À bas bruit, le capitalisme a construit son utopie : un monde débarrassé de la démocratie, de la citoyenneté et de l’État, disséminé sur une multitude de petits territoires reliés par la mobilité du capital et des élites.
À bas bruit, le capitalisme a construit son utopie : un monde débarrassé de la démocratie, de la citoyenneté et de l’État, disséminé sur une multitude de petits territoires reliés par la mobilité du capital et des élites.
Le monde manque d’utopies, regrette-t-on parfois. En réalité, certaines utopies adviennent sous nos yeux, sans que nous y prenions garde. Dans son dernier livre, l’historien canadien Quinn Slobodian invite ses lecteurs à voyager dans le monde rêvé par un groupe d’intellectuels et d’entrepreneurs néolibéraux, celui d’un capitalisme débarrassé de la démocratie et de la puissance publique. La particularité de ce projet est de ne pas s’incarner en un seul lieu, par exemple un État garant d’un modèle spécifique et protégé par des frontières, mais dans une multitude de micro-territoires reliés les uns aux autres par la mobilité du capital et des élites, unies par un commun rejet de l’État et de la démocratie.
Le livre s’ouvre sur une expérience de pensée. Nous nous sommes habitués à voir le monde comme s’il était divisé entre 200 entités souveraines, pour l’essentiel des États-nations apparus au cours du XXe siècle sur les décombres des empires, et qui composent aujourd’hui l’Organisation des Nations Unies. Mais qu’en est-il si, au lieu de fixer notre attention sur les pleins de la carte, nous regardons ses vides, ses interstices, ses trous noirs ? Apparaît alors, en négatif, une constellation de près de 5 400 « zones », des petits territoires assez différents les uns des autres (paradis fiscaux, ports francs, zones économiques spéciales, villes à charte, gated communities, duty free, plateformes pétrolières, etc.), dont le point commun est d’offrir un refuge au capital et de réduire la démocratie à son plus simple appareil, voire à tout simplement l’abolir. La majorité de ces zones se trouve en Chine, en Asie, en Afrique et en Amérique latine, mais on en repère un peu partout, au cœur de l’Europe (le Liechtenstein), dans la Silicon Valley, en Amérique du Sud (au Honduras), en Somalie, à Dubaï, etc.
L’ailleurs de la démocratie existe déjà, il est à nos portes. Il prospère dans ce « capitalisme archipélagique » (une expression forgée par l’historienne Vanessa Ogle) que l’auteur nous propose d’arpenter, de Hong Kong au Métavers, sur un ton mi-académique, mi-journalistique. Plus on progresse dans ce voyage, plus l’utopie apparaît pour ce qu’elle est vraiment, à savoir une terrifiante dystopie fondée sur le culte du business, la relégation de l’État et la disparition de la citoyenneté politique telle que les XIXe et XXe siècles nous l’ont léguée. Bienvenue au XXIe siècle !
Dans son précédent ouvrage, Les Globalistes (Seuil, 2022 ; 2019 pour l’édition originale), Quinn Slobodian avait mis au jour les origines intellectuelles et politiques du projet porté par Friedrich Hayek et ceux qu’il appelait les néolibéraux de « l’école de Genève ». Pour ces juristes, économistes et philosophes marqués par la chute de l’empire austro-hongrois en 1918, puis par la faillite du libéralisme en 1929, la priorité était alors de reconstruire un ordre économique global fondé sur des normes (droits de propriété, droit de la concurrence, etc.) et protégé de la double menace que représentaient la démocratie et les États-nations. D’où leur profond désarroi à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, qui consacra le triomphe de ce qu’ils abhorraient le plus au monde, l’État, la souveraineté politique, la redistribution, cette fameuse « route vers la servitude » qu’Hayek dénonça dans son pamphlet de 1944.
Le « capitalisme de fracture » (ce crack-up capitalism qui donne son titre à la version originale du livre) apparaît comme la concrétisation, depuis les années 1980, de ce projet utopique porté par Hayek, Milton Friedman et leurs descendants. On connaît déjà plutôt bien l’histoire de la façon dont le néolibéralisme est arrivé au pouvoir dans plusieurs pays (Chili, Royaume-Uni, États-Unis, etc.) au tournant des années 1970-1980. L’histoire que raconte Slobodian est différente : c’est celle de la fracturation, de la « perforation » du monde des États-nations, par la multiplication de zones caractérisées par des règles économiques spéciales, par la défiscalisation ou par le secret bancaire. Ce capitalisme de l’offshore, qu’une série de scandales et de fuites de documents ont permis de mieux déchiffrer depuis la crise de 2008, est analysé non pas simplement sous un angle économique et financier, mais d’abord comme un projet politique conscient et délibéré, dont l’objectif ultime est de libérer le capitalisme de toute forme d’emprise démocratique. La « fracture » est à la fois le mode opératoire (il faut découper, cisailler, éventrer la souveraineté) et le but recherché, celui d’un « désencastrement » total du marché, pour reprendre la terminologie de Karl Polanyi.
Les auteurs néolibéraux ont toujours professé une grande admiration pour Hong Kong et Singapour, deux modèles de développement qui correspondent bien à leur idéal d’un capitalisme autoritaire. Milton Friedman fit de Hong Kong un exemple à suivre dans le livre et la série-télé Free to Choose qui consacra sa notoriété publique en 1980, tout comme Margaret Thatcher au moment où celle-ci encouragea la libéralisation des activités financières de la City. Ces deux exemples illustrent pour nombre des auteurs cités l’idée simple selon laquelle la liberté économique se porte d’autant mieux quand la liberté politique est limitée, voire inexistante. Le cas de Singapour est cependant plus complexe qu’il en a l’air, puisque l’État y a joué un rôle central dès les années 1960, sous la direction de Lee Kuan Yew, avec par exemple un large secteur public du logement, encore très développé aujourd’hui.
Après une première partie consacrée à ces deux cas et à la City de Londres, le livre explore des zones moins connues, en Afrique du Sud, en Somalie ou au Liechtenstein, qui fonctionnent selon la même logique. À chaque fois, Slobodian identifie un ou plusieurs intellectuels et entrepreneurs qui appartiennent, de près ou de loin, à la mouvance néolibérale. Le chapitre 10 sur le Honduras met ainsi en évidence la figure de l’économiste Paul Romer, récipiendaire du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en 2018, qui a plaidé à la fin des années 2000 en faveur de la création de « villes à charte », construites ex nihilo pour offrir à des habitants volontaires, recrutés sur la base d’un contrat, les meilleures règles possibles en matière d’encouragement à l’innovation et de création de richesses. Ses idées furent plébiscitées par le gouvernement autoritaire de Porfirio Lobo, arrivé au pouvoir après un coup d’État en 2009, avant d’être rejetées par ses successeurs, tant furent nombreuses les protestations.
On ne distingue pas toujours ce qui, dans l’argumentation de Slobodian, relève des projets utopiques imaginés par les auteurs qu’il présente parfois brièvement et des politiques réellement mises en œuvre. Il est à cet égard frappant de constater que beaucoup des expériences qu’il relate ont été précédées par des récits de science-fiction, qui nourrissent et élargissent l’imaginaire de la pensée néolibérale. Inversement, plusieurs des auteurs cités se réfèrent à des traditions historiques anciennes pour justifier leur vision du monde. Le fils de Milton Friedman, David Friedman, cite ainsi l’Europe féodale comme source possible d’inspiration, caractérisée par la juxtaposition d’innombrables entités souveraines disposant de leurs propres règles, sans puissance hégémonique, et dotée de systèmes de règlement privé des litiges, avant la montée en puissance des grands États monarchiques. Plus proches de nous, ce sont les capitulations et les millets ottomans, les concessions européennes en Chine impériale au XIXe siècle, les protectorats, qui sont invoqués pour en appeler à un retour au capitalisme d’antan, étroitement articulé à l’impérialisme. Il s’agit, pour le dire sans détour, « d’abolir le XXe siècle », cette parenthèse que les néolibéraux auraient aimé ne jamais avoir à connaître.
Les néolibéraux ne sont pas tous antiétatistes (la reconnaissance du besoin d’un État fort pour instituer et préserver le marché est même ce qui distingue le néolibéralisme du libéralisme manchestérien du XIXe siècle), mais il existe en leur sein une veine anarcho-libertarienne de plus en plus prononcée. Leur détestation de l’État va bien au-delà de la critique de son seul pouvoir économique. Ils aspirent à s’émanciper totalement de l’État pour vivre dans des enclaves régies par des règles de droit privé, sans avoir à respecter aucune des obligations attachées à la citoyenneté politique. Le cas de Dubaï, étudié au chapitre 9, est emblématique. L’émirat a connu une explosion de son nombre d’habitants depuis trente ans, qui atteint aujourd’hui plus de trois millions. Parmi ceux-ci, plus de 85 % sont des expatriés, en majorité d’origine asiatique. Les influenceurs, jet-setters, financiers et trafiquants en tout genre qui séjournent à Dubaï s’accommodent très bien de ce petit paradis autoritaire, où ils vivent aux dépens de travailleurs dépourvus des droits élémentaires. Seule compte la protection que l’argent est à même de procurer.
Comme ce dernier exemple l’indique, il n’est pas nécessaire d’avoir lu Hayek ou de s’abonner aux publications du Cato Institute pour souhaiter se réfugier dans les enclaves du capitalisme sans démocratie. Le plus inquiétant, sans doute, dans le paysage que dessine Slobodian vient du pouvoir de séduction qu’il opère auprès de groupes de plus en plus nombreux (même si cela mériterait d’être plus précisément étayé). Son dernier chapitre se projette dans l’espace virtuel du Métavers, qui suscite l’enthousiasme de plusieurs figures de la Tech (Peter Thiel, Balaji Srinivasan, etc.), désireuses d’inventer de nouvelles formes de liberté, sans État, sans pouvoir centralisé, sans citoyenneté, en un mot sans politique. L’engouement suscité par les crypto-monnaies participe de ce projet de construction d’un ordre économique sans souveraineté, à l’image du programme Worldcoin lancé par OpenAI, qui vise à créer un système universel d’identification des individus sans intervention des États. L’« individu souverain », pour reprendre le titre du livre publié en 1997 par James Dale Davidson et William Rees-Mogg et que beaucoup de techies révèrent, aspire à s’affranchir de toute forme de contrainte étatique et collective, pour ne vivre que sous le régime du contrat et du « choix individuel ». Les plus audacieux et les plus fortunés pourront toujours rêver de conquérir de nouveaux espaces ailleurs, sur la Lune ou sur Mars, pour assouvir leur désir de fuite généralisée.
Au bout du voyage, le livre de Slobodian dessine un imaginaire dont on ne sait jamais s’il est parfaitement fantasmagorique ou déjà solidement ancré dans le réel. La connaissance fine que l’auteur a des références littéraires et théoriques des anarcho-capitalistes permet de comprendre la cohérence de leur vision du monde, qui produit d’indéniables effets sur la politique contemporaine. Mais ce « capitalisme de fracture », aussi puissant soit-il, reste étroitement encastré dans le monde qu’il prétend subvertir, celui des États, de la régulation et des politiques macroéconomiques. Malgré leur désir d’évasion, les capitalistes libertariens savent très bien comment profiter des ressources que leur offrent les État-nations, sous la forme de subventions, de protections et d’incitations fiscales. Il est toujours prudent d’avoir un pied dans chaque monde, y compris pour peser sur la vie politique des « anciennes » communautés politiques, par l’argent ou l’influence.
La sécession du capital n’érode pas seulement la capacité d’action des États. Elle transforme l’espace, marginalise la démocratie et vide la citoyenneté de sa substance. Ce voyage en dystopie est peut-être excessivement pessimiste, et insuffisamment attentif à la résilience des « pleins » du monde. Mais au moins oblige-t-il à prendre au sérieux les projets de celles et ceux qui veulent, au nom de la liberté, en finir avec la démocratie. Mieux vaudrait que leurs idées en restent au stade de l’utopie.
par , le 19 juin
Nicolas Delalande, « Le capitalisme d’enclaves et la fin de la démocratie », La Vie des idées , 19 juin 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-capitalisme-d-enclaves-et-la-fin-de-la-democratie
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