« La langue de l’Europe, a dit Umberto Eco, c’est la traduction ». Dans un essai aux résonances politiques, François Ost prend les armes pour la diversité des langues et leur irréductibilité. La traduction a lieu d’abord à l’intérieur d’une même langue, et doit s’affranchir du mythe de la langue unique.
Recensé : François OST, Traduire. Défense et illustration du multilinguisme, Fayard « Ouvertures », 2009. 421 p., 23 euros.
Le livre de François Ost, comme l’indique son titre, est une plaidoirie. Mais il ne s’agit pourtant pas d’un traité polémique contre le ‘tout anglais’ qui voudrait prendre la défense des langues minoritaires, comme on en a vu fleurir. C’est une réflexion approfondie sur la (les) langue (s) que notre monde devrait parler pour répondre à notre désir d’universel tout en se nourrissant de nos diversités. Ce paradigme de la traduction a une généalogie que François Ost retrace patiemment, presque pas à pas, de Babel à la question du Droit, des utopies langagières aux exemples d’États multilingues, de la réinvention de l’hébreu à la différence entre langues disparues et langues mortes.
Cet ouvrage n’est pas non plus un traité de linguistique. À l’analyse des langues et de leurs vies, il mêle une réflexion sur la norme. Pour sortir de l’alternative entre pluralité chaotique et mythe de l’intercompréhension par l’unicité linguistique, il démontre que la langue une est un appauvrissement, une voie mortelle qu’on la nomme « rectitude linguistique » ou « langue de communication », alors que le chaos multilingue produit des malentendus, voire des impossibilités, euristiques. Il rapproche le rêve de la langue unique de celui du Code unique, de la Loi universelle, tous deux fantasmatiques.
Cette exigence, d’emblée politique, l’éloigne des seules questions linguistiques relatives à la traduction ; elle l’ancre dans une exigence, qu’il applique à nos sociétés modernes et, plus précisément, à l’Europe. Et c’est en cela que l’ouvrage est original. S’il reprend largement des travaux plus ou moins connus sur ces questions, il les remet en perspective de manière méthodique et ordonnée. Rendre compte de ce travail, c’est cheminer patiemment avec lui.
Que toutes les langues s’embabèlent
D’abord, il nous faut cesser de regretter le temps de la langue unique. En comparant les traductions du mythe de Babel, Ost propose de renoncer à comprendre ce mythe comme une malédiction et d’opter pour une interprétation jubilatoire de la pluralité des langues, sous les auspices de Borges et de Kafka. À la critique de la langue unique se joint celle de la loi unique, les deux utopies étant souvent concomitantes. Le désir d’une langue unique correspond à celui d’un ordre unique, un système juridique de pure logique.
L’objet de Ost n’est pas uniquement la traduction entre les langues, mais la traduction au sein des langues elles-mêmes, leur capacité intrinsèque à dire les choses de mille manières. La traduction devient quant à elle un moyen de connaître sa propre langue, de la sortir de l’univoque, de l’enrichir. La langue est autant le secret que ce qui est dit, l’entre-deux, la demi-teinte, la capacité de dire autre chose que ce qui est. La quête du langage universel aboutit à un échec : la langue ainsi codée, purifiée, toute de logique échoue à devenir une langue universelle, contrairement au langage quotidien, qui peut parler de tout.
Cette promenade dans les mythes babéliens et post-babéliens incite à postuler le « principe de traduisibilité », en suivant Umberto Eco : croire que « dans n’importe quelle langue les hommes peuvent retrouver l’esprit, le souffle, le parfum, les traces du polylinguisme originel » [1].
La traduction, un art impur
Le cœur de l’ouvrage se centre sur l’opération de traduction, en débutant par un retour sur son sens. L’opération paradoxale de restitution, de translation, de trahison ou de réinvention qu’est la traduction pose moins la question de la fidélité que celle de la responsabilité. « La traduction se trouve en position médiane dans ce spectre des transferts entre la copie servile et la libre adaptation » (p. 129). Ce qui s’y joue, c’est une « échelle des libertés », entre effets d’hybridation, d’harmonisation, d’uniformisation ou de rejets, de censures, de dénaturations.
Cette échelle des libertés, elle se retrouve à l’intérieur même de chaque langue, qui peut se traduire elle-même. Affirmer ceci ne signifie pas noyer la traduction dans une indistinction générale, mais comprendre qu’elle ne pourrait pas, au sens strict, avoir lieu, s’il n’y avait la possibilité en toute langue de se traduire elle-même – ne serait-ce qu’entre des divers état historiques de la même langue. Il y a emboîtement et spécificité des deux formes ; la traduction prenant valeur d’archétype. La traduction est donc toujours déjà là dans une langue vivante. Et de citer à l’appui de sa démonstration le récent ouvrage de D. Heller-Roazen, pour qui une langue « dure aussi longtemps qu’elle change » [2], mais aussi de célèbres exilés dans leur propre langue comme Franz Kafka, juif sans yiddish, tchèque sans langue tchèque, exilé dans la langue allemande.
Face à ce qui pourrait être considéré comme une utopie, celle de la traduction généralisée, François Ost décide d’exposer les « Objections » : d’abord, l’intraduisibilité, puis le caractère toujours moindre et de « seconde main » de la traduction par rapport à l’original, enfin la volonté de réduire l’opération de traduction à une opération de réduction lexicale (un mot pour un autre). Ces arguments débouchent sur un éloge de l’intraduisible, une remise en question de la vénération pour « l’original » – à travers une réflexion sur l’auto-traduction, comme celle de Joyce traduisant Finnegans Wake en toscan, ou Beckett se retraduisant en anglais – et enfin un retour sur une théorie de la langue. Contre le « langage-dictionnaire », Ost choisit avec Eco la « langue-engyclopédie », celle qui ouvre sans cesse sur une pluralité de sens et qui prend le risque du malentendu pour pouvoir s’enrichir.
Fidèle à la théorie de la langue-encyclopédie, la traduction a pour but de « restituer, en langue d’arrivée, un texte aussi riche de possibilités interprétatives que le texte de départ » (p. 234) : et non pas seulement restituer sa propre interprétation de lecteur, ou ce qu’on suppose être l’intention de l’auteur. Il s’agit aussi de rendre l’œuvre accessible dans une autre langue tout en respectant son « étrangèreté », ce qui aboutit forcément à tordre la langue d’arrivée. Le traducteur devient tour à tour trafiquant, commerçant, écrivain. Il soupèse, compare, négocie. Il n’identifie pas du semblable, mais trouve un regard latéral, essaie de « voir comme », de voir « sous cet angle » [3]. Enfin, l’art du traducteur, c’est l’abduction, l’art de passer du connu à l’inconnu : il faut aller « emprunter » une loi ailleurs pour éclaircir un mystère : c’est un pari, une infidélité pour être fidèle.
Cette analyse permet d’opposer une logique du don et de l’hospitalité à celle du simple donnant-donnant du changeur de mots. Ost s’appuie ici sur le texte de Benjamin (La tâche du traducteur) [4] ; mais il s’en distingue pour refuser la quête de la pureté qu’il considère comme un fantasme « prébabélien ». Il développe alors une séduisante théorie de la traduction comme « érotique », faisant l’éloge des traductions qui « laissent à désirer » (p. 273-274).
Concevoir une politique de la traduction
La réflexion proprement politique et contemporaine débute alors. « Dans un monde post-babélien, ce ne sont ni les langues ni les savoirs ni les valeurs qui font défaut, mais bien les principes de composition qui puissent les harmoniser et les hiérarchiser. Autrement dit : une capacité généralisée de traduction, si du moins nous nous accordons à rejeter tant l’irréductible dispersion dans une série d’idiomes et cultures mutuellement incommensurables, que l’alignement sur une langue dominante unique qui aurait tôt fait d’étouffer toutes les autres. » (p. 281). L’éthique traductrice est ici érigée en règle de vie commune. L’ensemble de ce qui a été dit sur le métier de traducteur, sur l’opération de traduction, permet de mieux comprendre comment cette éthique peut se poser en « troisième voie entre le langage (et la pensée) unique d’une part et le repli sur les idiomes singuliers de l’autre » (p. 289). Elle implique de reconnaître l’autre en tant qu’autre (et pas alter ego) ; de retrouver l’hospitalité derrière l’hostilité et plutôt que la traditionnelle fidélité attendue du traducteur ; de repenser l’universel (contre l’objection qui consisterait à dire que si l’on fait trop de place à la différence, on met en danger l’universel, unique possibilité de norme éthico-politique moderne). Traduire, c’est déjà s’entendre un peu. Cette réflexion morale pousse à son comble l’adage attribué à Umberto Eco : « La langue de l’Europe, c’est la traduction » [5]. Car c’est un adage politique auquel il s’agit de trouver une forme concrète.
Il s’agit alors d’élaborer cette politique. Ost fait une généalogie des rapports entre les États, les langues et la traduction (« la politique de Babel ») : je ne citerai ici que la volonté des révolutionnaires français d’éradiquer les patois (revenant sur leur disposition première qui était plutôt en leur faveur) : « le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien ; et le fanatisme parle basque. » (rapport Barère, 1791). La volonté de rationaliser, de fixer la langue pour fixer la révolution elle-même : corriger les anomalies, rectifier l’orthographe, bannir les exceptions, développer la néologie. Ost s’attarde aussi sur le cas belge, sur la question de la réinvention de l’hébreu et de sa coïncidence avec un projet national, sur le modèle suisse ou celui du Canada… Les développements sur les liens qu’entretiennent la langue et l’identité nationale font réfléchir sur la manière dont on peut lier nation/intégration et langue. L’actualité française est là pour nous rappeler combien les assimilations entre une « identité nationale » et une langue maternelle peuvent devenir des outils de propagande (cf. le projet de débat sur l’identité nationale lancé par Eric Besson ou le Rapport Benisti, plus ancien – 2004, qui faisait le lien entre langue maternelle étrangère et délinquance). Dans la logique de sa conception de la traduction, Ost propose un modèle intégrateur qui se fonde sur la reconnaissance des identités individuelles au sein d’un ensemble national. Il se réfère alors aux travaux de Charles Taylor pour affirmer que si la langue maternelle relève de l’identité individuelle, elle ne peut pas être une simple affaire d’auto-affirmation, mais aussi de reconnaissance extérieure – notamment nationale.
Enfin, la réflexion se porte sur l’Europe. Quelle conception de la langue prévaut en Europe ? Si l’on pense la langue comme « un code stratégique de communication », on peut la ramener à un idiome unique, plus simple. C’est rejoindre le combat des révolutionnaires, celui de la clarté, ou, pour être moderne, de la communication. Mais si on pense que la langue ne se réduit pas à communiquer des informations, si l’on pense que la langue même qui sert de médiation s’appauvrit lorsqu’elle devient une langue « de service », alors il faut maintenir vives les langues, c’est-à-dire les maintenir comme langues « de culture ».
La « défense et illustration » de Ost est convaincante. Elle est nourrie d’une réflexion riche sur la langue, sur les territoires, sur les passages entre les langues. Elle est aussi une belle méditation sur l’Europe et son avenir. Elle ouvre enfin sur une réflexion sur la science. Ost aborde en effet la question de la diversité des langues dans la recherche, à laquelle correspond nécessairement la diversité des pensées. À l’appui de son raisonnement, il cite un physicien, Jean-Marc Levy-Leblond, un de ces scientifiques « durs » qui n’auraient, d’après le sens commun, pas besoin des langues pour se comprendre : « faute de devenir polyglotte, la science risque l’aphasie » (p. 373). Et c’est en rendant compte des réflexions de chercheurs anglophones sur l’appauvrissement de leur langue – devenue une « langue de service » – et sur l’homogénéisation de la pensée qui en découle que la démonstration prend toute sa force.
Gageons que l’appel ici formulé à une société européenne, mais aussi mondiale, fondée sur la traduction sera entendu et poursuivi.
– Pour compléter (parmi les ouvrages récents en langue française) :
Gisèle Sapiro (dir.), L’espace intellectuel en Europe. De la formation des Etats-nations à la mondialisation XIXè-XXIè siècles, La Découverte, 2009 et Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Editions, 2008.
Jocelyne Dakhlia, Lingua Franca. Histoire d’une langue partagée en Méditerranée, Actes Sud, 2008.
Daniel Heller-Roazen, Echolalies. Essai sur l’oubli des langues, Seuil « Librairie du XXIe siècle », 2007.
– Liens :
« Comment les livres passent les frontières », les 6 et 7 novembre derniers à l’INHA, organisé par la Société européenne des auteurs en partenariat avec la Vie des idées. François Ost participait à la discussion intitulée « Qu’est-ce que traduire », le 7 novembre à 9h30, avec Julia Kristeva, Bruno Latour et Peter Sloterdijk.
Voir aussi l’entretien avec S. Friedländer et P.-E. Dauzat dans La vie des idées.
Pour citer cet article :
Leyla Dakhli, « Le multilinguisme est un humanisme »,
La Vie des idées
, 4 novembre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-multilinguisme-est-un-humanisme
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[1] Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Seuil « Faire l’Europe », 1994
[2] Daniel Heller-Roazen, Echolalies. Essai sur l’oubli des langues, Seuil « Librairie du XXIe siècle », 2007.
[3] Ost a recours ici aux travaux de Marcel Détienne, Comparer l’incomparable, Seuil « Libairie du XXIe siècle », 2000.
[4] Dont il est bon de signaler ici la réédition du commentaire par Antoine Berman sous le titre L’Âge de la traduction. « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin, un commentaire, PU Vincennes, 2008.
[5] Un récent ouvrage donne un écho fictionnel à cette formule. Cf. Camille de Toledo, Le Hêtre et le Bouleau. Essai sur la tristesse européenne, Seuil « Librairie du XXIe siècle », 2009. Cf. notamment, p. 171, la dernière partie « L’utopie linguistique ou la pédagogie du vertige ».