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Essai Économie Arts

Le coût caché de l’art contemporain


par Alvaro Santana Acuña , le 19 octobre 2016
traduit par Nathalie Ferron
avec le soutien de Fondation Florence Gould



Comment se détermine la valeur de l’art contemporain sur un marché de l’art globalisé ? Dans le domaine de l’art contemporain mainstream, la formation du prix résulte d’un processus multipolaire dont les artistes, les marchands et les collectionneurs n’ont plus l’exclusivité dans la mesure où interviennent désormais des intermédiaires obscurs ou invisibles.

Sociologie économique et culturelle des marchés de l’art

 

Si Picasso devait revenir d’entre les morts, il n’en croirait pas ses yeux : l’un des artistes les plus prisés au monde est une femme ! Qui plus est, elle fait partie des artistes vivants dont les œuvres se vendent le plus cher. En 2014, elles ont totalisé 34,6 millions de dollars dans les ventes aux enchères. En 2015, l’un de ses tableaux, de taille moyenne, a atteint la somme de 7 millions de dollars. Ses œuvres se vendent dans les galeries (Gagosian et Zwirner) et salles des ventes (Christie’s et Sotheby’s) les plus prestigieuses. Pour des commandes privées, ses célèbres sculptures de citrouilles se vendent plusieurs dizaines de milliers de dollars. Les pois et autres motifs ornant ces citrouilles ont été repris par Louis Vuitton pour une collection de portefeuilles, sacs et porte-clés de luxe. Millionnaire grâce à son succès planétaire, elle a pourtant choisi de vivre dans un hôpital psychiatrique, qu’elle quitte pour aller travailler dans son atelier. Enfin, cette femme n’est pas une occidentale, elle est asiatique. Cette artiste a 87 ans et se nomme Yayoi Kusama [1].

Yayoi Kusama avec l’une de ses fameuses citrouilles. Source : Instagram @davidzwirner

Le succès planétaire de Kusama (comme celui de Takashi Murakami ou d’Ai Wei Wei) témoigne du fait que l’axe de l’art dit mainstream, centré en Occident depuis la Renaissance, se déplace vers l’Est. Doha, Dubaï, Hong Kong et Pékin cherchent à supplanter New York, Londres et Berlin sur le marché de l’art. Loin de rester en marge de cette évolution, les grandes galeries occidentales comme Gagosian, Pace, Zwirner, Perrotin et Hauser & Wirth l’accompagnent : elles se sont « mondialisées ». Bien qu’elles se montrent réticentes à faire état de leurs profits annuels, les premiers résultats d’un projet de recherche sur le marché mondial de l’art [2] indiquent que les transactions effectuées par ces maisons atteignent des montants équivalents aux dotations des universités américaines les plus riches.

De même, des musées comme le Louvre en France ou le Guggenheim aux États-Unis, ouvrent des antennes dans des pays non-occidentaux, aux Émirats Arabes Unis notamment. Les frontières entre galeries d’art, sociétés de vente aux enchères et musées, décrites par Olav Velthuis dans son ouvrage de référence Talking Prices (2005), sont de plus en plus poreuses et brouillées. À l’instar de Cosmopolitan Canvases (2015), de nouvelles analyses sociologiques sont consacrées à la façon dont ces évolutions touchent l’art contemporain mainstream. Partant de la comparaison entre ces deux ouvrages, le présent article propose une compréhension diachronique des profonds changements qu’a connus le marché de l’art contemporain depuis la crise de la fin des années 2000.

Dans Talking Prices, Velthuis analyse la signification symbolique du prix sur le marché de l’art contemporain. Les auteurs rassemblés dans Cosmopolitan Canvases rendent compte pour leur part des effets de la globalisation des marchés de l’art contemporain. Je voudrais montrer que la sociologie économique et culturelle des marchés de l’art, illustrée par ce deux livres, doit prendre en considération l’influence croissante sur les prix de l’art contemporain mainstream non seulement des « star intermediaries » ou intermédiaires visibles, c’est-à-dire les plus en vue, comme les galeristes, les marchands et les commissaires-priseurs (et leurs schémas tarifaires), mais aussi de ce que j’appelle les « dark intermediaries » ou intermédiaires invisibles : assistants, espaces de création artistique, techniciens et consultants en art, fournisseurs de services logistiques, entreprises. Finalement, je voudrais aussi montrer que, pour favoriser une compréhension plus holistique de la valeur de l’art contemporain, il faut non seulement s’intéresser au « talking », c’est-à-dire le discours (la façon dont les personnes parlent de leurs propres attitudes et comportements), mais aussi au « making » ou formation, c’est-à-dire que font en réalité les acteurs dans le marché de l’art ? [3]

Le prix et la fixation du prix de l’art

Comment les marchands fixent-ils les prix des œuvres d’art contemporain ? Dans Talking Prices, Velthuis répond à la question à partir de ses propres recherches sur des galeries à New York et Amsterdam. À ses yeux, loin d’être un élément périphérique, la culture est un facteur central dans la détermination du prix des œuvres d’art mainstream, aussi adopte-t-il un point de vue culturel sur les marchés de l’art et sur la formation des prix. L’une des composantes essentielles de son approche repose sur l’interaction entre acteurs et prix. Il s’intéresse également à la prédominance retrouvée des marchands d’art dans la fixation du prix des œuvres. Selon Velthuis, les prix des œuvres ne peuvent être envisagés comme de purs faits économiques, parce qu’ils constituent des entités culturelles pourvues d’une dimension esthétique. En bref, les prix ont un sens. Les marchés (y compris le marché de l’art) fonctionnent toujours de la même façon : ils sont gouvernés par les prix, lesquels ne peuvent demeurer indifférents aux influences culturelles. Ils ne sauraient se comporter comme des structures indépendantes et homéostatiques ; au contraire, ils fonctionnent à la manière de « constellations culturelles ».

Comment détermine-t-on les prix dans le domaine de l’art ? Premièrement, selon Velthuis, la fixation du prix dépend du type d’organisation chargée de la vente de l’œuvre. En effet, galeries d’art et maisons de ventes aux enchères ont des cultures différentes en matière de fixation des prix. Tandis que les premières font commerce d’art, les secondes vendent des marchandises. Selon l’enquête de Velthuis, les galeristes se perçoivent comme des promoteurs d’art et voient les sociétés de vente aux enchères comme des « parasites », selon l’expression employée par l’un d’entre eux. Velthuis analyse la formation des prix sur le marché primaire, c’est-à-dire ce qui concerne la vente en galerie de pièces nouvelles. Il justifie son choix en s’appuyant sur le fait que les galeries réalisent 56% des ventes d’art.

Deuxièmement, pour comprendre la formation du prix en art, il est indispensable de distinguer prix et fixation du prix (pricing), les deux étant, selon Velthuis, trop souvent confondus par les chercheurs. Il souligne que les prix sont établis en fonction de critères techniques, comme format, taille et autres caractéristiques (par exemple, prix et taille, et prix et support sont corrélés). Les marchands ne peuvent donc fixer les prix à leur guise. Une œuvre de grand format sera plus chère qu’une œuvre plus petite, une peinture qu’un dessin, etc. Et pourtant, les prix ne dépendent pas uniquement des caractéristiques techniques de l’œuvre. Or comprendre les aspects non-techniques requiert une analyse de la fixation du prix, ce qui, en soi, est un « art » aux yeux de Velthuis. Les marchands s’appuient sur des schémas tarifaires (pricing scripts) qui « fonctionnent à la manière d’un guide cognitif à l’usage des marchands au cours des diverses décisions qu’ils sont amenés à prendre » pour attribuer une valeur quantitative à une œuvre d’art (Velthuis, 2005 : 117). En tant que savoir-faire social, la fixation du prix relève de certains processus, elle est interactive et dépend de certaines trajectoires. Afin de donner un sens à leurs prix (et à ceux des autres), les marchands les inscrivent dans des récits à connotation morale, lesquels inspirent et étayent leurs décisions lors de la fixation du prix. À cet égard, le marché de l’art n’est pas très différent d’autres types de marchés reposant eux aussi sur des schémas tarifaires culturellement orientés. La fixation du prix est un art approximatif ; les schémas tarifaires des marchands sont constamment revus en fonction des aspects techniques et surtout non-techniques des œuvres d’art.

Dans Talking Prices, Velthuis étudie les prix de l’art contemporain avant la crise de 2008 tandis que les auteurs de Cosmopolitan Canvases s’intéressent à la période de la crise et à la période postérieure. Il ressort de leurs travaux que l’incertitude relative à la fixation du prix ne cesse de croître pour ce qui concerne l’art contemporain. Il est aujourd’hui plus difficile pour les artistes, les marchands et les collectionneurs de fixer le prix des œuvres. Et même si, comme l’indiquent les auteurs de cet ouvrage, la globalisation des marchés de l’art n’est pas un phénomène nouveau, elle est un facteur clé qu’explique cette incertitude autour des prix. Mais, le point de vue des auteurs de cet ouvrage sur la globalisation est plus concret que celui des travaux antérieurs : ces marchés globalisés ne sont ni le simple reflet de la globalisation de l’économie, ni un processus téléologique. Dans son étude sur l’India Art Fair, Vermeylen montre que les artistes indiens les plus reconnus vendent davantage sur les marchés américain et britannique qu’en Inde. Toutefois, la globalisation de ces marchés ne se traduit pas par une simple occidentalisation, comme le montre l’enquête menée par Yogev et Ertug sur les marchés de l’art en Asie. Par ailleurs, la globalisation ne donne pas non plus lieu à la formation d’un marché de l’art unifié à l’échelle mondiale. Le Japon par exemple a jusqu’à présent résisté au phénomène de globalisation touchant l’art contemporain, comme le montre Favell. Il est donc trop tôt pour conclure que la globalisation des marchés de l’art débouche sur une redistribution du pouvoir symbolique. Londres et New York conservent leur position hégémonique sur les marchés tandis que de nouveaux marchés ont récemment vu le jour dans les pays d’Europe de l’Est et d’Afrique du Nord, au Brésil, en Chine et en Inde, comme on peut le découvrir au fil des articles de l’ouvrage.

La composante obscure des prix

Les auteurs de Talking Prices comme ceux de Cosmopolitan Canvases avancent l’idée qu’artistes, collectionneurs et marchands construisent ensemble le sens du prix des œuvres. Cependant, dans Talking Prices Velthuis s’intéresse avant tout aux marchands, ce qui ne laisse que peu d’espace pour comprendre le rôle des artistes et des collectionneurs dans la formation du prix et de son sens. Je pense pour ma part que l’analyse doit porter sur des couches plus profondes, ce qui permet de se rendre compte que les prix de l’art ne fonctionnent pas très différemment de ceux de l’essence. En effet, ce n’est pas à la pompe que se décide le prix de l’essence : il dépend d’une constellation culturelle d’acteurs et d’objets en interaction quotidienne les uns avec les autres sur le marché de l’énergie. Le consommateur moyen, tout comme le collectionneur d’art, n’a connaissance du prix qu’en bout de chaîne, à la pompe. Par contre, la contribution des intermédiaires et la part du prix de vente final leur revenant demeure invisible aux yeux du consommateur, car sans transparence aucune. Ces intermédiaires obscurs ou, invisibles sont, entre autres, les compagnies pétrolières, les raffineries, les transporteurs (internationaux et locaux) et l’administration fiscale à ses diverses échelles.

On pourrait faire des recherches sur les schémas tarifaires utilisés par les propriétaires de stations-service. Cependant, l’analyse de la dernière étape de la formation du prix ne saurait pleinement rendre compte du processus de sa formation, c’est-à-dire de la totalité du récit qui se cache derrière chaque litre d’essence. Les intermédiaires invisibles se servent de schémas ou scénarios tarifaires qui aboutissent à une superposition de couches de sens et de valeur qui s’ajoutent les unes aux autres pour donner le prix final. Le même raisonnement s’applique dans le cadre d’une approche économique et culturelle de la sociologie des marchés de l’art. La recherche s’intéresse en priorité à la fixation du prix au niveau de la « station-service de l’art », autrement dit la galerie, dans laquelle le collectionneur moyen (mais pas tous les collectionneurs) va s’approvisionner. Comme pour l’essence, la plupart des schémas tarifaires utilisés en amont de la galerie demeurent opaques pour le collectionneur (et le chercheur). Seules des recherches ethnographiques et qualitatives pourraient jeter un éclairage sur les schémas tarifaires utilisés par les intermédiaires invisibles ainsi que sur leurs effets cumulatifs sur le prix final.

Un intermédiaire invisible (à droite) à Laumont Photographics à New York vérifie le travail de l’artiste (à gauche). Source : Instagram @deanwest

Non seulement les chercheurs, mais aussi les collectionneurs, les marchands et les artistes eux-mêmes ont contribué à rendre invisible la part des intermédiaires dans la formation du prix. Les artistes en particulier ont sans doute tendance à laisser entendre qu’ils fabriquent l’œuvre du début à la fin. Dans une série d’entretiens rassemblés sous le titre On the Way to Work (2001), Damien Hirst, l’un des artistes contemporains les plus chers du monde, passe opportunément sous silence le fait que l’apport de ses assistants (notamment sous forme de tâches longues et pénibles comme le polissage) est transformé en travail invisible qui s’ajoute au prix final de la pièce. Lorsqu’il se révèle impossible de faire croire à la création solitaire de l’auteur (comme pour la fabrication de 100 millions de graines de tournesol dans le cas de Ai Wei Wei, par exemple), les artistes déclarent avoir la maîtrise totale de l’aspect artistique. Jeff Koons prétend inhiber la subjectivité artistique de ses assistants (qui pour la plupart sont eux-mêmes artistes), lesquels ne sont pas censés penser par eux-mêmes en tant qu’artistes, mais doivent se contenter d’exécuter ses ordres. Loin de l’image du génie solitaire suant sang et eau pour créer une œuvre d’art de grand prix, les Koons et autres Ai Wei Wei du monde de l’art s’apparentent davantage à des entrepreneurs dirigeant des vastes équipes (cf. Menger, 2006).

En somme, si l’on veut adopter une approche plus holistique pour comprendre la formation des prix dans l’art contemporain mainstream, on ne peut pas s’appuyer uniquement sur les schémas tarifaires des artistes, des marchands et des collectionneurs et sur l’observation de leurs interactions. Il faut en effet tenir compte des intermédiaires invisibles : assistants, techniciens, espaces de création artistique (studios photo, fonderies, cabinets de design et sociétés d’ingénierie), conseillers artistiques, compagnies d’assurance, fournisseurs de services logistiques et galeries en ligne, entre autres. Si l’on veut renouveler la façon dont on appréhende les prix dans l’art contemporain, il faut d’abord avoir une meilleure compréhension des différentes strates de valeur et de leurs effets sur les décisions relatives à la fixation du prix au fil du processus de création, depuis la conception et la fabrication jusqu’à l’exposition et la vente. Dans la partie suivante, nous étudierons la façon dont ces strates s’ajoutent les unes aux autres selon quatre plans apportant chacun sa valeur : celui de la technique, de l’innovation, de l’aura et de l’émotion.

Les intermédiaires invisibles du marché de l’art

Technique. L’art contemporain mainstream est devenu tellement complexe, d’un point de vue technique, que les ateliers d’art professionnels comme ceux de Koons, Hirst, Wei Wei, Kusama, Eliasson ou encore Kapoor produisent rarement leurs pièces in situ du début à la fin. Ces dernières années, des chercheurs (Becker, Faulkner et Kirshenblatt-Gimblett, 2006) se sont intéressés aux différentes étapes de la production d’une œuvre. Bien que les intermédiaires invisibles soient fortement impliqués dans la production des œuvres d’art contemporaines et bien que les grandes figures de l’art contemporain mainstream leur confient de plus en plus la réalisation de pièces, il demeure difficile de déterminer la part de ces intermédiaires dans la formation du prix des œuvres.

Au cours des dernières années, le nombre et la diversité des intermédiaires invisibles n’ont cessé de croître au niveau de la production des œuvres. Bien que seules quelques décennies séparent l’œuvre de Cartier Bresson de celle de Gregory Crewdson, la complexité technique de leurs œuvres respectives est radicalement différente. Muni d’un appareil photo et utilisant la lumière naturelle, Bresson travaillait pour l’essentiel tout seul et attendait « l’instant décisif » pour prendre sa photo. Chez Crewdson, cet instant décisif ne survient pas spontanément, il est au contraire mis en scène comme dans un tableau. Pour prendre ses photos, il s’entoure d’équipes qui peuvent compter plus de 40 personnes, parmi lesquelles des scénographes, des éclairagistes, des maquilleurs, des coiffeurs et des costumiers. Et de fait, ses équipes de production et ses budgets rivalisent avec ceux de l’industrie cinématographique.

De même, les sculptures monumentales d’Anish Kapoor posent des problèmes techniques qui ne peuvent être résolus que grâce aux compétences des intermédiaires invisibles que sont les ingénieurs auxquels est confiée leur conception. Sa célèbre Cloud Gate, à Chicago, par exemple, est une prouesse de l’ingénierie artistique. L’œuvre pèse une centaine de tonnes et se compose de 168 plaques d’acier inoxydable soudées ensemble. Il a fallu ensuite obtenir un poli miroir afin de faire disparaître toute trace de soudure entre les plaques et obtenir cet aspect de goutte de mercure dans laquelle se reflètent les passants et le paysage urbain de Chicago. Ce travail de polissage, qui a demandé beaucoup de main d’œuvre et a coûté cher, a été accompli par une équipe de 24 intermédiaires invisibles.

Innovation. Dans quelle mesure l’innovation en art influe-t-elle sur le prix des œuvres ? À quelle étape du processus de création cette influence se fait-elle sentir ? Dans les travaux universitaires les plus récents (Berthoin Antal, Hutter et Starck, 2015) l’innovation en art apparaît liée à des moments particuliers, mais on peut aussi y voir un processus. En tant que telle, l’innovation induit un processus ayant un coût ; ce dernier ne pouvant par définition être fixé en une seule fois. En vue d’obtenir la forme innovante, évoquant l’eau en mouvement, des Water Castings de Matthew Barney, par exemple, il a fallu effectuer de multiples expérimentations à partir de divers matériaux, ce qui a nécessité beaucoup de main-d’œuvre et beaucoup de temps. Parce qu’elle est fondée sur la mise en œuvre de processus divers, l’innovation fait monter le prix de vente des œuvres d’art les plus novatrices.

L’innovation coûte d’autant plus cher que l’artiste est reconnu et se trouve contraint de se renouveler. Les premières œuvres de Paul McCarthy étaient de petite dimension et faites de matériaux de récupération comme du carton. Par la suite, ses sculptures sont devenues plus coûteuses à produire à mesure que leur taille augmentait et qu’elles nécessitaient la mise en œuvre de matériaux et de processus innovants, comme ce fut le cas pour sa série de Neige Blanche par exemple. Au début de sa carrière, Andreas Gursky développait ses photographies, contrairement à ce qu’il a fait par la suite avec, par exemple, les impressions monumentales de la série intitulée Pyongyang, lesquelles sont le produit d’un équipe d’intermédiaires invisibles. Comme le fait remarquer Velthuis (2005), Gursky est devenu une marque. De fait, très tôt dans la carrière de l’artiste, Matthew Marks, son marchand newyorkais, a su imprimer à son travail une marque de fabrique. À l’instar des autres artistes mainstream, le coût de l’innovation entre en ligne de compte dans le prix de vente des œuvres de cet artiste. Ce surcoût (1) est corrélé à l’apport innovant contenu dans l’œuvre et (2) doit tenir compte du coût du processus impliqué dans la mise en œuvre de l’innovation, à savoir le coût lié aux recherches et aux essais nécessaires à la réalisation de l’innovation par l’intermédiaire invisible. En conséquence, les prix de l’art contemporain mainstream sont de plus en plus élevés car, entre autres facteurs décisifs, la réalisation des œuvres nécessite beaucoup de temps, notamment au stade de l’expérimentation ; elle requiert en outre les compétences de techniciens hautement spécialisés ; enfin, elle repose sur la sous-traitance dans la mesure où le travail est confié à des espaces de création artistique en dehors de l’atelier de l’artiste.

De récents travaux (Rodríguez Morató et Santana-Acuña, 2017) ont montré qu’une pression s’exerçait également sur les intermédiaires invisibles, les poussant eux-mêmes à innover en vue d’attirer des clients (artistes, marchands et collectionneurs). Ces travaux montrent que l’innovation culturelle vient essentiellement des niveaux intermédiaires, plutôt que des niveaux supérieurs ou mainstream (ceux qui occupent ces positions visant à maintenir leur statut n’ont que peu, voire aucun, intérêt à innover) ou inférieurs (les acteurs n’ayant que peu, voire aucun moyen d’innover). Ils permettent de comprendre à quel stade surgit l’innovation dans l’art contemporain. Alors que l’innovation conceptuelle (l’idée à l’origine de l’œuvre d’art) reste l’apanage de l’artiste, l’innovation matérielle/technique est peut-être en train de passer de l’atelier de l’artiste aux espaces de création artistique dans lesquels travaillent les intermédiaires invisibles. Entre le concept et son exécution matérielle, un écart toujours plus grand se creuse au sein de la chaîne de création artistique, écart comblé par les intermédiaires invisibles. Ce phénomène nouveau a des effets encore méconnus sur la formation du prix des œuvres contemporaines.

Aura. On dit des œuvres d’art dont émane une force surnaturelle ou magique liée à leur caractère unique, comme La Joconde, Le Penseur ou Guernica, qu’elles possèdent une aura. Selon la célèbre formule de Walter Benjamin (1936), l’aura est un phénomène singulier par lequel une distance s’instaure entre le spectateur et l’œuvre d’art. Des travaux plus récents soulignent encore l’importance de l’aura en art comme ailleurs (Gell, 1998 ; Hansen, 2008).

Oeuvre d’art par un artiste contemporain au Metropolitan Museum à New York - The Met Breuer. Source : Instagram @artnewsmag

La présence toujours plus importante à l’échelle mondiale des intermédiaires dans les arts confirme l’idée d’une construction sociale de l’aura. Les espaces de création artistique, qu’il s’agisse de studios de photographie, de cabinets de design ou de fonderies, emploient des techniciens qui n’ont pas ou peu de connaissances sur l’art contemporain. Pour ces intermédiaires invisibles, l’œuvre d’art en cours de réalisation n’a aucune aura : ils peuvent la toucher, s’amuser avec elle, en somme la traiter comme personne ne peut le faire dans les galeries ou les musées. Partant, on peut se demander en quoi tel espace artistique contribue à conférer son aura à l’œuvre contemporaine. L’aura d’une œuvre contribue-t-elle à en augmenter le prix de vente ? La transformation de l’objet matériel en œuvre d’art constitue une étape rituelle fondamentale dans l’établissement du prix. Ce rituel ne se limite pas aux interactions entre artistes, marchands et collectionneurs. Une fois exposée au public, l’œuvre d’art acquiert une aura qui lui est conférée par l’espace où elle se trouve exposée. Dès lors, l’aura qui, loin d’être une pure composante technique, relève du rapport social, forme une nouvelle strate de valeur.

L’œuvre d’art elle-même joue également un rôle fondamental dans la création de l’aura dans la mesure où, si l’on en croit les partisans de la théorie de l’objet et de la théorie de l’acteur-réseau (Bennett, 2010 ; Latour, 2005), l’objet a un pouvoir d’action. Si les chercheurs continuent à prendre en considération le rôle actif des objets dans la production et l’évaluation des œuvres d’art (Becker, Faulkner et Kirshenblatt-Gimblett, 2006 ; Domínguez Rubio, 2014 ; Heinich, 2014 ; Santana-Acuña, 2014), la sociologie économique et culturelle des marchés de l’art (Velthuis, 2005 ; Velthuis et Curioni, 2015) ne s’intéresse guère à la façon dont les œuvres d’art exercent leur pouvoir. Elle gagnerait pourtant à chercher à comprendre (1) en quoi les caractéristiques techniques de l’œuvre peuvent imposer des contraintes aux techniciens qui assurent la production de l’œuvre, (2) en quoi les schémas tarifaires des marchands varient en fonction des rapports qu’entretiennent les collectionneurs avec les œuvres et (3) comment l’œuvre d’art pousse tel collectionneur à se décider à l’acheter.

Émotions. De récents travaux (Beljean, Chong et Lamont, 2016) ont montré que les procédures d’évaluation portant sur des objets culturels faisaient appel, entre autres, aux émotions. De même, Zelizer (2005) et Illouz (2007) ont mis au jour le rôle des émotions dans les transactions économiques. Quant aux marchés de l’art, il n’existe pas à ce jour d’études sur la dimension émotionnelle des transactions concernant les objets d’art, et encore moins sur la façon dont l’œuvre en elle-même peut canaliser des émotions, lesquelles peuvent en retour avoir un effet sur sa valeur. On ne s’intéresse guère non plus à la façon dont les schémas émotionnels influent sur la fixation des prix, dont intermédiaires invisibles et marchands peuvent profiter des émotions des collectionneurs pour enchérir, et inversement, les collectionneurs expérimentés s’appuyer sur certains schémas émotionnels pour faire baisser les prix. On aurait une meilleure compréhension de la valeur de l’art contemporain mainstream si l’on tenait compte du rôle des émotions dans les décisions prises par les acteurs du marché de l’art relativement à la fixation des prix.

En somme, l’observation de ces quatre strates de valeur permet d’avoir une approche de la formation des prix de l’art contemporain qui diffère de l’approche traditionnelle qui est celle de la sociologie économique et culturelle et selon laquelle le prix serait déterminé à l’issue de négociations menées au sein de la triade artiste-marchand-collectionneur. Après avoir montré que les grands marchands n’étaient plus les courtiers indépendants et tout-puissants évoqués par Moulin (1967) et Velthuis (2005), nous allons poursuivre la démonstration dans les deux parties suivantes, en donnant un aperçu général des principales évolutions touchant le monde des collectionneurs et des galeristes, ainsi que leurs conséquences sur la formation des prix dans l’art contemporain.

L’art pour les Happy few

Les 1% de collectionneurs les plus riches achètent dans les galeries et les foires ; ils participent éventuellement à des enchères, mais ne se rendent que rarement en personne dans ces lieux, même dans les galeries les plus prestigieuses. Ils mandatent en général un consultant – nouveau type d’intermédiaire invisible intervenant lors de l’étape de la vente, entre le marchand et le collectionneur. Mais surtout, ces 1% de collectionneurs possèdent leur propre marché : celui des commandes et des achats privés. Ce marché de l’art fonctionne différemment du marché décrit par Velthuis (2005) et Velthuis et Curioni (2015). Sur le marché de ces 1% les plus riches, les collectionneurs peuvent se livrer à des achats illicites par l’intermédiaire de sociétés étrangères, comme l’a montré l’affaire des Panama Papers. Ces collectionneurs sont en mesure de réunir 500 millions de dollars pour effectuer un achat privé groupé hors du circuit des galeries et des maisons de vente aux enchères – d’un Pollock et d’un de Kooning, par exemple. Le de Kooning en question, Interchanged, est officiellement le tableau le plus cher jamais acheté à ce jour : 300 millions de dollars. Ces mêmes collectionneurs peuvent également passer des commandes privées assorties de spécifications techniques concernant la couleur, la forme, la patine, etc. Sur ce marché des 1%, les collectionneurs ne se contentent pas d’acheter de l’art, à travers leurs commandes privées, ils sont en mesure de participer à sa création [4].

Malheureusement, on ne sait pas grand chose de ce marché ou de ses stratégies tarifaires, en raison de son opacité et de sa confidentialité. Il est bien connu que les collectionneurs achètent de l’art contemporain à des fins d’investissement et que les œuvres ornent leurs domiciles et leurs bureaux, ou même leurs jets et leurs yachts privés ; en revanche, il n’existe pas de chiffres fiables concernant les sommes engagées chaque année sur ce marché de l’art très confidentiel car, comme cela a été avéré par le scandale des Panama Papers, il ne suit pas les règles du marché des galeries et des maisons de vente aux enchères.

Certaines pièces, résultant de commandes privées, sont parfois exposées temporairement à titre d’œuvres d’art publiques dans des villes comme New York ou Londres. Il s’agit sans doute en réalité pour les collectionneurs faisant partie des 1% d’obtenir des abattements d’impôts. Ces œuvres peuvent également voyager à travers le monde à l’occasion d’expositions dans des musées et des galeries, et les collectionneurs demandent parfois de fortes sommes pour ces prêts. Par ailleurs, suite à la crise, les gouvernements tentent d’augmenter leurs recettes et d’empêcher l’évasion fiscale, aussi un nombre inconnu d’œuvres d’art contemporain sont-elles désormais stockées dans des entrepôts d’aéroports, Genève en Suisse étant la Mecque des ports francs. Ces entrepôts dotés d’équipements de pointe ne servent pas seulement au stockage des œuvres d’art contemporaines ; ils comportent en outre des salles d’exposition où les collectionneurs les plus riches concluent des marchés en dehors des espaces traditionnels que sont la galerie ou la maison de vente aux enchères. Des œuvres de plusieurs millions de dollars peuvent ainsi changer de propriétaires sans passer par des marchands et en échappant à l’attention du fisc. D’après le peu d’éléments dont nous disposons – notamment les révélations que nous ont apportées les Panama Papers – la crise a permis au marché des 1% les plus riches de connaître une sorte « d’âge d’or » où les ventes privées se tiennent en dehors du circuit des galeries et des maisons de ventes aux enchères.

En raison de son opacité, le marché réservé aux 1% n’est peut-être pas à la portée des chercheurs ou des médias, mais il est ouvert aux malfrats. Les vols d’œuvres d’art exposées au public font régulièrement les gros titres de la presse. L’affaire non résolue du vol de cinq tableaux, dont un Rembrandt, au Isabella Stewart Gardner Museum de Boston ressort régulièrement dans la presse depuis 1990. En revanche, on n’entend moins parler des vols d’œuvres contemporaines lorsqu’ils concernent des collections privées qui n’ont pas forcément été déclarées au fisc. Il a fallu presque un an, par exemple, pour que filtre dans les médias la nouvelle d’un vol de cinq tableaux de Bacon d’une valeur totale de 30 millions d’euros, dérobés chez un particulier madrilène. Les vols d’œuvres d’art contemporain peuvent également survenir lors de la production ou du transport sur les lieux d’exposition. Il est apparemment arrivé que des escrocs se présentent sur les lieux de création artistique où œuvrent les intermédiaires invisibles, en prétendant être venus chercher une commande privée. Ces voleurs professionnels, comme ceux qui louent leurs services, connaissent très bien la valeur d’un lot de pièces d’art contemporain mainstream. Les ateliers d’artistes, les galeries et les domiciles des collectionneurs sont depuis longtemps des cibles privilégiées pour les voleurs ; c’est désormais aussi le cas des locaux où travaillent les intermédiaires invisibles. Quelle meilleure preuve du rôle de plus en plus crucial joué par ces intermédiaires dans la production des œuvres ?

Sur le marché de l’art réservé aux 1% les plus riches, les marchands sont loin d’être les puissants acteurs que la sociologie culturelle des marchés de l’art voit en eux. Conscients de la menace que représente pour eux ce marché parallèle, les grands noms du marché de l’art cherchent à asseoir leur autorité sur le monde de l’art en déployant leurs activités à l’échelle mondiale.

L’essor des galeries mondialisées

Aujourd’hui, la majeure partie des transactions financières effectuées quotidiennement le sont dans des villes mondialisées comme New York, Londres, Tokyo, Los Angeles, Chicago et Hong Kong. Les « villes globales » entretiennent entre elles des liens plus forts qu’avec leur environnement immédiat (Sassen, 1991). Il en va de même pour le marché de l’art qui a vu s’épanouir des galeries d’envergure globale : Gagosian (16 sites à travers le monde), Pace (10), Hauser & Wirth (6), Perrotin (6), Zwirner (4, plus des global exhibitions), Marian Goodman (3), Blum & Poe (3) et Fergus McCaffrey (2, plus des global exhibitions).

En dépit de (ou grâce à) la crise, le nombre de galeries mondialisées augmente. Les plus grands artistes contemporains leur confient la vente de leurs œuvres : Takashi Murakami, Richard Serra, Yayoi Kusama, Matthew Barney, Urs Fischer, Sophie Calle, Damien Hirst, Gregory Crewdson, Cindy Sherman, Andreas Gursky, Gerhard Richter, Jeff Koons, Paul McCarthy et Olafur Eliasson, entre autres.

"Masterworks from the Chinese Past,” une exposition à la qualité muséale à la Gagosian Gallery. Source : Instagram @gagosiangallery

Actuellement, ces galeries d’envergure globale transforment un système né au XIXe siècle et fondé sur la relation marchand-collectionneur. L’accroissement de leurs ressources ainsi que leur flexibilité administrative leur permettent de réagir rapidement aux courants esthétiques nouveaux et d’emprunter des œuvres aux musées et aux collections privées. L’exposition de pièces de musée en particulier confère une profondeur et un poids historiques aux courants ou aux artistes que ces galeries désirent promouvoir. Aussi les galeries mondialisées font-elles appel à l’expertise des grands noms de l’histoire de l’art et des professionnels du monde des musées pour organiser des expositions de qualité muséale dans leurs propres locaux. C’est le cas par exemple des global exhibitions organisées par des galeries comme Pace ou Fergus McCaffrey, ou encore des grands événements organisés par Gagosian. Pour son grand événement créé en 2015 – In the Studio (Dans l’atelier), Gagosian a organisé non pas une mais deux expositions en parallèle : Dans l’atelier : peintures et Dans l’atelier : photographies, réparties sur deux de ses cinq galeries newyorkaises. Avant Gagosian, l’idée de cette exposition avait été d’abord proposée au MoMA, qui l’a rejetée. Pour cette double exposition, Gagosian a reçu des prêts de la part de 35 musées ainsi que de diverses fondations, artistes, galeries, collectionneurs et collections privées. Cette grande exposition présentait des œuvres de Picasso, Matisse, Diego Rivera, Braque, Lucien Freud et de Kooning, entre autres, et couvrait une période de quatre siècles. Dans l’atelier est la dernière d’une série d’expositions de qualité muséale organisées par Gagosian, et celles qui lui ont précédé ne sont pas moins prestigieuses : Manzoni en 2009, Fontana en 2012, Monet en 2012 et Picasso en 2014. À mesure que leurs ressources augmentent, les galeries mondialisées ne se contentent plus de vendre sur le marché primaire, elles sont aussi très actives sur le marché secondaire, traditionnellement réservé aux maisons de ventes aux enchères.

Aujourd’hui, la concurrence entre les principaux marchands sur le marché de l’art contemporain ne se fait plus à l’échelle locale, mais à l’échelle mondiale. En vue de se faire une place sur ce marché, de jeunes galeristes optent pour la « dé-spatialisation » de la galerie traditionnelle. Après avoir organisé des expositions nomades pendant des années, Vito Schnabel a récemment ouvert sa galerie à Saint- Moritz (en Suisse), en dehors des circuits habituels de l’art contemporain. Andy Valmorbida et Vladimir Restoin Roitfeld ne disposent pas d’espace d’exposition traditionnel : ils louent temporairement de l’espace à travers le monde pour y exposer les œuvres qu’ils mettent en vente. Certains hôtels se posent également en espace alternatif aux galeries. Certains hôtels louent les services de commissaires pour faire de leurs halls d’accueil et chambres des espaces d’exposition d’art contemporain, à la manière des musées ou des galeries ; par exemple, Le Royal Monceau à Paris, le Savoy Hotel à Londres, les 21c Museum Hotels aux États-Unis ou encore les Langham Hotels dans cinq régions du monde.

Le défi le plus surprenant que le système traditionnel des galeries pourrait avoir à relever se posera si les artistes les plus renommés décident d’ouvrir leurs propres galeries pour y présenter leurs œuvres ainsi que leurs collections privées. Damien Hirst, l’un des artistes contemporains les plus riches et les plus chers, a ouvert la voie : en octobre 2015, il a inauguré la Newport Street Gallery (qu’on appelle aussi la Damien Hirst Gallery) dans un quartier de Londres en rapide expansion, Lambeth. Située à tout juste un kilomètre de la Tate Britain, sa localisation est hautement stratégique. L’exposition qui vient de se conclure a été consacrée à Jeff Koons.

En somme, l’évolution en termes de rayonnement, d’espace, de gestion et de régime de propriété des galeries montre que ce monde, que décrivaient Velthuis en 2005 et d’autres chercheurs à la suite des travaux précurseurs de White et White (1965) et de Moulin (1967), connaît actuellement sa plus profonde transformation depuis le XIXe siècle.

Les grands musées sont non seulement devenus des destinations touristiques à part entière, mais ils sont en outre touchés par la globalisation des marchés de l’art [5]. Comme l’a montré Anderson (2006), pendant presque toute la période des XIXe et XXe siècles, les musées faisaient partie de la « communauté imaginée » des nations. Mais en ce début de XXIe siècle, ils permettent de comprendre qu’il existe des projets à visée nationaliste et d’autres à visée globale. Les plus grands musées exposent leurs trésors dans des lieux appartenant à des galeries mondialisées et s’inscrivent en même temps dans un circuit planétaire de prêts entre musées. Dans certains cas, ils en viennent même à délocaliser leurs collections : l’ouverture d’une antenne du Louvre à Abu Dhabi est prévue pour 2017.

Enfin, les frontières de plus en plus perméables entre galeries et musées ont encouragé un phénomène inenvisageable il y a encore une décennie dans le domaine de l’art : le pantouflage. Directeurs et commissaires d’exposition ayant occupé des fonctions dans de prestigieux musées quittent leurs postes pour rejoindre les plus grandes galeries et maisons de ventes aux enchères, et inversement : les marchands se réinventent en rejoignant les équipes muséales. Paul Schimmel a quitté le MOCA de Los Angeles et a été remplacé par Jeffrey Deitch, ancien galeriste. Plutôt que de prendre des fonctions dans un autre musée, Schimmel a préféré entrer dans le monde des galeries et il est à présent directeur et vice-président de l’immense galerie Hauser Wirth & Schimmel, à Los Angeles. John Ederfield et Peter Galassi, anciens commissaires d’exposition pour le MoMA, ont organisé l’exposition intitulée Dans l’atelier pour Gagosian. Mark Rosenthal a quitté son poste de commissaire d’exposition pour la National Gallery de Washington afin d’exercer son métier en indépendant pour divers musées et galeries. Alfred Pacquement, ancien directeur du Centre Pompidou à Paris, a co-organisé une exposition des œuvres de Simon Hantaï pour la galerie Mnuchin dans le très huppé quartier de l’Upper East Side à New York. Reste à présent pour les chercheurs à étudier en quoi les évolutions actuelles, qui brouillent la frontière entre musée et galerie, ont des effets sur la formation des prix de l’art contemporain mainstream.

Conclusion

Les chercheurs doivent aller au delà des intermédiaires visibles (galeries, marchands et commissaires-priseurs) et creuser sous la surface des prix de l’art. Contrairement aux travaux antérieurs, la recherche à venir ne peut s’intéresser au seul segment final de la fixation du prix : l’interaction entre marchands et acheteurs. En bref, elle ne peut se concentrer sur le seul discours autour des prix, mais doit inclure leur formation. Cette démarche exige de prendre en considération la partie invisible du prix, laquelle dépend de plus en plus des intermédiaires invisibles.

Cette nouvelle approche de la formation des prix de l’art contemporain apporte une compréhension plus holistique du marché de l’art dans laquelle l’œuvre, pour être centrale, voit néanmoins sa valeur subir des effets qui ne se réduisent plus à la relation traditionnelle entre artiste, marchand et acheteur, mais proviennent également de l’influence des intermédiaires invisibles.

par Alvaro Santana Acuña, le 19 octobre 2016

Aller plus loin

Anderson, Benedict. 2006. Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. Londres et New York : Verso.

Becker, Howard, Robert Faulkner et Barbara Kirshenblatt-Gimblett (éds.). 2006. Art from Start to Finish : Jazz, Painting, Writing, and Other Improvisations. Chicago et Londres : University of Chicago Press.

Beljean, Stefan, Phillipa Chong et Michèle Lamont. 2016. “A Post-Bourdieusian Sociology of Valuation and Evaluation for the Field of Cultural Production.” Pp. 38-48 in Routledge International Handbook of the Sociology of Art and Culture, édité par Laurie Hanquinet et Mike Savage. Oxford et New York : Routledge.

Benjamin, Walter. 1936. “The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction.

Bennett, Jane. 2010. Vibrant Matter : A Political Ecology of Things. Durham et Londres : Duke University Press.

Berthoin Antal, Ariane, Michael Hutter, et David Stark, éds. 2015. Moments of Valuation : Exploring Sites of Dissonance. Oxford : Oxford University Press.

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Zelizer, Viviana. 2005. The Purchase of Intimacy. Princeton : Princeton University Press.

Pour citer cet article :

Alvaro Santana Acuña, « Le coût caché de l’art contemporain », La Vie des idées , 19 octobre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-cout-cache-de-l-art-contemporain

Nota bene :

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Notes

[1Je remercie Ignace Adant, Anna Casas Aguilar, Sharon Alker, Johnathan Hickerson, Ian MacMillen et tout particulièrement Patricia Martín pour leurs commentaires.

[2Le présent article s’appuie sur les données issues d’un projet de recherche portant sur la production de valeur dans le domaine de l’art contemporain, ainsi que sur les travaux publiés dans un ouvrage à paraître de Rodríguez Morató et Santana-Acuña (2017) sur la nouvelle sociologie de l’art.

[3Pour une critique des méthodologies fondées essentiellement sur le discours, voir Jerolmack et Khan (2014).

[4Ils peuvent même faire construire leurs propres musées comme l’ont fait les monarchies du Golfe persique en Arabie Saoudite, au Qatar et aux Émirats Arabes Unis, et certains collectionneurs fortunés comme Anupam Poddar, Kiran Nadar et Nita Ambani en Inde.

[5Les 10 musées les plus visités au monde ont reçu un total de 53 millions de visiteurs in 2015, le Louvre arrivant en tête avec 8,6 millions de visiteurs.

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