Recherche

Recension Philosophie

Le désir et la loi

À propos de : Clara Serra, La doctrine du consentement, La fabrique


par Estelle Garcia , le 21 juillet


Télécharger l'article : PDF EPUB MOBI

Dans un essai percutant, la philosophe espagnole Clara Serra montre la difficulté d’intégrer la notion de consentement dans la loi et le risque d’associer la volonté au désir.

Alors que le Code pénal français s’apprête à intégrer la notion de non-consentement aux définitions de l’agression sexuelle et du viol [1], suivant ainsi la voie d’une quinzaine de pays européens, dont l’Espagne, cet ajout est sujet à débat. Pour beaucoup, comme la juriste Catherine le Magueresse, la professeure de droit pénal Audrey Darsonville ou le magistrat François Lavallière, il permettrait d’élargir la définition actuelle de ces crimes et de prendre en considération un éventuel état de sidération des victimes. Cette proposition de loi précise que le consentement doit être « libre » et « ne peut être déduit de la seule absence de résistance de la victime [2] ». Mais d’autres voix expriment leur inquiétude et nuancent l’efficacité d’un tel ajout : serait-ce à la victime de prouver qu’elle n’avait pas consenti, ou à l’accusé ? Comment ? Les députés à l’origine du projet l’affirment également : une loi seule ne peut pas venir à bout de la culture du viol. Comme le signale la philosophe Manon Garcia dans son essai Vivre avec les hommes, le consentement est peut-être moins un problème juridique qu’un problème social [3].

Dans l’essai La doctrine du consentement, récemment traduit de l’espagnol par Etienne Dobenesque, la philosophe et ancienne députée du parti Podemos Clara Serra réfléchit de manière critique à l’intégration de la notion de consentement dans la loi en s’appuyant sur les courants féministes européens et nord-américains. L’autrice fait référence à deux affaires ayant particulièrement marqué l’opinion publique et participé à la prise de conscience d’une méconnaissance collective du consentement : celle de La Manada (« La meute »), jugée en 2019 en Espagne, et celle des viols de Mazan, jugée en 2024 en France. Alors même qu’au moment des procès, le consentement n’était présent ni dans les textes français ni dans les textes espagnols, il était au cœur de ces affaires : dans chacun des cas, la défense des agresseurs révèle une présomption du consentement de la victime en l’absence de résistance. Or, les deux femmes victimes de viol étaient dans une incapacité physique concrète à consentir ou à résister : la première était dans un état de sidération ; la seconde était droguée à son insu.

Depuis 2022, la réforme du Code pénal espagnol explicite qu’il y a agression sexuelle dès lors que l’acte n’est pas consenti, sans que le caractère violent de l’agression ne soit plus nécessaire. La loi, surnommée « ley del solo sí es sí » (« loi du seul un oui est un oui »), s’inscrit dans une logique du consentement par la voie affirmative. Serra se demande alors : « pourquoi, quand nous ne sommes pas libres de dire non, aurions-nous la liberté de dire oui ? » (p. 33).

Le consentement en question

Les quatre chapitres de La doctrine du consentement cherchent à défaire la dichotomie entre le consentement par la voie négative et celui par la voie affirmative : le premier exige un « non », voire une forme de résistance, alors que le second nécessite un accord mutuel, un « oui » explicite, libre, éclairé et révocable. La voie affirmative associe ainsi le consentement au contractualisme libéral, ce que critique l’autrice : au regard du Code pénal, le consentement ne peut lier les personnes comme le ferait un contrat et peut être révoqué unilatéralement [4]. Associer consentement et contractualisme influence significativement les politiques visant à protéger les personnes d’agressions sexuelles [5].

La critique du contractualisme libéral parcourt l’ensemble de cet essai. Serra entre en dialogue avec plusieurs courants féministes, notamment celui incarné par l’avocate et juriste Catharine MacKinnon. Pour cette dernière, qui défend un féminisme radical et abolitionniste, tout consentement au sein d’une société patriarcale est impossible, tant les rapports de pouvoirs sont profondément enracinés. Selon Serra, associer intrinsèquement le pouvoir à la violence n’est pas souhaitable, car cela invalide le consentement de certaines femmes, notamment celui des travailleuses du sexe ou des adeptes de pratiques masochistes. De plus, cela tend à réassigner les femmes à un rôle que leur octroie le patriarcat : celui d’une féminité fragile et sans défense, incapable de consentir en pleine conscience. Pour l’autrice, le changement de paradigme opéré par la réforme du Code pénal espagnol est une extension de cette pensée, qui donne à l’État un pouvoir à la fois protecteur (défendre les femmes agressées) et régulateur (punir les femmes de mauvaises mœurs). Dans ce cadre-là, comment s’assurer de la validité ou de l’authenticité du consentement ? Et qui peut en juger ?

Serra dépasse cette dichotomie et affirme la nécessité de penser la sexualité selon son contexte : un oui ne peut être authentique et valide que si la possibilité du non existe. Les rapports de pouvoir, de domination et de subordination – qu’ils soient économiques, sociaux ou raciaux – sont autant de facteurs influant sur le (non-)consentement d’une personne. Il ne s’agit pas de conférer une toute puissance au oui : afin d’en évaluer l’authenticité, il est nécessaire de contextualiser la (non-)volonté d’une personne au travers de dynamiques à la fois interpersonnelles et systémiques. Or, dans un tribunal, la faute est individualisée, toujours placée « en dehors du corps social » (p. 130), ce que Serra considère comme inefficace « pour combattre les inégalités de pouvoir structurelles » (p. 130).

Entre volonté et désir

Considérer le consentement par le prisme du oui, c’est aussi le considérer par le prisme du désir. La philosophe note que dans certains discours féministes, les deux termes sont utilisés indifféremment. Ainsi, le désir devient « le véritable critère d’une distinction entre le sexe et la violence » (p. 89). Or, est-ce réellement le cas ? Consentons-nous toujours à nos désirs ? Serra décrit un paradoxe : alors que le désir « semble bénéficier d’une authenticité mystique » (p. 89), la volonté d’une travailleuse du sexe ou de celle pratiquant le masochisme est, elle, « toujours affectée de fausseté » (p. 89). Il y a donc des désirs que la société accepte d’entendre et de respecter, et d’autres auxquels elle s’oppose et qu’elle annule.
Serra précise : « Il ne s’agit pas de remettre en cause ici le fait que la coïncidence du consentement et du désir constitue un horizon désirable. Mais rien ni personne ne pourra nous sauver de la possibilité de ne pas choisir ce que nous désirons ou de ne pas désirer ce que nous choisissons » (p. 101). En s’appuyant sur la psychanalyse, elle rappelle que le désir contient une part d’inconnu : nous désirons parfois hors de notre volonté. L’autrice, qui s’inscrit dans la même lignée que la philosophe américaine Judith Butler, invite à l’exploration et à la conquête du désir, lui-même lié au non-savoir. Elle met en lumière le fait que les femmes, historiquement, sont tenues éloignées de leurs désirs, et que les hommes placent les leurs au premier plan de leur expérience de la sexualité. Et par l’évocation du droit à l’exploration, Serra réaffirme l’un des critères essentiels du consentement : sa révocabilité. Et c’est en cela que le consentement ne peut être pensé comme le serait un contrat. Ainsi, elle alerte contre un certain paternalisme de l’État, qui se ferait le juge de nos désirs.

Afin de montrer la nécessité de différencier désir et volonté, la philosophe prend pour exemple la protagoniste du film Elle de Paul Verhoeven [6] dans lequel Michèle, après avoir été victime d’un viol, réalise qu’elle souhaite être dominée sexuellement. Selon Serra, ce film met la société patriarcale face à « l’un de ses pires fantasmes : une femme désirante et qui, en plus, désire mal. Les désirs incivilisés des femmes sont toujours apparus comme une menace. » (p. 97) Elle poursuit :

Face à la revendication naïve du désir dans certains discours sur le consentement, il faut se rappeler que nous ne désirons pas toujours bien, que nous ne désirons jamais comme nous le voulons, que nos désirs ne répondront jamais à des normes morales ou à des programmes politiques. (p. 98)

Dissocier le désir du consentement, c’est s’assurer que la volonté de la personne passe avant son désir. Cela permet à la fois de protéger les « oui » que certaines personnes voudraient invalider et les « non » que la société patriarcale refuse d’écouter et de respecter. L’autrice affirme que ce n’est ni à l’État ni à la société de décider ou de juger du désir des femmes ; on ne peut pas exiger d’elles qu’elles éprouvent un désir bon et pur. L’autrice prend également l’exemple de la Manada : en voulant défendre la jeune fille violée par un groupe d’hommes dans un hall d’immeuble, certaines féministes ont fait valoir que personne ne désirerait de telles relations sexuelles – preuve, donc, du viol. Mais Serra nous avertit sur le danger d’une telle présomption : le viol n’a rien à voir avec le désir. Aussi tranche-t-elle : « la liberté sexuelle des femmes nécessite une loi qui reconnaisse notre volonté sans prétendre connaître notre désir » (p. 99). Ainsi, associer le consentement à la volonté permettrait peut-être de penser différemment la question, en accordant aux femmes le droit d’explorer leur désir, de ne pas toujours savoir, et en rappelant que la responsabilité d’un viol incombe toujours à l’agresseur, jamais à la victime.

La question punitive

À la fin de son texte, Serra opère un déplacement du regard et nous invite à réfléchir à la portée de ces changements juridiques et politiques. Elle note que le discours féministe est parfois instrumentalisé : certains États se servent des violences à caractère sexuel pour alimenter la peur de l’insécurité et soutenir la nécessité d’un durcissement des systèmes punitifs, s’alliant à la partie la plus réactionnaire de l’opinion publique.

Ce type de délits, les délits de violence sexuelle, sont précisément ceux qui déchaînent le plus volontiers dans nos démocraties la demande sociale de punitions sévères. Et très souvent la violence sexuelle contre les femmes est le meilleur atout de la droite et de l’extrême droite pour renforcer les politiques pénales, criminaliser les populations migrantes et défendre la prison à perpétuité ou la peine de mort. (p. 121)

Sans le nommer, Serra évoque le fémonationalisme [7] et met en lumière la manière dont sont pénalisées les violences sexuelles. En effet, il faut prendre en compte un contexte politique global qui banalise les discours racistes et élabore des politiques anti-migrants toujours plus violentes, en Amérique du Nord comme en Europe. Alors même que la majorité des violences à caractère sexuel sont perpétrées par des proches ou au sein du foyer [8], ce sont celles perpétrées par des étrangers qui suscitent les plus grandes réactions médiatiques et politiques – pensons par exemple aux viols de Cologne, en Allemagne, en 2016. Serra invite donc à réfléchir à la portée de ces réformes pénales qui pourraient « ouvrir la voie tant à une expansion de la réponse pénale qu’à une moralisation du sexe » (p. 126-127). Elle évoque par exemple le travail de la juriste et professeure américaine Aya Gruber qui, dans The Feminist War on Crime [9], montre comment certains discours féministes blancs ont participé à l’essor du système carcéral américain et à des incarcérations massives visant les populations les plus marginalisées. Ainsi, Gruber propose que la criminalisation ne soit qu’une solution de dernier recours.

L’essai de Clara Serra offre une réflexion puissante et nuancée sur le consentement et ses limites. En défaisant la dichotomisation des questions portant sur le consentement, partagé entre la voie affirmative et la voie négative, elle montre, en s’appuyant sur des recherches en droit, en sociologie ou encore en psychanalyse, que cette notion ne peut être vue comme une solution magique à un problème systémique. De plus, elle rappelle que, même si une éducation au consentement est nécessaire, il est également important de considérer les violences à caractère sexuel depuis le point de vue de l’agresseur et non seulement celui de la victime, tout en s’interrogeant sur le rôle que l’État peut et doit jouer pour endiguer ces violences.

Clara Serra, La doctrine du consentement (2024), traduit de l’espagnol par Étienne Dobenesque, Paris, La fabrique, 2025, 141 p., 13 €.

par Estelle Garcia, le 21 juillet

Pour citer cet article :

Estelle Garcia, « Le désir et la loi », La Vie des idées , 21 juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-desir-et-la-loi

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Pour les définitions actuelles, voir le Code pénal, art. 222-22 et art. 222-23, disponible sur Légifrance.

[2Voir la Proposition de loi visant à intégrer la notion de consentement dans la définition pénale des infractions d’agression sexuelle et de viol, n° 2170, Assemblée nationale [en ligne], 13 février 2024 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b2170_proposition-loi (consulté le 4 juillet 2025).

[3Voir Manon Garcia, Vivre avec les hommes, Paris, Flammarion, coll. Climats, 2025.

[4C’est notamment ce que met en lumière Manon Garcia dans Vivre avec les hommes, rappelant ainsi la nécessité urgente d’une éducation au consentement. Ibid.

[5L’autrice utilise comme exemple certaines politiques d’universités états-uniennes, comme celle de l’Antioch College (Ohio), qui exige un consentement verbal préalable à renouveler à chaque étape d’un rapport sexuel.

[6Elle [Film], Paul Verhoeven, SBS Productions, 2016, 130 minutes.

[7Théorisé par la sociologue Sara R. Farris, le fémonationalisme désigne l’instrumentalisation du discours féministe par des partis de droite et d’extrême droite à des fins politiques, notamment pour nourrir une peur et attiser la haine envers les populations migrantes. Voir Sara R. Farris, In the name of Women’s rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University Press, 2017.

[8Voir Les chiffres de référence sur les violences faites aux femmes, Gouvernement français [en ligne], 2023.

[9Aya Gruber, The Feminist War on Crime. The Unexpected Role of Women’s Liberation in Mass Incarceration, Oakland, University of California Press, 2021.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet