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Recension Histoire

Le marché de l’art avant la Révolution

À propos de : C. Guichard, Les Amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Champ Vallon.


par Colin Jones , le 8 avril 2009


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L’historienne Charlotte Guichard fait revivre la figure de l’« amateur d’art », personnage essentiel dans la définition du bon goût et la promotion des beaux-arts au XVIIIe siècle. Dénigré par les Lumières pour son caractère aristocratique et l’étroitesse de ses jugements, « l’amateur » a néanmoins légué sa conception élitiste du goût à la critique d’art française.

Recensé : Charlotte Guichard, Les Amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Champ Vallon, 2008. 391 p., 29 euros.

On ne peut visiter une aile de musée consacrée au XVIIIe siècle et dotée d’une collection française digne de ce nom sans rencontrer la figure de l’amateur. Le portrait de Claude-Henri Watelet par Greuze (Louvre) qui illustre la couverture de l’excellent ouvrage de Charlotte Guichard, Les Amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, n’est qu’un exemple, parmi les plus illustres, d’un genre qui pourrait être étendu à La Live de Jully de Greuze (Washington), au Blondel d’Azincourt de Roslin (collection privée) et au Pierre-Jacques Bergeret de Vincent (Besançon), tous peints entre les années 1740 et les années 1770. En dépit de l’engouement dont a bénéficié, dans les dernières décennies, l’histoire du monde de l’art à Paris au XVIIIe siècle, nous manquions jusqu’à présent d’une analyse globale de cette figure singulière, tant d’un point de vue social que culturel. Le travail de Charlotte Guichard comble cette lacune et ouvre en même temps de nombreuses et fructueuses pistes de recherches.

Des aristocrates amateurs d’art

Charlotte Guichard est particulièrement attentive à résister à la tentation de réduire l’amateur à la figure trans-historique du mécène (ni à celle, dans le même esprit, du collectionneur). Elle propose une description très historiquement informée de cette figure qu’elle cherche à montrer dans sa spécificité plutôt que comme un pur épiphénomène d’une longue histoire du mécénat et du collectionnisme. Son étude nous permet de suivre l’identité sociale, le milieu et les activités propres à l’amateur, depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, afin de déterminer les différentes manières dont elle a agi comme une sorte de liant dans le monde de l’art, et de suivre également les débats culturels, avant de devenir de plus en plus politiques, auxquels cette figure de l’amateur a donné lieu.

Durant la période étudiée, la commercialisation de l’art français fut l’objet d’une énorme expansion, mais les amateurs étaient comme des êtres amphibies dans le marché de l’art, auquel ils n’appartenaient qu’à moitié. Ils pouvaient être actifs économiquement, avoir une influence positive sur le marché de l’art ; mais ils ne faisaient pas partie des entrepreneurs au sens étroit que l’économie confère à ce terme. Ils collectionnaient, mais n’étaient pas de ces collectionneurs motivés par l’estimation des valeurs. Ils achetaient et revendaient, mais auraient été horrifiés à l’idée qu’une telle activité mercantile pût définir de quelque manière leur identité. Ils se flattaient de ne choisir les pièces de leurs collections qu’en fonction du goût et non du profit. En plus de leur rôle de mécène, certains s’engagèrent eux-mêmes dans une pratique artistique, mais leurs fonctions premières consistaient à assurer la médiation et la praticabilité du marché. Et s’ils affichaient en général une répulsion réelle pour les valeurs mercantiles, ils le faisaient en tant qu’aristocrates, des plus ploutocrates d’ailleurs, largement issus de l’élite financière, militaire et de la noblesse de robe. Ces aristocrates disposaient non seulement du loisir et de l’argent nécessaires pour cultiver leur identité d’amateurs, mais également du pouvoir politique indispensable à la création d’une niche à l’intérieur de l’espace artistique institutionnel, placé sous l’égide de l’État.

Le récit de Charlotte Guichard débute en 1747, c’est-à-dire l’année durant laquelle l’Académie de peinture et de sculpture réévalua le poste d’« amateur honoraire », préalablement institué en 1663, et qui jusqu’alors servait à associer des membres de l’élite sociale aux activités de l’Académie. Le comte de Caylus fut un acteur important de cette réévaluation, et le principal théoricien de ce nouveau rôle. En 1748, il prononça un discours sur « l’amateur ». Le « véritable amateur », dit-il à l’Académie, sera « un homme que l’amour de vos arts et votre choix rendent amateur » (p. 27). Son action se caractérisa également par sa constante volonté de mettre en relation la notion d’amateur avec l’Académie ; et il devait apparaître comme l’un des amateurs les plus représentatifs dans les rangs qui se développèrent durant les décennies suivantes. Il fut le premier à assister aux séances de l’Académie avec assiduité, instaurant un modèle de comportement pour les générations suivantes, délivrant de nombreux discours sur tel ou tel aspect de la pratique de l’art et ses valeurs, sans parler des nombreux articles publiés. Il finança des conférences publiques dans lesquelles les amateurs théorisaient l’idée de l’art comme pratique culturelle, et il chercha à inciter d’autres amateurs en instituant les vies d’artistes comme genre littéraire dans lequel ils pouvaient exceller. Il finança également deux prix de l’Académie – l’un en 1759 récompensant l’expression, l’autre en 1764 pour les anatomies. Il joua également un rôle essentiel au Salon, commandant de nombreuses œuvres. Enfin, il chercha à développer d’actives relations d’amitié avec les artistes, produisant ainsi le sentiment d’un dessein et d’une vision partagés. De bien des manières, à cette époque, le monde de l’amateur avait de nombreux points communs avec le type de sociabilité qui régnait dans les salons parisiens, tels qu’Antoine Lilti les décrit dans son récent ouvrage, Le Monde des salons : sociabilité et mondanité au XVIIIe siècle (Fayard, 2005), et dans lesquels les aristocrates mondains côtoyaient philosophes, écrivains et intellectuels en tous genres. Avec les salons littéraires, de plus, se développait le sentiment qu’une telle sociabilité opérait comme une sorte de mécanisme polisseur, et un moteur de civilisation, qui distinguait la nation française et dont l’ensemble de l’humanité finirait par tirer profit.

Grâce et disgrâce d’une figure culturelle

Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, l’œuvre des amateurs devait être considérable. Guichard excelle à mettre en lumière leurs multiples activités : publications d’inventaires des collections privées et de catalogues des ventes, revalorisation de la biographie des artistes, influence sur les goûts (notamment pour les rendre plus favorables à la peinture française, ou encore pour une réhabilitation de l’Antiquité qui jouera un rôle dans l’émergence du néo-classicisme). Mais encore : développement de nouvelles pratiques sociales de consommation artistique, de nouvelles formes d’éducation visuelle (organisant notamment la visite des collections privées dans des demeures réaménagées pour y montrer celles-ci selon le meilleur goût, ou encore redonnant au voyage touristique à Rome sa popularité). De surcroît, en associant le lustre de leurs noms avec l’Académie de peinture, en appuyant ses revendications institutionnelles (en particulier contre la corporation des peintres rivale, l’Académie de Saint-Luc), et en s’engageant personnellement dans des pratiques artistiques au même niveau que les artistes qu’ils soutenaient, ils donnèrent au monde de l’art parisien un crédit et un éclat qu’il n’avait pas cherchés.

Presque dès le début pourtant, les amateurs, tels que définis par Caylus, virent l’identité culturelle qu’ils étaient en train de construire attaquée par la sphère du public en général, et plus particulièrement par l’avant-garde de la critique d’art. En effet, dès 1747, au moment même où Caylus réévaluait le statut des amateurs honoraires de l’Académie, La Font de Saint-Yenne publiait ses Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture, texte généralement considéré comme ayant établi le rôle culturel du critique d’art, au nom des intérêts du public. Certes, Caylus et ses amis amateurs étaient tout sauf en opposition au public. Ils exposaient régulièrement leurs collections personnelles, afin que le public ainsi que les artistes y aient accès (les expositions de Caylus, par exemple, étaient d’une qualité remarquable tant d’un point de vue archéologique qu’artistique). Leurs publications visaient un lectorat équivalent. Dans une certaine mesure, ils aidèrent le public à se développer et à trouver sa forme propre, et sans aucun doute la critique indépendante. Mais en déniant l’identité d’amateur à quiconque ne faisait pas partie d’une institution, ils poussèrent les critiques d’art et autres écrivains de la sphère publique vers d’autres positionnements plus radicaux.

Guichard affirme que la commercialisation de l’art avait atteint un tel niveau en 1765 qu’à partir de ce moment le statut de l’amateur selon Caylus perdit de plus en plus de sa légitimité dans la sphère publique et ne la retrouva plus par la suite. Diderot attaqua « la race maudite […] des amateurs » (1767), et les Encyclopédistes n’étaient pas moins virulents à leur égard. Le goût prôné par les amateurs fut dénoncé comme aristocratique et donc, par définition, contraire aux valeurs publiques, jugées plus authentiques. Le lien entre les amateurs et l’État semblait désormais s’apparenter à un parasitisme anti-civique. Caricaturés dans des polémiques publiques comme des êtres à la vue étroite (on les dessinait souvent équipés d’une loupe démesurée), ils étaient vus comme des despotes qui s’efforçaient d’asservir les artistes et de corrompre les valeurs civiques, et non comme des individus pleins de bonnes intentions, avides d’améliorer le goût national et d’étendre la circonscription de l’art. Une telle critique, encore amplifiée sous la Révolution, allait gâcher l’idée même d’amateur après 1789 – bien que, comme le suggère Guichard, la notion de goût entendue comme une marque distinctive de l’art français et de la critique d’art fût promise à une histoire bien plus longue.

Comme le montrent les derniers chapitres du livre de Guichard, l’amateur fut ainsi une figure importante, aussi bien positivement que négativement. Il a joué un rôle décisif dans l’essor de l’art français dans le dernier demi-siècle de l’Ancien Régime, ouvrant l’art à de nouvelles pratiques sociales et produisant de nouvelles valeurs culturelles. Mais il a également fourni un stéréotype négatif d’une importance fondamentale dans la construction de la figure de l’artiste socialement et politiquement engagé. Ainsi Les Amateurs d’art, ouvrage très informé, à l’argumentation dense et à l’écriture lumineuse, est non seulement un travail exemplaire en histoire économique et sociale, mais également une contribution importante aux travaux plus larges sur les politiques culturelles de la France prérévolutionnaire.

Traduction : Marion Naccache

par Colin Jones, le 8 avril 2009

Pour citer cet article :

Colin Jones, « Le marché de l’art avant la Révolution », La Vie des idées , 8 avril 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-marche-de-l-art-avant-la

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