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Recension Société

Le « problème » de l’immigration


par Angéline Escafré-Dublet , le 3 octobre 2008


Qu’est-ce que l’immigration : un phénomène social ou un problème public ? Qu’est-ce qu’un immigré : un travailleur clandestin employé à bas prix dans les chantiers de construction, un « jeune des banlieues » de préférence en bande et plutôt musulman, ou un futur citoyen « méritant » de la nation française ? Toutes ces images sont déconstruites par la dernière livraison de la revue Agone.

Recensé : Revue Agone, n° 40, « L’Invention de l’immigration », dossier coordonné par Choukri Hmed et Sylvain Laurens, 2008.

Chacun des articles réunis par Choukri Hmed et Sylvain Laurens dans la dernière livraison de la revue Agone démontre, à travers l’analyse de cas concrets, les raisons économiques, sociales et politiques de la construction d’une certaine vision de l’immigration en France et en Europe. Chacun permet de remettre en cause des constructions étrangement familières sur l’immigration et d’en démonter les mécanismes.

L’immigration comme « problème »

Les articles ici réunis contribuent à nous faire comprendre comment l’immigration a pu être construite comme problème public depuis plus d’un siècle [1]. Le matériau empirique va de l’étude des collaborateurs aux plus hauts sommets de l’État à celle des administrateurs de préfecture, en passant par les experts ès immigration dans la haute fonction publique, les employeurs du bâtiment, les journalistes et les militants. Chacun à leur niveau, ils sont autant d’émetteurs d’un discours sur l’immigration. En les mettant en résonance les uns par rapport aux autres, l’ouvrage permet de mieux apprécier la construction de l’immigration comme problème dans nos sociétés.

La perspective historique n’est pas absente de l’analyse, qui conduit à envisager une construction du problème dans le temps. Gérard Noiriel identifie la « naissance » du problème au tournant des années 1880, quand le mot « immigration » fait pour la première fois irruption dans le vocabulaire politique français. Le phénomène est alors mis en relation avec deux éléments antithétiques qui scellent le rapport complexe de l’État à l’immigration, entre rejet et nécessité : la peur de l’étranger d’une part, et l’impératif démographique, d’autre part. Benoît Larbiou met en évidence l’émergence de deux logiques antithétiques supplémentaires dans l’entre-deux-guerres : la logique productive prônée par les employeurs (la main-d’œuvre étrangère est nécessaire à l’économie française) et la logique de protection du travail national (défendue par les syndicats). Or, dès cette période, des experts ès immigration apparaissent au sein de l’administration centrale de l’État. Ils sont les premiers à poser un consensus sur la manière d’aborder la question d’immigration : garantir que l’immigration fournisse des travailleurs aux entrepreneurs français, sans provoquer un déséquilibre du marché du travail et sans constituer une menace à l’ordre public, tout en assurant une relève démographique.

Les angles d’attaque se diversifient à travers les contributions de Victor Pereira et de Choukri Hmed. Victor Pereira offre le point de vue d’un pays de départ, le Portugal de 1957 à 1974. Sous la dictature de Salazar, si l’émigration est officiellement considérée comme un problème parce qu’elle prive de bras les grands propriétaires terriens, elle est officieusement considérée comme une solution tant l’afflux de devises étrangères est souhaitable pour une économie qui peine à prendre le chemin de la modernisation. Choukri Hmed s’intéresse aux mobilisations et à la construction d’une identité collective des travailleurs immigrés à l’occasion de la grève des loyers dans les foyers (1973-1981). L’image du travailleur immigré qui en ressort est alors tributaire d’un contexte politique déterminé : celui du mouvement ouvrier et de la rhétorique de la lutte des classes. Elle laisse de côté d’autres éléments constitutifs de l’identité des travailleurs immigrés qui auraient pu être mobilisés, comme le droit à une pratique religieuse, par exemple.

Enfin, le point d’orgue de la partie historique de cet opus est la chronique de la visite des maliens à l’Élysée, livrée par Sylvain Laurens. À travers le récit de cette mise en scène – l’invitation à déjeuner que lance Valery Giscard d’Estaing aux éboueurs de l’Élysée le matin du 24 décembre 1974 –, il met en tension les logiques opposées qui animent la construction du problème de l’immigration par le chef de l’État : la démonstration présidentielle de sa charité sociale, d’une part, et le cantonnement des travailleurs immigrés aux tâches subalternes de l’activité économique française, d’autre part. En 1974, la maîtrise des flux migratoires est présentée comme un instrument de résolution de la crise et la création d’un secrétariat d’État aux travailleurs immigrés consacre la construction de l’immigration comme problème public.

Les immigrés comme individus « problématiques »

Les contributions contemporaines de l’ouvrage se rapportent moins à la construction de l’immigration comme problème qu’à celle des immigrés comme individus problématiques, en raison de leur opinion, de leurs mœurs ou de leur présence illégale sur le territoire. Plusieurs résultats d’enquêtes ethnographiques permettent de croiser les regards sur une population placée sous le signe de la suspicion.

L’enquête menée par Jérôme Berthaut dans la salle de rédaction d’un journal télévisé national fait clairement apparaître les étapes de la construction de l’image des « jeunes des cités ». La posture du journaliste en quête d’opinions contrastées sur la guerre en Irak, la dynamique qui s’instaure au sein de l’équipe de rédaction et le rôle du « fixeur » – interlocuteur qui sert d’accompagnateur « en banlieue » –, tous ces éléments participent de l’élaboration d’une image des enfants issus de l’immigration qui a plus à voir avec le contexte politique – le 11 septembre 2001, la guerre en Irak – qu’avec une quelconque réalité sociale. Chacun répond à des enjeux plus larges et la rencontre avec les « jeunes des cités » ne joue qu’un rôle périphérique, au service d’une construction médiatique de la réalité sociale. Une autre enquête ethnographique dans les bureaux de préfecture met en scène d’autres immigrés, des étrangers engagés dans un processus de naturalisation. Sarah Mazouz démontre que ces derniers reprennent à leur compte un éventail de catégories morales associées à un processus, au demeurant proprement juridique. Ainsi, du droit à devenir français en vertu de critères précis (la résidence, les revenus, etc.), administrateurs et administrés glissent vers les notions de « mérite » associé au fait de bien parler français ou de ne pas être voilée.

En forme d’épilogue, la contribution de Nicolas Jounin présente l’immigration non plus comme un problème mais comme une solution, pour les entreprises du bâtiment à la recherche de main-d’œuvre bon marché. Le recours à des travailleurs clandestins n’est guère assumé par les grandes entreprises, mais bien sous-traité à de plus petites structures qui prennent les risques juridiques et financiers. L’illégalité est ainsi « externalisée » (p. 183). Or le recours des travailleurs immigrés parfois sans papiers est une solution à un problème qui n’en est pas un. En effet, la pénurie de main-d’œuvre souvent avancée par les grandes entreprises vient essentiellement du fait que la rémunération est très basse dans cette branche d’activité par rapport à la fatigue et aux risques qui lui sont associés. Nicolas Jounin offre ainsi une des rares études sur la question de l’immigration vue par le patronat et son travail fait échos aux analyses de Benoît Larbiou sur l’importance de la logique productive dans la construction de l’immigration comme problème.

Regard critique et « modes intellectuelles »

À l’origine du projet figure la volonté des deux chercheurs de renouveler le domaine des études sur l’immigration. Ils parviennent à lier, par une problématique commune, des objets différents. Ils affirment également leur volonté de se situer « en décalage » par rapport aux débats académiques anglo-saxons, aux « modes intellectuelles » du post-moderne et du post-colonial (p. 9-10). En effet, les auteurs nous montrent que la dynamique coloniale n’est jamais absente dans la construction de l’immigration comme problème. Les acteurs d’une politique opèrent une « mise à distance » des immigrés, comparable à celle pratiquée vis-à-vis des sujets coloniaux. Par critique du post-colonial, les auteurs entendent la critique d’analyses qui n’accordent pas assez d’importance aux logiques coloniales. Ils se situent à l’opposé d’une autre critique, qui cherche à évacuer la période coloniale de notre compréhension de l’expérience contemporaine [2].

Afin de resituer le débat outre-atlantique, il faudrait également mentionner que certains chercheurs qui travaillent sur la France « post-coloniale » s’inscrivent dans des démarches propres à leur univers académique [3]. Ces problématiques structurent des équipes de recherche, par-delà les études sur la France, et permettent de les « tenir ensemble », pour reprendre une expression utilisée par les auteurs. Au-delà du postulat sur la situation contemporaine, on peut voir dans l’utilisation de la terminologie post-coloniale une dimension heuristique et structurante. En outre, pour ce qui est de l’étude des questions d’immigration outre-atlantique, il faut garder à l’esprit une différence d’objet. Il est difficile de trouver dans l’histoire américaine une étude des pratiques administratives, puisque l’encadrement de l’immigration a été peu centralisé [4]. L’histoire de la construction de l’immigration comme problème public fait sens dans le contexte d’un État fort et centralisé comme la France.

Enfin, pour aller dans le sens du projet éditorial de l’ouvrage, il faut ajouter que les travaux qui relèvent des post colonial studies, par l’attention qu’ils apportent à l’étude du discours [5], tendent parfois à s’éloigner de l’étude des cas concrets. Or l’« invention de l’immigration » met les pratiques des acteurs au cœur de l’analyse et bénéficie d’un matériau empirique riche, grâce aux nombreuses recherches récemment conduites sur l’immigration. Elles permettent une démultiplication des regards et des objets qui apportent de nouvelles données concrètes et opérationnelles pour l’analyse. La réflexion menée dans cet ouvrage ne le situe donc pas en marge de certains débats conceptuels ; au contraire, elle place ces contributions au centre des études sur l’immigration en France et en Europe.

par Angéline Escafré-Dublet, le 3 octobre 2008

Pour citer cet article :

Angéline Escafré-Dublet, « Le « problème » de l’immigration », La Vie des idées , 3 octobre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-probleme-de-l-immigration,447

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Sur la notion de construction d’un problème public, les auteurs inscrivent leur démarches dans l’analyse d’Erik Neveu, « L’approche constructiviste des « problèmes publics » », Études de Communication, 1999, n° 22.

[2Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006.

[3On pourrait citer Paul Silverstein, Algeria in France. Transpolitics, Race, and Nation, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 2004 ; Herman Lebovics, Bringing the Empire Back Home : France in the Global Age, Durham : Duke University Press, 2004 ; et Todd Shepard, The Invention of Decolonization. The Algerian War and the Remaking of France, Ithaca, Cornell University Press, 2006. Traduction française par Claude Servan-Schreiber, Éditions Payot, 2008 : 1962. Comment la guerre d’Algérie a transformé la France.

[4Une nuance doit être apportée avec l’apparition de travaux d’historiens qui se concentrent sur la construction des immigrés par le droit. Voir Mae Ngai, Impossible Subjects. Illegal aliens and the making of modern America, Princeton University Press, 2005.

[5On retrouve ainsi la problématique du post-colonial dans les études littéraires et dans les cultural studies. Voir notamment Alec Hargreaves, Mark McKinney, Post-colonial cultures in France, Londres, Routledge, 1997.

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