À contre-courant de la conception essentialiste des trans comme « nés dans le mauvais corps », Miquel Missé propose une sociologie du corps qui souligne le poids des normes sociales.
À contre-courant de la conception essentialiste des trans comme « nés dans le mauvais corps », Miquel Missé propose une sociologie du corps qui souligne le poids des normes sociales.
Le point de départ de l’ouvrage est le malaise que l’auteur ressent en tant qu’homme trans : « J’ai l’étrange sentiment qu’on m’a volé mon corps, (…) que nous, les personnes trans, avons été dépouillées de notre corps / Siento la extraña sensación de que me han robado el cuerpo (…) que nos lo han arrebatado a las personas trans en general » (p. 11). Le livre est une analyse de ce malaise, et un réquisitoire contre l’essentialisme relatif à l’identité trans. Missé est conscient que ses propos ne suivent pas les discours dominants, et qu’ils choqueront : « Il est très probable que certaines personnes n’apprécieront pas certaines idées contenues dans ce livre / Es muy probable que alguna gente se enfade con algunas de las ideas de este libro » (p. 165). Même si ses propos sont minoritaires, il est important d’entendre cette voix, à la fois engagée et réflexive.
Son malaise peut sembler paradoxal : après des années d’âpres luttes, les personnes trans ont obtenu nombre de droits qui modifient grandement leur situation. Nous songeons aux changements survenus dans leur rapport avec les psychiatres (retrait de la « non-conformité de genre » de la liste des troubles mentaux, trouble que les psychiatres « guérissaient » en proposant le changement de sexe) ou aux possibilités d’obtenir des modifications d’état civil (par exemple, en France les modifications de l’état civil du sexe ne nécessitent plus un protocole médical ; en Australie, il n’existe plus de mention de sexe dans les passeports).
Sur un autre plan, les personnes transgenres sont devenues visibles dans l’espace public. Les trans sont présents dans l’industrie du divertissement (avec de nombreuses productions cinématographiques et de séries), dans le monde éditorial (il y a une profusion de publications, dans la fiction et dans le documentaire), dans l’espace artistique (pour la France, on évoquera seulement le Festival de théâtre d’Avignon 2018, consacré au genre et à la transidentité) ou dans l’espace médiatique (les nouvelles concernant les revendications des personnes trans sont aujourd’hui amplement relayées par de grands médias). De même, il y a des figures transgenres mondialement connues, comme Caitlyn Jenner, Chelsea Manning, ou Laverne Cox.
Le monde de la recherche a, lui aussi, investi ce sujet. Disons simplement qu’aussi bien les personnes directement concernées (comme Stryker, 2017 ; Halberstam, 2017 ; Espineira et al, 2014) que les chercheurs cisgenres [1] (comme Macé, 2010 ; Absi, 2017 ; Gonzalez, 2019) ont travaillé sur la question.
Le récit dominant pour expliquer les identités transgenres et la transsexualité, repose sur l’idée que les personnes sont nées dans un corps qui ne correspond pas à leur vécu intime : c’est l’idée du « mauvais corps ». Pour Missé, ce récit est une tromperie, et, constate-t-il, « les idées sur le mauvais corps sont toujours là, elles n’ont pas quitté la scène : elles se sont transformées, ont été réinventées, elles sont revenues pour rester / Las ideas sobre el cuerpo equivocado estaban allí, no se habían ido nunca : se habían transformado, se habían reinventado, habían vuelto para quedarse » (p. 17).
Ce livre retrace l’histoire de l’idée du « mauvais corps » et dénonce les responsables de la diffusion de cette idée. Selon Missé, les causes sont le paradigme médical, le récit des personnes trans elles-mêmes, et la recherche de profits par certains médecins. De là un effort pour construire, sur des bases non essentialistes, qui ne soient pas biologiques et qui ne reposent pas sur l’inné, un autre récit sur l’identité trans.
En établissant un diagnostic psychiatrique (trouble de l’identité de genre) et surtout en proposant une réponse (la modification corporelle), les psychiatres et les médecins empêchent de surmonter le malaise avec son propre corps d’une autre manière. Les personnes trans sont ainsi déresponsabilisées. Dès lors, la réponse semble être « naturellement » le chemin proposé par le paradigme médical : hormones, opérations. Selon Missé, ce récit du mauvais corps a un autre inconvénient : il empêche de penser au poids des normes sociales – or, faire appel à une analyse sociologique est très impopulaire dans le milieu trans, rappelle-t-il.
Le marché médical, et en particulier la chirurgie plastique, a trouvé dans ce milieu un créneau facile à exploiter. Les chirurgies de réassignation sexuelle sont remboursées en Espagne depuis 2008, et les listes d’attente sont longues. Les personnes trans se tournent vers le système libéral, et dépensent de grosses sommes pour atteindre un corps idéal qui… n’existe pas. De plus, ces chirurgiens sont devenus des « experts », sont invités sur les plateaux de télévision en tant que rédempteurs des trans, tout en prescrivant une certaine façon de vivre la transidentité. Missé rappelle que le catalogue des opérations pour les femmes trans est très fourni (vaginoplastie, féminisation du visage, mais aussi d’autres parties du corps), beaucoup plus que celui des hommes trans.
Serait-ce en rapport avec le fait que nous vivons dans une société sexiste, qui impose aux corps des femmes des exigences impossibles à réaliser ? / Tendrá esto que ver con que vivimos en una sociedad sexista que señala constantemente con exigencias imposibles el cuerpo de las mujeres ? (p. 39)
Comme on voit, ce cadre bouleverse la manière habituelle d’appréhender la question. Pour Missé, les comportements de genre sont prédéfinis socialement, que ce soit chez les personnes trans ou chez les personnes non trans. il est urgent d’élaborer un récit alternatif à l’essentialisme dominant :
La question qu’il faut poser n’est pas pourquoi une personne ne s’identifie pas avec le genre de son sexe biologique, mais pourquoi une personne, née dans n’importe quel corps, s’identifie avec un genre donné. / La pregunta que me parece que nos tenemos que plantear no es tanto qué hace que una persona no se identifique con el género que concuerda con su sexo biológico, sino qué hace que una persona nazca en el cuerpo en el que nazca se identifique con un género. (p. 43)
L’identité de genre est un processus ; elle est construite socialement. Les rôles de genre sont appris depuis la petite enfance. Pour beaucoup de personnes, il n’y a aucun choix et cet apprentissage se fait en cherchant à atteindre l’idéal de l’homme masculin parfait ou de la femme féminine parfaite, mais en fait, souligne l’auteur, personne ne peut atteindre ce but. La trajectoire qui aboutit à devenir trans est en rapport avec la rigidité des genres : si les deux seuls modèles sont ceux de l’homme masculin et de la femme féminine, le malaise à vivre son modèle « naturel » conduit automatiquement à choisir l’autre modèle. Ce choix est une des manières de s’adapter au malaise dans le genre, mais elle n’est pas le seul choix possible ; parmi les autres formes, Missé cite les hommes féminins et les femmes masculines. Se focaliser sur les personnes trans, leur attribuer un cheminement spécifique, empêche de voir en quoi leurs trajectoires sont traversées, comme celles de tout un chacun, par la rigidité des normes de genre.
Cette manière d’envisager les choses implique de débattre avec le milieu trans, où les arguments essentialistes, hégémoniques, sont souvent repris. Missé décrit la manière dont les activistes de Barcelone (qui ont des échanges importants avec les activistes en France) ont vécu ces débats. Il évoque les divisions internes, mais aussi le travail de son groupe politique et artistique.
Un autre débat qui lui tient à cœur est celui des mineurs trans. Rappelons qu’après les modifications légales relatives au changement de sexe, aujourd’hui possibles dans plusieurs pays des Amériques et en Europe, est apparue la question des enfants transgenres. Dans les discours médicaux dominants, les enfants exprimant des comportements de genre qui ne correspondent pas à celui de leur sexe sont considérés comme des enfants trans. Ils/elles peuvent se voir proposer des traitements, comme les bloqueurs d’hormones, afin de retarder l’apparition des caractères sexuels à l’adolescence (et dans certains pays, ils/elles peuvent obtenir le changement de leur état civil et des chirurgies de réassignation sexuelle).
Missé s’inquiète de ces discours essentialistes qui se fondent sur la biologie : ses experts, sollicités par les media, parlent par exemple de « cerveaux masculins » dans des corps de femmes. Ils sont aussi déterministes : au lieu de permettre une exploration de l’identité de genre durant la jeunesse ou la vie adulte, ils fixent un cadre dès le plus jeune âge. Missé, qui lui-même a fait sa transition alors qu’il était mineur, porte un regard critique sur ces dispositifs. Il rappelle qu’ils sont souvent irréversibles et qu’ils ont été initialement conçus pour les adultes. Il s’insurge contre l’idée dominante selon laquelle la seule réponse pour les enfants qui ne veulent pas suivre les normes de genre imposées par la société est de devenir trans. Par ailleurs, il est conscient que critiquer le discours essentialiste ou critiquer le récit médical peut être vu comme de la « transphobie », ce qui coupe court à tout échange sur le sujet – mais, trans lui-même, il se sait moins attaqué sur ce flanc.
Le « paradigme trans » qui régule les vies des mineurs sous-tend un autre problème, celui du corps trans. Selon ce paradigme, il faut avoir un corps que l’on ne soupçonne pas d’être trans, un corps qui corresponde à la binarité des genres (le terme dans le milieu est « avoir un bon passing »). Ainsi, si les mineurs ayant des expressions de genre non conformes, diagnostiqué.e.s comme trans, se voient proposer des bloqueurs d’hormones, c’est aussi pour que, plus tard, ils/elles ne soient pas perçu.e.s comme des trans dans l’espace public. Missé est conscient de la difficulté à vivre socialement en tant que trans visible, c’est-à-dire rompant avec les règles binaires du genre où un homme est clairement identifié comme tel, de même qu’une femme sera clairement identifiée comme telle. Pourtant, il s’oppose à ce genre de normalisation qui marginalise, précisément, certains corps, à savoir ceux qui sont ambigus du point de vue du genre. Il met en garde contre les attentes démesurées sur le corps :
Le changement corporel n’est pas le tout, il ne résout pas tous les malaises, il ne donne pas lieu à une nouvelle vie. (…) Le corps est le lieu où s’exprime le malaise, mais il n’est pas la source du malaise trans. / El cambio corporal no lo es todo, no resuelve todos los malestares, no otorga una nueva vida (…) El cuerpo es el lugar en el que se expresa el malestar, pero no es la fuente del malestar trans. (p. 118)
Ce livre, écrit par un homme qui a fait sa transition dans les années 2000, a pour objectif de se réconcilier avec son corps et de dénoncer les « voleurs du corps ». Il a été motivé par la tournure qu’est en train de prendre la question des enfants non conformes avec les règles du genre, et il interroge fortement les présupposés essentialistes du débat autour des questions trans. Ce n’est pas un essai strictement académique, mais il connaît très bien la littérature spécialisée, ainsi que le débat politique. L’ouvrage ne suit pas la pensée majoritaire relative à ces questions. En effet, comme le rappelle Rogers Brubaker (2017), alors que depuis un demi-siècle le genre et le sexe sont perçus de manière dissociée, on observe dans ce champ un retour à des revendications essentialistes, et qui plus est, à une « objectivité » essentialiste, qui s’appuie sur la science. Avec sa démarche attentive aux constructions sociales, le livre de Miquel Missé est aussi une invitation à approfondir sur ces sujets, à partir des sciences sociales et à partir des apports de la théorie féministe.
par , le 4 mars 2019
• Baril, Alexandre, « Sexe et genre sous le bistouri (analytique) : interprétations féministes des transidentités », Recherches féministes, vol. 28, no. 2, p. 121-141, 2015.
• Brubaker, Rogers, Trans : Gender and Race in an Age of Unsettled Identities, 2017, Princeton University Press, 256 p.
• González, Olga L, « L’imbrication classe et sexe à l’œuvre : parcours identitaires et migratoires chez les personnes trans MtF latino-américaines », Genre, sexualité et société N°20, 2019.
• Macé, Éric, « Ce que les normes de genre font aux corps / Ce que les corps trans font aux normes de genre », Sociologie 2010/4 (Vol. 1), p. 497-515.
• Gerard Coll-Planas, Miquel Missé, « Le genre et la chair. Analyse des discours médicaux autour de la transsexualité dans le contexte espagnol », Nouvelles Questions Féministes 2012/1 (Vol. 31).
Olga L. Gonzalez, « Le mythe du mauvais corps », La Vie des idées , 4 mars 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-mythe-du-mauvais-corps
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Le mot « cisgenre », en opposition à « transgenre », désigne les personnes dont le genre social s’accorde avec le sexe à la naissance.