et ne peut-être qu’une représentation du passé n’est pas détruire sa scientificité mais, au contraire, la fonder.

Les représentations qui fondent les perceptions et les jugements, qui gouvernent les façons de dire et de faire, sont tout aussi « réelles » que les processus, les comportements, les conflits que l’on tient pour « concrets ». L’insistance placée par certains défenseurs de l’histoire sociale sur le « concret », opposé à l’abstraction supposée de la représentation, peut inquiéter. Se souvenant de Foucault, on peut se demander s’il n’y a pas là « une bien maigre idée du réel », identifié aux seules situations « concrètes ». Foucault écrivait :

Il n’y a pas « le » réel qu’on rejoindrait à condition de parler de tout ou de certaines choses plus « réelles » que les autres, et qu’on manquerait, au profit d’abstractions inconsistantes, si on se borne à faire apparaître d’autres éléments et d’autres relations.[...] Un type de rationalité, une manière de penser, un programme, une technique, un ensemble d’efforts rationnels et coordonnées, des objectifs définis et poursuivis, des instruments pour l’atteindre, etc., tout cela c’est du réel, même si ça ne prétend pas être « la réalité » elle-même ni « la » société tout entière [19].

La mise en garde devrait suffire débarrasser le débat intellectuel des fausses oppositions qui parfois l’encombrent encore.

Certes, les pratiques que visent, de différentes manières, les représentations sont toujours irréductibles aux discours qui les décrivent, les régulent, les prescrivent ou les proscrivent. Elles ne sont donc ni subsumées ni absorbées par les représentations qui les désignent. La question dès lors posée est celle-ci : comment l’historien peut-il appréhender des pratiques muettes dont la logique spécifique n’est pas celle des discours, quels qu’ils soient, qui les donnent à lire ? Dans son commentaire de Surveiller et punir, Michel de Certeau marquait la tension (et le risque) qui habite toute tentative qui entend rendre compte de l’effectuation des pratiques :

Quand, au lieu d’être un discours sur d’autres discours qui l’ont précédée, la théorie se risque dans des domaines non verbaux ou préverbaux où ne se rencontrent que des pratiques sans discours d’accompagnement, certains problèmes surgissent. Il y a un brusque changement et la fondation, d’ordinaire si sûre qu’offre le langage fait alors défaut. L’opération théorique se retrouve soudain à l’extrémité de son terrain normal, telle une voiture parvenue au bord d’une falaise. Au delà, il n’y a plus que la mer. Foucault travaille au bord de la falaise, essayant d’inventer un discours pour traiter de pratiques non discursives [20].

Toute histoire des pratiques travaille nécessairement au bord de cette falaise et doit accepter, en la contrôlant grâce aux techniques de la critique documentaire, la médiation obligée des représentations.

par Roger Chartier, le 22 mars 2013

Aller plus loin

Roger Chartier, Au bord de la falaise, Albin Michel, Paris 2009.

Le site du groupe de projet consacré à la représentation politique.

Pour citer cet article :

Roger Chartier, « Le sens de la représentation », La Vie des idées , 22 mars 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-sens-de-la-representation

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Notes

[1Nous remercions Lola Zappi pour sa contribution au travail éditorial sur le texte.

[2Annales E.S.C., novembre-décembre 1989, 6, p. 1505-1520.

[3Annales H.S.S., mars-avril 1994, p. 407-418 ; les deux textes ont été repris dans le recueil Au bord de la falaise, Albin Michel, Paris 2009, p. 75-98 et 203-224.

[4Ernst Kantorowicz, Les Deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1989, p. 303.

[5Théorie qui postule que le Roi à deux corps, naturel et politique, qui se confondent dans sa personne.

[6Louis Marin, “Paolo Uccello au Chiostro Verde de Santa Maria Novella à Florence”, in Opacité de la peinture. Essai sur la représentation au Quattrocento, Paris, Usher, 1989, p. 73.

[7Louis Marin, “Introduction. L’être de l’image et son efficace”, in Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, 1993, p.18.

[8Pascal, Pensées, Éditions Lafuma : p. 44 ; Éditions Brunschvicg : p. 82.

[9L. Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, p. 12.

[10Stephen Greenblatt, Shakespearean Negotiations, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, 1988, p. 19.

[11Shakespearean Negotiations, op. cit., p. 14.

[12Shakespearean Negotiations, op. cit., p. 6.

[13Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 563-564.

[14Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 204.

[15Le terme de « représentance », emprunté à Ricœur, désigne la façon dont le récit historiographique vise à rendre compte du réel.

[16Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000, p. 295.

[17Roland Barthes, « L’Effet de réel », in R. Barthes, L. Bersani, Ph. Hamon, M. Riffaterre, I. Watt, Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 87.

[18La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 363.

[19Michel Foucault, « La poussière et le nuage », in Dits et écrits, IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 15.

[20Michel de Certeau, « Microtechniques et discours panoptique : un quiproquo », in Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 44.

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